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Plus la compétence des partis sur les enjeux est facile à juger, plus elle compte pour le vote

Lionel Marquis, Anke Tresch
26th August 2022

La campagne électorale de 2019 s’est déroulée dans un contexte marqué par le défi environnemental. Depuis décembre 2018, le mouvement de la « Grève du climat » a organisé de très nombreuses manifestations et grèves étudiantes à travers le pays. Cette mobilisation a atteint son point culminant le 28 septembre, trois semaines avant les élections fédérales, avec la marche nationale pour le climat à Berne, qui a rassemblé près de 100'000 personnes. En outre, plusieurs sondages ont montré que les enjeux climatiques étaient la principale préoccupation des Suisses·ses. Dans ce contexte, les observateurs·trices ne se sont guère étonné·e·s des gains électoraux historiques des Verts et Vert’libéraux, qui font des questions environnementales leur cheval de bataille et qui sont vus par une grande partie de l’électorat comme les partis les plus compétents pour gérer ces questions.

En effet, les résultats des élections fédérales de 2019 sont compatibles avec la théorie du vote selon la possession de l’enjeu (« issue ownership »), une théorie de science politique développée dans les années 1980 et qui jouit d’une grande popularité depuis une vingtaine d’années. Cette théorie suggère que les électeurs·trices associent certains partis à certaines thématiques et donnent leur voix au parti qu’ils ou elles considèrent comme le plus compétent à gérer un enjeu important à leurs yeux. Si l’importance du vote selon la possession de l’enjeu n’est aujourd’hui plus guère contestée, les mécanismes au niveau individuel sont peu connus. Notre article propose de développer cette théorie, en y ajoutant l’hypothèse que l’effet électoral des perceptions de compétence varie en fonction de l’accessibilité de ces perceptions (c’est-à-dire de la facilité plus ou moins grande avec laquelle un individu peut les « récupérer » depuis sa mémoire), telle qu’on peut la mesurer par les temps de réponse. Nous soutenons que la perception de possession d’un enjeu n’est pas une affaire binaire – un·e électeur·trice juge un parti comme propriétaire de l’enjeu ou non – mais une question de degré : alors que certaines personnes ont des attitudes fermement ancrées et n’hésitent pas à attribuer un enjeu à un parti donné, d’autres réfléchissent longuement avant de pouvoir identifier le parti le plus compétent pour gérer un certain enjeu. Dans le premier cas, les perceptions de compétence sont plus accessibles que dans le deuxième, c’est-à-dire elles viennent à l’esprit plus rapidement et peuvent facilement être mobilisées pour prendre des décisions. Selon notre argument, les perceptions de possession d’un enjeu ont une influence maximale sur le choix partisan quand elles sont accessibles et quand l’enjeu en question est important pour l’électeur·trice.

Pour tester cette extension de la théorie du vote selon la possession de l’enjeu au niveau individuel, nous avons tiré profit de l’enquête panel en ligne Selects 2019 (voir encadré). Dans une enquête en ligne, à chaque fois qu’un·e répondant·e clique sur une option de réponse dans le questionnaire, le temps est enregistré, ce qui nous permet de mesurer le temps de réponse pour chaque question. Pour chaque répondant·e, nous avons ainsi pu mesurer la vitesse moyenne avec laquelle il ou elle répond à un ensemble de questions, puis nous avons calculé la différence entre la vitesse moyenne et le temps nécessaire pour répondre à une question relative à la possession d’un enjeu par un parti. Cette différence permet d’estimer la latence d’une réponse et donc le degré d’accessibilité de l’attitude sous-jacente à cette réponse. Une telle mesure de latence a une interprétation simple : des latences négatives indiquent un temps de réponse plus rapide que prévu (signifiant que la perception de possession de l’enjeu est plus accessible), tandis qu’une latence positive indique une réponse plus lente que prévue (suggérant que la perception de possession de l’enjeu est moins accessible). Nous avons pu mesurer les perceptions de possession de l’enjeu, et leur accessibilité, pour cinq enjeux : la politique européenne, la politique migratoire, la politique sociale, la politique environnementale, et la politique économique.

Nos résultats montrent que l'effet des attributions de compétence sur les choix partisans est le plus fort lorsque ces attributions sont hautement accessibles et que l'enjeu en question est considéré comme important (voir Figure 1). Plus précisément, lorsque les perceptions de possession de l’enjeu sont relativement inaccessibles (les temps de réponse sont relativement longs), leur impact sur le vote ne dépend guère de l’importance de l’enjeu (comme en atteste la courbe bleue plate, fig. 1). En revanche, l’impact électoral des perceptions de compétence plus accessibles (le parti le plus compétent est rapidement identifié) augmente avec l’importance de l’enjeu pour l’électeur·trice (tel que reflété par la courbe rouge ascendante). Ainsi, lorsqu’un enjeu est peu important pour un·e votant·e, l’impact des perceptions de possession de l’enjeu sur le vote est pratiquement le même pour les personnes avec des perceptions peu et fortement accessibles. En revanche, lorsqu’un enjeu est très important, les attributions de compétence affectent le vote plus fortement si elles sont fortement accessibles (et donc formulées rapidement). Pour l'essentiel, ces effets semblent imputables au vote pour les partis communément perçus comme « propriétaires » d'un enjeu, à l'instar des Verts vis-à-vis de l'environnement ou des Sociaux-Démocrates par rapport à la politique sociale.

Figure 1 : Probabilité estimée de voter pour le parti « propriétaire » d’un enjeu, en fonction de l’importance de l’enjeu et de l’accessibilité des perceptions de compétence

Note : Ces estimations se basent sur les données relatives aux six principaux partis (UDC, PS, PLR, PES, PDC, Vert’libéraux). Les courbes représentent la probabilité estimée de voter pour l’un de ces partis, sous condition qu’il ait été considéré comme le plus compétent sur l’enjeu en question. Les trois courbes correspondent à des temps de réponse très courts (en rouge), moyens (en noir), et très longs (en bleu) ; les valeurs indiquées (-1.5, 0, et 2.5) renvoient à une distribution standardisée des latences (avec une moyenne de 0 et un écart-type de 1). Les plages colorées indiquent des intervalles de confiance de 95% (par souci de lisibilité, ces intervalles ne sont pas indiqués pour les latences moyennes).

En conclusion, nos résultats suggèrent que les partis ont intérêt à axer leur campagne sur leurs sujets de prédilection. D’une part pour convaincre les électeurs·trices de l’importance de leurs enjeux et d’autre part pour renforcer l’accessibilité des perceptions de compétence qui leur sont favorables.

Données et méthodes

Notre étude se base sur l’enquête panel conduite dans le cadre de l’enquête électorale suisse Selects (www.selects.ch). Les mêmes personnes ont été interviewées à trois reprises durant l’année électorale 2019: en mai/juin avant le début de la campagne, en septembre/octobre pendant la campagne et après l’élection fédérale. Nous avons mesuré les perceptions de la possession de cinq enjeux (politique européenne, immigration, politique sociale, environnement, économie) ainsi que leur accessibilité et l’importance de ces enjeux dans la première vague de l’enquête et avons estimé leur impact sur le choix électoral déclaré lors de la troisième vague. Nos analyses statistiques tiennent compte de différentes caractéristiques individuelles pouvant influencer le vote, telles que la propension de vote pour différents partis, l’intérêt pour la politique ou l’extrémisme idéologique.

Les données de l’enquête panel Selects 2019 sont documentées et librement disponibles à des fins scientifiques auprès de FORS.

Référence:

 
Source de l'image: Unsplash.com