Plus la compétence des partis sur les enjeux est facile à juger, plus elle compte pour le vote

La cam­pa­gne élec­to­ra­le de 2019 s’est dérou­lée dans un con­tex­te mar­qué par le défi envi­ron­ne­men­tal. Depuis décembre 2018, le mou­ve­ment de la « Grè­ve du cli­mat » a orga­ni­sé de très nombreu­ses mani­fes­ta­ti­ons et grè­ves étu­di­an­tes à tra­vers le pays. Cet­te mobi­li­sa­ti­on a att­eint son point cul­mi­nant le 28 sep­tembre, trois semai­nes avant les élec­tions fédé­ra­les, avec la mar­che natio­na­le pour le cli­mat à Ber­ne, qui a ras­sem­blé près de 100’000 per­son­nes. En out­re, plu­sieurs son­da­ges ont mon­tré que les enjeux cli­ma­ti­ques étai­ent la princi­pa­le préoc­cup­a­ti­on des Suisses·ses. Dans ce con­tex­te, les observateurs·trices ne se sont guè­re étonné·e·s des gains élec­toraux his­to­ri­ques des Verts et Vert’libéraux, qui font des ques­ti­ons envi­ron­ne­men­ta­les leur che­val de batail­le et qui sont vus par une gran­de par­tie de l’électorat com­me les par­tis les plus com­pé­t­ents pour gérer ces questions.

En effet, les résul­tats des élec­tions fédé­ra­les de 2019 sont com­pa­ti­bles avec la théo­rie du vote selon la pos­ses­si­on de l’enjeu (« issue owners­hip »), une théo­rie de sci­ence poli­tique déve­lo­p­pée dans les années 1980 et qui jouit d’une gran­de popu­la­ri­té depuis une ving­tai­ne d’années. Cet­te théo­rie sug­gè­re que les électeurs·trices asso­ci­ent cer­tains par­tis à cer­tai­nes thé­ma­ti­ques et don­nent leur voix au par­ti qu’ils ou elles con­sidè­rent com­me le plus com­pé­tent à gérer un enjeu important à leurs yeux. Si l’importance du vote selon la pos­ses­si­on de l’enjeu n’est aujourd’hui plus guè­re con­tes­tée, les méca­nis­mes au niveau indi­vi­du­el sont peu con­nus. Not­re arti­cle pro­po­se de déve­lo­p­per cet­te théo­rie, en y ajou­tant l’hypothèse que l’effet élec­to­ral des per­cep­ti­ons de com­pé­tence varie en fonc­tion de l’accessibilité de ces per­cep­ti­ons (c’est-à-dire de la faci­li­té plus ou moins gran­de avec laquel­le un indi­vi­du peut les « récu­p­é­rer » depuis sa mémoi­re), tel­le qu’on peut la mes­u­rer par les temps de répon­se. Nous sou­ten­ons que la per­cep­ti­on de pos­ses­si­on d’un enjeu n’est pas une affai­re bin­aire – un·e électeur·trice juge un par­ti com­me pro­prié­taire de l’enjeu ou non – mais une ques­ti­on de degré : alors que cer­tai­nes per­son­nes ont des atti­tu­des fer­me­ment ancrées et n’hésitent pas à attri­buer un enjeu à un par­ti don­né, d’autres réflé­chis­sent longue­ment avant de pou­voir iden­ti­fier le par­ti le plus com­pé­tent pour gérer un cer­tain enjeu. Dans le pre­mier cas, les per­cep­ti­ons de com­pé­tence sont plus acces­si­bles que dans le deu­xiè­me, c’est-à-dire elles vien­nent à l’esprit plus rapi­de­ment et peu­vent faci­le­ment être mobi­li­sées pour prend­re des décisi­ons. Selon not­re argu­ment, les per­cep­ti­ons de pos­ses­si­on d’un enjeu ont une influ­ence maxi­ma­le sur le choix par­ti­san quand elles sont acces­si­bles et quand l’enjeu en ques­ti­on est important pour l’électeur·trice.

Pour tes­ter cet­te exten­si­on de la théo­rie du vote selon la pos­ses­si­on de l’enjeu au niveau indi­vi­du­el, nous avons tiré pro­fit de l’enquête panel en ligne Selects 2019 (voir enca­dré). Dans une enquê­te en ligne, à cha­que fois qu’un·e répondant·e cli­que sur une opti­on de répon­se dans le ques­ti­onn­aire, le temps est enre­gis­tré, ce qui nous per­met de mes­u­rer le temps de répon­se pour cha­que ques­ti­on. Pour cha­que répondant·e, nous avons ain­si pu mes­u­rer la vites­se moy­enne avec laquel­le il ou elle répond à un ensem­ble de ques­ti­ons, puis nous avons cal­cu­lé la dif­fé­rence ent­re la vites­se moy­enne et le temps néces­saire pour répond­re à une ques­ti­on rela­ti­ve à la pos­ses­si­on d’un enjeu par un par­ti. Cet­te dif­fé­rence per­met d’estimer la latence d’une répon­se et donc le degré d’accessibilité de l’attitude sous-jacen­te à cet­te répon­se. Une tel­le mes­u­re de latence a une inter­pré­ta­ti­on simp­le : des laten­ces néga­ti­ves indi­quent un temps de répon­se plus rapi­de que pré­vu (signi­fi­ant que la per­cep­ti­on de pos­ses­si­on de l’enjeu est plus acces­si­ble), tan­dis qu’une latence posi­ti­ve indi­que une répon­se plus len­te que pré­vue (sug­gé­rant que la per­cep­ti­on de pos­ses­si­on de l’enjeu est moins acces­si­ble). Nous avons pu mes­u­rer les per­cep­ti­ons de pos­ses­si­on de l’enjeu, et leur acces­si­bi­li­té, pour cinq enjeux : la poli­tique euro­péen­ne, la poli­tique migra­toire, la poli­tique socia­le, la poli­tique envi­ron­ne­men­ta­le, et la poli­tique économique.

Nos résul­tats mon­t­rent que l’ef­fet des attri­bu­ti­ons de com­pé­tence sur les choix par­tis­ans est le plus fort lors­que ces attri­bu­ti­ons sont hau­te­ment acces­si­bles et que l’en­jeu en ques­ti­on est con­sidé­ré com­me important (voir Figu­re 1). Plus pré­cis­é­ment, lors­que les per­cep­ti­ons de pos­ses­si­on de l’enjeu sont rela­ti­ve­ment inac­ces­si­bles (les temps de répon­se sont rela­ti­ve­ment longs), leur impact sur le vote ne dépend guè­re de l’importance de l’enjeu (com­me en attes­te la cour­be bleue pla­te, fig. 1). En revan­che, l’impact élec­to­ral des per­cep­ti­ons de com­pé­tence plus acces­si­bles (le par­ti le plus com­pé­tent est rapi­de­ment iden­ti­fié) aug­men­te avec l’importance de l’enjeu pour l’électeur·trice (tel que reflé­té par la cour­be rouge ascen­dan­te). Ain­si, lorsqu’un enjeu est peu important pour un·e votant·e, l’impact des per­cep­ti­ons de pos­ses­si­on de l’enjeu sur le vote est pra­ti­que­ment le même pour les per­son­nes avec des per­cep­ti­ons peu et for­te­ment acces­si­bles. En revan­che, lorsqu’un enjeu est très important, les attri­bu­ti­ons de com­pé­tence affec­tent le vote plus for­te­ment si elles sont for­te­ment acces­si­bles (et donc for­mu­lées rapi­de­ment). Pour l’es­sen­ti­el, ces effets sem­blent impu­ta­bles au vote pour les par­tis com­mu­n­é­ment per­çus com­me « pro­prié­taires » d’un enjeu, à l’in­star des Verts vis-à-vis de l’en­vi­ron­ne­ment ou des Soci­aux-Démo­cra­tes par rap­port à la poli­tique sociale.

Figure 1 : Probabilité estimée de voter pour le parti « propriétaire » d’un enjeu, en fonction de l’importance de l’enjeu et de l’accessibilité des perceptions de compétence

Note : Ces estimations se basent sur les données relatives aux six principaux partis (UDC, PS, PLR, PES, PDC, Vert’libéraux). Les courbes représentent la probabilité estimée de voter pour l’un de ces partis, sous condition qu’il ait été considéré comme le plus compétent sur l’enjeu en question. Les trois courbes correspondent à des temps de réponse très courts (en rouge), moyens (en noir), et très longs (en bleu) ; les valeurs indiquées (-1.5, 0, et 2.5) renvoient à une distribution standardisée des latences (avec une moyenne de 0 et un écart-type de 1). Les plages colorées indiquent des intervalles de confiance de 95% (par souci de lisibilité, ces intervalles ne sont pas indiqués pour les latences moyennes).

En con­clu­si­on, nos résul­tats sug­gè­rent que les par­tis ont inté­rêt à axer leur cam­pa­gne sur leurs sujets de pré­dilec­tion. D’une part pour con­vain­c­re les électeurs·trices de l’importance de leurs enjeux et d’autre part pour ren­forcer l’accessibilité des per­cep­ti­ons de com­pé­tence qui leur sont favorables.

Don­nées et méthodes

Not­re étu­de se base sur l’enquête panel con­du­i­te dans le cad­re de l’enquête élec­to­ra­le suis­se Selects (www.selects.ch). Les mêmes per­son­nes ont été inter­view­ées à trois repri­ses durant l’année élec­to­ra­le 2019: en mai/juin avant le début de la cam­pa­gne, en septembre/octobre pen­dant la cam­pa­gne et après l’élection fédé­ra­le. Nous avons mes­u­ré les per­cep­ti­ons de la pos­ses­si­on de cinq enjeux (poli­tique euro­péen­ne, immi­gra­ti­on, poli­tique socia­le, envi­ron­ne­ment, éco­no­mie) ain­si que leur acces­si­bi­li­té et l’importance de ces enjeux dans la pre­miè­re vague de l’enquête et avons esti­mé leur impact sur le choix élec­to­ral décla­ré lors de la troi­siè­me vague. Nos ana­ly­ses sta­tis­ti­ques tien­nent comp­te de dif­fé­ren­tes carac­té­ris­ti­ques indi­vi­du­el­les pou­vant influ­en­cer le vote, tel­les que la pro­pen­si­on de vote pour dif­férents par­tis, l’intérêt pour la poli­tique ou l’extrémisme idéologique.

Les don­nées de l’enquête panel Selects 2019 sont docu­men­tées et libre­ment dis­po­nibles à des fins sci­en­ti­fi­ques auprès de FORS.

Réfé­rence:

 
Source de l’i­mage: Unsplash.com
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