Le racisme « sans race »


Cet arti­cle a d’a­bord été publié dans le numé­ro 44 de TANGRAM, revue de la Com­mis­si­on fédé­ra­le cont­re le racisme CFR.


Com­ment la race, bien qu’elle soit deve­nue une thé­ma­tique taboue, con­ti­nue-t-elle de pro­du­i­re aujourd’hui des signi­fi­ca­ti­ons et des hié­rar­chi­sa­ti­ons ent­re humains ? Com­ment fonc­tion­ne ce que la théo­rie cri­tique de la race nom­me, plus pré­cis­é­ment, la
« racelessness » ?

Depuis la fin de la Secon­de Guer­re mon­dia­le, les États-nati­ons euro­péens se sont dotés d’un arse­nal juri­di­que et de poli­ti­ques de lut­te cont­re le racisme. Pour­tant, le racisme per­sis­te sous tou­tes ses for­mes. Selon plu­sieurs travaux récents du cou­rant de la théo­rie cri­tique de la race, cela s’explique en par­tie par le tabou de la race, le désir collec­ti­ve­ment par­ta­gé en Euro­pe de lais­ser l’histoire de la race
« der­riè­re soi ». Un tel désir se renou­vel­le sans ces­se dans les sphè­res insti­tu­ti­on­nel­les, le débat public, les rela­ti­ons inter­per­son­nel­les et en vient à for­mer un cad­re qui nor­me nos maniè­res d’évoquer la race, un cad­re que la lit­té­ra­tu­re nom­me la racelessness.

La racel­ess­ness, expres­si­on dif­fi­ci­le­ment tra­dui­si­ble, ren­voie à une ambi­va­lence, à une pré­sence-absence de la race. La théo­rie cri­tique de la race uti­li­se cet­te expres­si­on pour rend­re comp­te du cad­re de réfé­rence à la race qui domi­ne dans les con­tex­tes euro­péens occi­den­taux. Ce cad­re nor­me la maniè­re dont on peut évo­quer la race sur les plans verbal/textuel, visu­el et affec­tif. Autre­ment dit, ce cad­re dic­te ce que les indi­vi­dus, les grou­pes et les insti­tu­ti­ons peu­vent s’autoriser, ou au con­tr­ai­re s’interdire, lorsqu’il s’agit de signi­fier la race, de la dire, de l’écrire, de la mon­trer et de la res­sen­tir. Par­ce que la racel­ess­ness rend dif­fi­ci­le la lut­te effec­ti­ve cont­re le racisme, elle par­ti­ci­pe de la pro­duc­tion d’un racisme « sans
race ».

En m’appuyant sur les princi­paux travaux con­s­a­crés à la racel­ess­ness et au racisme sans race en Euro­pe et en Suis­se [1], j’examine tout d’abord ce que la racel­ess­ness interdit/permet de dire pour ensui­te dis­cu­ter de ce qu’elle interdit/permet de mon­trer et de res­sen­tir. Il s’agit ain­si de démon­trer que c’est du fait de l’interaction ent­re ce qui ne se dit pas, mais se voit et se res­sent que le racisme « sans race » persiste.

La race ne se dit pas

La répres­si­on de la race se mani­fes­te, par­tout en Euro­pe con­ti­nen­ta­le, par un très fort tabou ver­bal, un sen­ti­ment par­ta­gé de ne pas recour­ir à un voca­bu­lai­re racial. Ce tabou con­cer­ne les insul­tes racis­tes et les dis­cours et sym­bo­les de hai­ne racia­le qui sont léga­le­ment répri­més depuis quel­ques décen­nies (Gri­go­lo, Her­ma­nin & Möschel, 2011 ; Naguib, 2016). Cepen­dant, le péri­mèt­re de ce tabou ver­bal ne se rest­reint pas uni­que­ment au dis­cours vio­lent : il inter­dit éga­le­ment le recours à un voca­bu­lai­re expli­ci­te­ment racial que des acteurs ou insti­tu­ti­ons vou­d­rai­ent uti­li­ser à des fins descrip­ti­ves ou à des fins de résis­tance au racisme. La racel­ess­ness mar­que d’embarras le fait de se carac­té­ri­ser — soi-même ou d’autres — en tant que « noir » ou « blanc ». Ce tabou peut même aller jusqu’à péna­li­ser cel­les et ceux qui uti­li­sent du voca­bu­lai­re racial pour lut­ter cont­re le racisme.

En ren­dant mora­le­ment peu sou­hai­ta­ble le recours ver­bal et tex­tu­el à des caté­go­ries racia­les, la racel­ess­ness pous­se les indi­vi­dus et les insti­tu­ti­ons à pri­vi­lé­gier un voca­bu­lai­re vague ou codé pour évo­quer des réa­li­tés impac­tées par des rap­ports de pou­voir racia­li­sés. On pré­fé­re­ra dire « per­son­nes étrangères »,
« issu­es de la migra­ti­on », ou « diver­si­té », plu­tôt que de fai­re appel à des expres­si­ons plus expli­ci­tes tel­les que « peop­le of color », « per­son­ne racis­ée » ou encore
« mino­ri­té noi­re ». Ce tabou a aus­si pour effet de rend­re l’expression ver­ba­le du racisme moins expli­ci­te et direc­te. La dif­fé­ren­cia­ti­on et la hié­rar­chi­sa­ti­on des humains en fonc­tion d’attributs soi-disant endo­gè­nes s’opèrent aujourd’hui par le biais de for­mu­les mét­ony­mi­ques, tel­les que « dif­fé­rence cul­tu­rel­le » ou « mode de vie dif­fé­rent ». De tel­les for­mu­les fonc­tion­nent par asso­cia­ti­on d’idées pour venir signi­fier la dif­fé­rence racia­le sans mobi­li­ser de caté­go­ri­sa­ti­on expli­ci­te­ment bio­lo­gi­s­an­tes [2].

Le désir d’évacuer la race de la sphè­re du dici­ble se mani­fes­te éga­le­ment par de nombreux méca­nis­mes de mini­mi­sa­ti­on et de rela­ti­vi­sa­ti­on. Par­mi ces méca­nis­mes, l’un des plus uti­li­sés ren­voie à ce que j’appelle l’externalisation spa­tio-tem­po­rel­le : la race et le racisme sont ren­voyés à d’autres espaces. En Suis­se par exemp­le, nous enten­dons sou­vent des com­men­taires tels que « le racisme, cela con­cer­ne les États-Unis et les ban­lieues en Fran­ce ». Par­al­lè­le­ment, la race et le racisme sont sou­vent ren­voyés au pas­sé. Lorsqu’en 2011, le célèb­re par­fu­m­eur Jean-Paul Guer­lain a fait un com­men­taire sur la pares­se des « N* », beau­coup de com­men­ta­teurs ont con­dam­né son pro­pos en l’associant à une paro­le venue d’un « aut­re temps » (Michel, 2013).

La pri­va­ti­sa­ti­on con­sti­tue une aut­re vari­an­te des méca­nis­mes de rela­ti­vi­sa­ti­on de la race : lorsqu’un évé­ne­ment racis­te sur­vi­ent, il est recon­nu en tant que tel, mais aus­si­tôt rabat­tu à la seu­le action de l’individu ou du grou­pe d’individus – taxés
d’« igno­rants ou de « stu­pi­des » – qui l’a cau­sée. La pri­va­ti­sa­ti­on con­cer­ne éga­le­ment la récep­ti­on des expé­ri­en­ces de racisme : lorsqu’une per­son­ne se dit affec­tée par le racisme, l’origine de sa souf­fran­ce se voit aus­si­tôt asso­ciée à son res­sen­ti sub­jec­tif (et donc d’ordre pri­vé) par le biais de for­mu­les tel­les que « Tu es trop sen­si­ble », « Ne sois pas para­noï­a­que », « Mon ami noir, ça ne lui pose pas de pro­blè­me ». Par le biais de la répé­ti­ti­on inces­san­te de tels méca­nis­mes de rela­ti­vi­sa­ti­on, la race et le racisme sont loca­li­sés en dehors de la vie socia­le et démo­cra­tique « nor­ma­le » et
« civi­li­sée » ; ils sont rat­ta­chés à l’exception qui est le fait d’agents eux-mêmes con­sidé­rés com­me excep­ti­on­nels tels que les néo­na­zis ou les fous. Il faut noter, en sui­vant une per­spec­ti­ve inter­sec­tion­nel­le, que cet­te logi­que qui sti­pu­le que seuls sont racis­tes les moins édu­qués ou les mar­gin­aux s’appuie sur des sté­réo­ty­pes de clas­se [3].

La race se montre

La racel­ess­ness réprime les réfé­ren­ces expli­ci­tes à la race sur le plan du dici­ble, mais pas sur le plan du mon­tra­ble. Les codes visu­els racia­li­sés, c’est-à-dire ceux qui asso­ci­ent la non-blan­chi­té à la non-euro­péa­ni­té, n’ont jamais ces­sé d’être pro­duits et de cir­cu­ler sur l’ensemble du con­ti­nent (El-Tay­eb, 2011). Les espaces publics sont satu­rés d’images qui tracent une fron­tiè­re racia­le ent­re les corps, dont les attri­buts ren­ver­rai­ent à une « euro­péa­ni­té » natu­rel­le, ou « de sou­che », et les
« autres », dont les corps sont lus com­me dif­férents en rai­son d’un ensem­ble d’attributs rela­tifs à la cou­leur de peau, au faciès, à la mus­cu­la­tu­re, mais aus­si à des sup­po­sés com­por­te­ments et modes de vie (Hall, 1995). Lors­que des cam­pa­gnes publi­ci­taires huma­ni­taires mon­t­rent des enfants noirs pau­vres sur fond de pay­sa­ge ari­de dans le cad­re de leurs récol­tes de fond, elles repro­dui­sent une fron­tiè­re et une hié­rar­chie ent­re l’espace euro­péen et les espaces « autres ». Il en va de même dans les liv­res pour enfants qui repro­dui­sent des images sté­réo­ty­pées des « Afri­cains » et des « Euro­péens » (Chet­ty, 2017 ; Purt­schert, 2012). Lors­que des per­son­nes blan­ches pra­ti­quent le black­face, à savoir lorsqu’elles se gri­ment le visa­ge en brun et por­tent des per­ru­ques afro dans le cad­re de fes­ti­vi­tés, elles s’approprient les attri­buts cor­po­rels racia­li­sés pour trans­gres­ser leur blan­chi­té. Une tel­le trans­gres­si­on est lisi­ble et com­pré­hen­si­ble même par les enfants, qui sont, dès leur nais­sance, socia­li­sés à com­prend­re quels attri­buts sont mar­queurs de dif­fé­ren­cia­ti­on et de hié­rar­chi­sa­ti­on racia­le. Depuis son inven­ti­on, la race infor­me not­re « œil ». Not­re œil regrou­pe, clas­si­fie et hié­rar­chise des « types » d’humains (Fanon, 1952 ; Hall, 2013).

Le specta­cle de la race cir­cu­le au sein des espaces publics et domes­ti­ques et con­sti­tue une dimen­si­on fon­da­men­ta­le de not­re cul­tu­re publi­que. Que ce soit par les films, les liv­res, les maga­zi­nes, la musi­que, les fan­tas­mes, les réseaux soci­aux ou encore les biens de con­som­ma­ti­on et la publi­ci­té, la race se (re)montre et vient mar­quer cer­tai­nes per­son­nes du sceau de la dif­fé­rence racia­le. Pour ces der­niè­res, cet­te inva­si­on visu­el­le a des effets pesants. Leurs corps sont lus selon des sché­mas d’interprétation pré­con­çus et extrê­me­ment figés qui les asso­ci­ent à des objets sans voix à con­som­mer, à des images exo­ti­ques sexua­li­sées à con­temp­ler ou encore à des menaces à con­tenir. Ain­si, la cir­cu­la­ti­on inces­san­te du specta­cle de la race pro­du­it des pro­fils pré­dé­ter­mi­nés avec les­quels les per­son­nes mar­quées par la dif­fé­rence racia­le se voi­ent abor­dées et se voi­ent ôter la pos­si­bi­li­té de co-con­strui­re les dif­férents scé­na­ri­os soci­aux et inter­per­son­nels dans les­quels elles se retrou­vent. Pour citer deux exemp­les bien docu­men­tés par­mi de nombreux autres : un hom­me noir qui flâ­ne dans un pay­sa­ge urbain sera for­cé­ment un dea­ler tan­dis qu’une femme noi­re qui par­ti­ci­pe à une fête, avec son afro lâchée, sera forcément
« dis­po­nible » pour que ses che­veux soi­ent touchés.

La race se montre sans se dire

Lorsqu’elle se mont­re, la race se fait sen­tir et com­prend­re. Or, les auteurs de repré­sen­ta­ti­ons qui par­ti­ci­pent au specta­cle inva­sif de la race n’assument pas expli­ci­te­ment la dimen­si­on racia­li­sée de leurs objets ou per­for­man­ces visu­els. Sou­mis à des accu­sa­ti­ons de racisme, ces der­niers accom­pagn­ent leurs images d’un dis­cours de dés­aveu ou d’innocence : « Cet­te affi­che n’a rien à voir avec la race » dans le cas de publi­ci­tés racis­tes ; « Il s’agit d’une pra­tique fes­ti­ve, je n’ai pas l’intention d’être racis­te » ; « C’est pour rire, arrêtez de voir le racisme par­tout » dans le cas des ritu­els de black­face ; « Je ne vois pas les cou­leurs, il n’y a qu’une race humai­ne » dans le cas d’accusations de discri­mi­na­ti­on raciale.

La racel­ess­ness repo­se ain­si sur une arti­cu­la­ti­on para­doxa­le ent­re le dici­ble et le mon­tra­ble : la race se mont­re et se com­prend bien sur le plan visu­el, mais cet­te intel­li­gi­bi­li­té est aus­si­tôt dés­a­vouée sur le plan du dis­cours par des for­mu­les qui pré­ten­dent n’avoir jamais vu, ou n’avoir jamais mon­tré la race. En som­me, la racel­ess­ness fonc­tion­ne par le biais d’une con­ju­gai­son com­ple­xe de codes visu­els et ver­baux qui a pour effet de rend­re tabou la dici­bi­li­té de la race tout en la faisant per­sis­ter autant dans ce qu’elle signi­fie que dans ses effets racistes.

Bien qu’elle carac­té­ri­se l’ensemble du con­ti­nent euro­péen, la racel­ess­ness varie selon les con­tex­tes. Dans le cad­re d’anciens empi­res colo­ni­aux tels que la Fran­ce, la Bel­gi­que ou encore les Pays-Bas, la néga­ti­on tota­le de la race n’est pas pos­si­ble. De tels con­tex­tes don­nent lieu à davan­ta­ge de méca­nis­mes d’externalisation spa­tio-tem­po­rel­les du type « La race c’était avant, mais nous l’avons dépas­sée » ou « La race c’était sur­tout dans nos ter­ri­toires colo­ni­aux, ici ça a tou­jours été la démo­cra­tie ». Or, la Suis­se, par­ce qu’elle n’a pas été un État for­mel­lement pos­ses­seur de colo­nies, se carac­té­ri­se par une très for­te amné­sie colo­nia­le. Elle se con­ço­it com­me une enti­té excep­ti­on­nel­le qui a su, par une poli­tique de neu­tra­li­té acti­ve, se pro­té­ger des poli­ti­ques racis­tes et fascis­tes du res­te des nati­ons euro­péen­nes (Purt­schert, Lüthi & Falk, 2012, p. 52). Ain­si, la racel­ess­ness-à-la-suis­se ren­voie moins à un désir d’évaporation de la race qu’à une con­vic­tion de son absence en tout temps.

Le racisme persiste

Puis­que sous le cadra­ge domi­nant de la racel­ess­ness, la « race » n’a pas ou plus d’histoire, il s’ensuit que les expé­ri­en­ces et les réci­ts des per­son­nes direc­te­ment tou­chées par le racisme devi­en­nent dif­fi­ci­le­ment audi­bles, intel­li­gi­bles et sen­si­bles. Sous un régime de racel­ess­ness, cher­cher à dis­cu­ter des effets vio­lents du racisme ren­voie à vou­loir romp­re un tabou, à inter­romp­re un désir collec­tif hégé­mo­ni­que entre­te­nu depuis la fin de la Secon­de Guer­re mon­dia­le. La racel­ess­ness pro­du­it une hié­rar­chi­sa­ti­on des paro­les. Un hom­me blanc de clas­se moy­enne supé­ri­eu­re qui par­le de racisme avec un voca­bu­lai­re distant et éva­sif sera davan­ta­ge audi­ble et cré­di­ble dans les espaces publics qu’une femme noi­re de clas­se popu­lai­re qui mobi­li­se­ra un voca­bu­lai­re expli­ci­te pour par­ler de ses expé­ri­en­ces et dont le corps ten­dra à être lu com­me objet – et non sujet – de con­nais­san­ces collectives.

La racel­ess­ness (re)produit éga­le­ment une asym­é­trie affec­ti­ve. Le racisme cau­se des émo­ti­ons de colè­re, de peur, de tris­tesse et d’anxiété. Or l’expression de ces émo­ti­ons par les per­son­nes direc­te­ment affec­tées par le racisme devi­ent illé­giti­me, car elle fait réfé­rence à une thé­ma­tique, la race, dont il ne faut pas par­ler. Par con­tras­te, la racel­ess­ness légiti­me que des per­son­nes blan­ches expri­ment de l’irritation, de la gêne, ou de l’énervement face aux émo­ti­ons des non-Blancs qui vien­nent trou­bler le désir de gar­der la ques­ti­on racia­le à distance.

Pour un antiracisme « avec race »

Le racisme, pour être com­bat­tu, doit pou­voir être (re)connu. La racel­ess­ness par­ti­ci­pe à la per­si­s­tance du racisme, car elle réprime sa véri­ta­ble con­nais­sance et recon­nais­sance. Or, depuis l’institutionnalisation du racisme durant l’esclavage et le colo­nia­lisme, les per­son­nes con­sti­tuées dans l’infériorité racia­le ont déve­lo­p­pé des regis­tres alter­na­tifs d’évocation de la race afin de résis­ter à ses effets vio­lents et de for­mu­ler des princi­pes de libé­ra­ti­on et de jus­ti­ce socia­le. Au moment où j’écris ce tex­te, en été 2020, un de ces modes d’évocation alter­na­ti­ve se fait entendre, se don­ne à voir, et se fait res­sen­tir dans la plu­part des vil­les euro­péen­nes mar­quées par les mobi­li­sa­ti­ons pour les vies noi­res. Lors­que les mani­fes­t­ants réaf­fir­ment ver­ba­le­ment dans leurs slo­gans et tex­tu­el­lement sur leurs ban­de­ro­les que les vies noi­res compt­ent, ils ren­dent audi­ble un voca­bu­lai­re racial expli­ci­te. Lorsqu’ils met­tent en scè­ne leurs pro­p­res corps noirs dans l’espace public pour expri­mer leurs deman­des poli­ti­ques anti­ra­cis­tes, ils pro­dui­sent un cont­re-specta­cle et un cont­re-scé­na­rio de la race dans lequel les Noirs sont auteurs de leurs pro­p­res repré­sen­ta­ti­ons visu­el­les et nar­ra­ti­ves. Lorsqu’ils pro­po­sent 8 minu­tes 46 de silence, age­nouil­lés à terre, ils pro­dui­sent et légiti­ment un espace collec­tif et public pour leurs émo­ti­ons de deuil et de colè­re [4].

Le mou­ve­ment Black lives mat­ter ain­si que la théo­rie cri­tique de la race nous ens­eig­n­ent que les socié­tés euro­péen­nes, plu­tôt que de répri­mer la ques­ti­on de la race, dev­rai­ent davan­ta­ge faci­li­ter l’émergence d’espaces de con­nais­sance et de recon­nais­sance de cet­te ques­ti­on qui soi­ent cen­trés sur les per­son­nes vivant le racisme au quo­ti­di­en. L’antiracisme ne peut s’actualiser sans pas­ser par une lut­te cont­re la racel­ess­ness, à savoir cont­re la repro­duc­tion con­stan­te du specta­cle de l’altérisation et de l’infériorisation racia­le aus­si­tôt dés­a­voué. Une tel­le lut­te se joue autant sur le ter­rain de ce qui peut se dire que sur le ter­rain de ce qui peut être mon­tré et res­sen­ti. Et c’est en pui­sant dans la longue his­toire intel­lec­tu­el­le, poli­tique et artis­tique des grou­pes min­o­ri­sés racia­le­ment que l’on trouve les exemp­les les plus créa­tifs et effi­caces d’antiracismes « avec race », à savoir de for­mes d’évocation cri­tique de la race, qui, plu­tôt que de dés­a­vou­er sa réa­li­té his­to­ri­que et socio­po­li­tique, cher­chent à inter­romp­re ses effets violents.


[1] Ce tex­te reprend, en la modi­fi­ant, la sec­tion con­s­a­crée à la racel­ess­ness dans Michel (2019). Il se base princi­pa­le­ment sur Gold­berg (2009) ; El-Tay­eb (2011) ; Michel (2015) ; Purt­schert, Lüthi & Falk (2012) ; Lavan­chy (2015) ; Bouli­la (2019).

[2] Au sujet de l’émergence de ce que les thé­o­ri­ci­ens de la race et du racisme désign­ent par les ter­mes de « néo-racisme » ou de « racisme cul­tu­rel », voir Bali­bar & Wal­ler­stein (2007 [1988]) ; Solo­mos & Back (1996) ; Michel & Hon­eg­ger (2010).

[3] L’approche inter­sec­tion­nel­le prend en comp­te les effets inter­ac­tifs des dif­férents axes de pou­voir tels que la race, le gen­re, la sexua­li­té, la clas­se, le validisme.

[4] Les 8 minu­tes 46 cor­re­spon­dent à la durée de l’asphyxie sous le genou d’un poli­cier blanc de Geor­ge Floyd, bru­ta­le­ment tué à Min­nea­po­lis le 25 mai 2020, un évé­ne­ment à la suite duquel les mobi­li­sa­ti­ons pour les vies noi­res se sont inten­si­fiées à l’échelle mondiale.


Biblio­gra­phie

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  • Solo­mos, John & Les Back (1996). Racism and Socie­ty. Basing­s­to­ke: Pal­gra­ve Macmillan.
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