Les partis politiques ont du potentiel

De quoi par­lent les par­tis, et sur­tout à qui s’adressent-ils ? Ces deux ques­ti­ons ani­ment la recher­che et l’analyse des cam­pa­gnes élec­to­ra­les. Les thé­o­ries pro­po­sant des répon­ses à ces inter­ro­ga­ti­ons sont nombreu­ses. Cer­tains diront que les par­tis surf­ent sur la vague en par­lant de l’enjeu domi­nant l’agenda poli­tique. D’autres argu­men­te­ront qu’au con­tr­ai­re les par­tis se con­cen­t­rent sur leur élec­to­rat respec­tif. Dans ce con­tex­te, je pro­po­se dans mon arti­cle une troi­siè­me voie. En me basant sur la défi­ni­ti­on des par­tis poli­ti­ques com­me étant des acteurs rati­on­nels cher­chant à maxi­mi­ser le nombre de votes, j’argumente que les par­tis visent stra­té­gique­ment leurs élec­teurs poten­tiels à tra­vers les enjeux qu’ils met­tent en avant durant la cam­pa­gne électorale.

Qu’est-ce qu’un électeur potentiel ? Et pourquoi eux ?

Je défi­nis l’électeur poten­ti­el selon deux con­di­ti­ons. Pre­miè­re­ment, la pro­ba­bi­li­té indi­vi­du­el­le de voter pour le par­ti en ques­ti­on doit être supé­ri­eu­re à la moy­enne indi­vi­du­el­le de pro­ba­bi­li­té de voter pour l’ensemble des par­tis. Ensui­te, l’individu ne doit pas déjà avoir voté pour le par­ti en ques­ti­on dans le pas­sé. D’après cet­te simp­le défi­ni­ti­on, il s’agit donc d’un indi­vi­du qu’un par­ti peut con­vain­c­re plus faci­le­ment que les autres. En effet, il est plus simp­le de con­vain­c­re un indi­vi­du expri­mant une incli­nai­son à voter pour vous qu’un indi­vi­du n’ayant jamais l’intention de voter pour vous. De ce fait, pour un par­ti poli­tique, il appa­raît logi­que de con­strui­re sa stra­té­gie élec­to­ra­le autour de ces indi­vi­dus plu­tôt qu’autour de tout l’électorat ou uni­que­ment ses pro­p­res supporters.

D’une part, con­sidé­rer l’ensemble de l’électorat ne fait pas sens car il exis­te une part, plus ou moins importan­te selon le par­ti en ques­ti­on, d’individus que les par­tis ne pour­ront pas con­vain­c­re. De ce fait, la logi­que vou­d­rait que les stra­tèges des par­tis exclu­ent ces élec­teurs. D’autre part, con­sidé­rer uni­que­ment ses pro­p­res sup­por­ters ne fait pas beau­coup plus de sens. Ces indi­vi­dus ont déjà voté par le pas­sé pour le par­ti en ques­ti­on. Ain­si, con­strui­re tou­te sa stra­té­gie autour d’eux empêche de gagner plus de voix que la der­niè­re élec­tion. Il s’agit davan­ta­ge d’une con­so­li­da­ti­on qu’une expan­si­on. Pour­tant, les par­tis poli­ti­ques sont des acteurs rati­on­nels. Ils veu­lent gagner des voix. Leur stra­té­gie doit donc être basée sur une visi­on expan­si­onnis­te. De plus, le choix d’adapter sa stra­té­gie d’emphase des enjeux aux prio­ri­tés des élec­teurs poten­tiels repré­sen­te le mei­lleur rap­port coût béné­fice. Il s’agit de la stra­té­gie la moins coû­teu­se car l’emphase sur cer­tai­nes thé­ma­ti­ques est tem­por­ai­re. Elle dure le temps de la cam­pa­gne et n’entraîne pas les mêmes impli­ca­ti­ons qu’un chan­ge­ment de posi­ti­on. Les con­sé­quen­ces d’un chan­ge­ment de posi­ti­on sont plus dura­bles. En effet, l’incohérence pro­gram­ma­tique poten­ti­el­le que cela peut engend­rer abî­me notam­ment l’image du par­ti et ain­si ses résul­tats électoraux.

Elections fédérales de 2019

Les résul­tats des élec­tions fédé­ra­les de 2019 sont intéres­sants à plus d’un tit­re. D’une part, il faut rele­ver le suc­cès du Par­ti éco­lo­gis­te suis­se (PES) et du Par­ti vert’libéral (PVL) lors des élec­tions au con­seil natio­nal, la fameu­se vague ver­te. La figu­re 1 mont­re que ces deux suc­cès sont princi­pa­le­ment dus à des trans­ferts de voix du Par­ti socia­lis­te et du Par­ti libé­ral-radi­cal (PLR). Près d’un tiers des voix rem­por­té par les Verts pro­vi­ent du par­ti à la rose. 12% et 16% des élec­teurs des Vert’libéraux en 2019 avai­ent voté respec­ti­ve­ment pour le PLR et le PS. Ces trans­ferts de voix peu­vent mett­re en lumiè­re mon argu­ment à pro­pos des élec­teurs poten­tiels. Les deux par­tis gagnants de ces élec­tions ont cer­tai­ne­ment réus­si à con­vain­c­re des élec­teurs poten­tiels (en béné­fi­ci­ant éga­le­ment de la domi­na­ti­on de l’enjeu du cli­mat dans l’agenda). Au-delà de la vague ver­te, le PLR a réus­si à con­vain­c­re des élec­teurs poten­tiels venant de l’UDC, 9%. Sans réus­sir à retenir com­plé­te­ment cer­tains de ses sup­por­ters, le par­ti de droi­te a affai­b­li le pre­mier par­ti du pays.

Figure 1- Processus de mobilisation: parti choisi en 2019 en fonction du comportement de vote en 2015 (en %)

Exemple de lecture : 69% des électeur-rice‑s ayant voté UDC en 2019 avaient déjà voté UDC en 2015. 5% avaient voté PLR, 14% n’avaient pas voté en 2015 et 4% étaient des primo-votant-e‑s. 
Source : Tresch, Anke, Lauener, Lukas, Bernhard, Laurent, Lutz, Georg et Laura Scaperrotta (2020). Élections fédérales 2019. Participation et choix électoral. FORS, Lausanne.

Dans ce con­tex­te de vola­ti­li­té élec­to­ra­le, le con­cept d’électeur poten­ti­el prend tout son sens et sa per­ti­nence. Les par­tis poli­ti­ques cher­chent à déclen­cher ces chan­ge­ments de vote en met­tant l’emphase de leur com­mu­ni­ca­ti­on sur les thè­mes prio­ri­taires des élec­teurs potentiels.

Implications

Ma recher­che démont­re pré­cis­é­ment que les par­tis poli­ti­ques suis­ses ont tenu comp­te de leurs élec­teurs poten­tiels respec­tifs en 2015 et 2019, mais éga­le­ment de leurs sup­por­ters. Ces résul­tats ont con­fir­mé mes atten­tes thé­o­ri­ques. Plus un enjeu était important pour les élec­teurs poten­tiels, plus la pro­ba­bi­li­té que les par­tis par­lent de cet enjeu était importan­te. Dès lors, nous pou­vons par­ler d’elec­to­ral respon­si­ve­ness, à savoir que les par­tis réa­gis­sent aux prio­ri­tés des élec­teurs. Ma recher­che par­ti­ci­pe du débat autour de la rela­ti­on com­ple­xe ent­re les par­tis poli­ti­ques et les élec­teurs. Le sens de cet­te rela­ti­on est sans ces­se ques­ti­onné. Les par­tis influ­en­cent-ils les élec­teurs ou les élec­teurs influ­en­cent-ils les par­tis ? Il s’agit du sem­pi­ter­nel débat de l’œuf ou de la poule. Selon moi, les deux méca­nis­mes sont en action. Pour autant, je suis con­vain­cu que la pré­pa­ra­ti­on des cam­pa­gnes néces­si­te la con­nais­sance des pré­fé­ren­ces et prio­ri­tés des élec­teurs. Sans cela, la cam­pa­gne élec­to­ra­le ne peut att­eind­re son objec­tif effi­cace­ment. Pour con­vain­c­re des indi­vi­dus, il faut les connaître.


Réfé­rence:

Bor­geat Q. (2022). Hit the right tar­get! The Role of Issue Sali­en­cy among a Par­ty­’s Poten­ti­al Voters as a Deter­mi­nant of the Par­ty­’s Issue Empha­sis in Switz­er­land. Swiss Poli­ti­cal Sci­ence Review, 28(2): 209–229.

Source de l’i­mage: Unsplash.com

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