Retour aux sources humaines

Dans son arti­cle « Le rôle du con­tex­te à pro­pos du niqab » paru récem­ment sur DeFac­to, Elham Manea a cri­ti­qué l’étu­de d’Andre­as Tun­ger-Zanet­ti con­s­a­crée au Niqab. Souli­gnant que son tra­vail don­ne « des argu­ments cont­re l’in­ter­dic­tion », elle cri­tique éga­le­ment briè­ve­ment ma recher­che. Selon ses pro­p­res dires, « rédu­i­re le niqab princi­pa­le­ment à un style de vie punk indi­vi­dua­lis­te, com­me l’a fait Agnès De Féo dans une récen­te inter­view, c’est igno­rer des aspects import­ants. » Cet­te affir­ma­ti­on rédu­it mon tra­vail à un détail décon­tex­tua­li­sé tiré d’un ent­re­ti­en [1], issu d’un échan­ge télé­pho­ni­que avec une jour­na­lis­te. Par ail­leurs, cela illus­tre bien la mécon­nais­sance de mon liv­re, fruit d’un inten­se tra­vail de ter­rain effec­tué en Fran­ce depuis plus d’u­ne décen­nie. Mais ce n’est pas là le seul pro­blè­me de son article.

Son arti­cle débu­te par un repro­che visant ceux qui font du niqab une « simp­le ques­ti­on de choix ». Son appro­che tend à accen­tu­er la gra­vi­té du phé­nomè­ne qui ne peut, selon elle, être un « style de vie inof­fen­sif », puisqu’il est sous-ten­du par des « con­tex­tes idéo­lo­gi­ques, poli­ti­ques et soci­aux. » Or, son arti­cle sem­ble igno­rer le con­tex­te social du niqab en Euro­pe. Mais cela ne l’empêche pas de cri­ti­quer l’étude d’Andreas Tun­ger-Zanet­ti, dont il est fina­le­ment peu ques­ti­on dans l’article. On peut aus­si se deman­der si son arti­cle ne prend pas plu­tôt la for­me d’u­ne tri­bu­ne en faveur de l’interdiction de la dis­si­mu­la­ti­on du visa­ge, qui ten­te­rait de con­vain­c­re le lec­teur de voter oui le 7 mars. Son tex­te est l’occasion d’étaler ses griefs cont­re le voi­le inté­gral et le sala­fisme en accu­mu­lant pon­cifs et ine­xacti­tu­des, peut-être pour gagner l’assentiment du lec­teur par l’indignation. Fau­te d’approche empi­ri­que du phé­nomè­ne – son arti­cle ne se basant sur aucun témoi­gna­ge de femme niqa­bée en Euro­pe –, elle les juge à l’au­ne des tex­tes qui leur ser­vent de réfé­rence. Ses pro­pos visent à dis­qua­li­fier le niqab, sans jamais l’étudier du point de vue de la sub­jec­ti­vi­té des actri­ces. Son tex­te res­te empreint de sa prop­re sub­jec­ti­vi­té : le voi­le inté­gral sem­ble la déran­ger personnellement.

Selon elle, le sala­fisme s’ap­pa­ren­te à une sec­te, lieu com­mun uti­li­sé pour dis­qua­li­fier les nou­veaux mou­ve­ments reli­gieux mino­ri­taires. Elle don­ne d’ail­leurs deux exemp­les cen­sés appuy­er sa démons­tra­ti­on : les intéressé.es uti­li­sent « les mots “sœurs” et “frè­res” pour les per­son­nes qui par­t­agent leur appar­ten­an­ce reli­gieu­se », et « la princi­pa­le expres­si­on qu’elles enten­dent lorsqu’elles ent­rent dans cet­te sec­te est que “l’Islam efface la vie anté­ri­eu­re”. » Ces deux exemp­les ne sont pas pro­p­res au sala­fisme, mais com­muns à d’autres reli­gi­ons, tout com­me le fait de deve­nir « une nou­vel­le per­son­ne », con­cep­ti­on qu’on retrouve dans tou­tes les spi­ri­tua­li­tés et dans le déve­lo­p­pe­ment personnel.

Puis elle ajou­te : « Com­me cha­que femme est sexu­el­le (awra), tout ce qui la rend visi­ble doit res­ter caché : sa voix, son visa­ge, ses mains, ses pau­mes et même ses pieds lorsqu’elle prie. » Tra­du­i­re awra par « sexu­el­le » est abu­sif et con­for­te la visi­on ori­en­ta­lis­te de l’Arabe obsé­dé par le sexe. Awra dési­gne la nudi­té, c’est-à-dire les par­ties inti­mes devant être cachées, et non le carac­tè­re sexu­el de la per­son­ne. L’awra con­cer­ne aus­si les hom­mes. Il s’agit d’un con­cept uni­ver­sel com­mun à tou­tes les socié­tés. Cet­te phra­se est par ail­leurs incor­rec­te car une femme doit avoir le visa­ge et les mains décou­verts lorsqu’elle prie, par­ties par ail­leurs auto­ri­sées dans l’espace public dans la majo­ri­té des socié­tés musul­ma­nes. Les cheikhs saou­di­ens ont éten­du l’awra au corps ent­ier des femmes. Cel­les qui adhè­rent à leur mes­sa­ge con­sidè­rent effec­ti­ve­ment la cou­vran­ce com­me un signe de foi : « Au plus ta foi aug­men­te, au plus tu te cou­vres », com­me le dit par exemp­le Sham­sou [2], jeu­ne sala­fis­te bel­ge de 18 ans.

Les manuels de savoir-vivre salafiste

Fau­te d’avoir accès aux sources humai­nes, Elham Manea base son pro­pos sur les réfé­ren­ces tex­tu­el­les des femmes niqa­bées. Elle prend l’exemple de Fata­wa an-nis­sa, édi­té en fran­çais sous le tit­re Recueil de fat­was con­cer­nant les femmes, une com­pi­la­ti­on d’avis juri­di­ques d’Ibn Baz (1910–1999), Al-Alba­ni (1914–1999), Ibn Uthay­min (1929–2001), Al-Faw­zan (1933-) et autres cheikhs pour la plu­part saou­di­ens con­sidé­rés com­me les maî­tres à pen­ser du min­haj sala­fi, « voie des pieux pré­dé­ces­seurs », appe­lé sala­fisme pié­tis­te. C’est effec­ti­ve­ment un liv­re plé­bi­s­ci­té par les néo-niqa­bées. Il s’agit d’un recueil de répon­ses tirées du Cor­an et des hadiths qui créent une ortho­pra­xie com­por­te­men­ta­le et ves­ti­men­taire, fonc­tion­nant com­me un mode d’emploi leur per­met­tant d’incarner leur nou­vel­le iden­ti­té. Ces liv­res ont effec­ti­ve­ment per­mis une per­cée de l’islam lit­té­ra­lis­te en Occi­dent et ont pu influ­en­cer cer­tai­nes dans leur choix de se voi­ler le visage.

Le tex­te d’El­ham Manea dépeint les femmes com­me une pos­ses­si­on des cheikhs : « Pour la femme, et je cite ici, le mari est un “maît­re”. Pour lui, elle est une “cap­ti­ve” et “elle doit lui obé­ir” en portant le voi­le et en sui­vant d’autres ord­res, “car si elle lui obé­it, elle obé­it à Dieu”. » Cet­te injonc­tion à l’obéissance qui viserait les femmes est don­née de maniè­re frag­men­taire et est décon­nec­tée de la réa­li­té. J’ai inter­ro­gé mes con­ta­cts sala­fis­tes, femmes et hom­mes, qui ne la con­nais­sent pas et ont affir­mé être en dés­ac­cord avec cet­te opi­ni­on. Le pro­blè­me de ne tra­vail­ler que sur des tex­tes com­me sem­ble le fai­re Manea, out­re qu’elle relè­ve des détails dont les intéres­sées n’ont même pas con­nais­sance, est qu’elle igno­re leur récep­ti­on et leur usa­ge. Et je peux assu­rer que les por­teu­ses de niqab ne se con­sidè­rent pas com­me les « cap­ti­ves » d’un « maît­re », mais sont au con­tr­ai­re tel­lement domi­natri­ces qu’elles ont de mal à gar­der leur con­joint. Cel­les-ci sont moins mani­pu­lées que mani­pu­latri­ces de ces textes.

C’est ici l’occasion de rap­pe­ler qu’en droit fran­çais la noti­on de « chef de famil­le » pour dési­gner le père n’a dis­pa­ru qu’en 1970, la femme mariée avait un devoir d’obéissance envers son mari jusqu’en 1938, et l’égalité des époux n’a été accor­dée qu’en 1985. Donc ces fat­was de reli­gieux con­ser­va­teurs qui ont offi­cié au 20e siè­cle n’ont rien d’exceptionnel. Par ail­leurs, le recueil en ques­ti­on four­mil­le d’avis pou­vant satis­fai­re une femme moder­ne, com­me celui du cheikh Ibn Baz : « Elles [les femmes] sont les éga­les des hom­mes, sauf dans ce quoi la Loi les dif­fé­ren­cie au niveau de la natu­re de la femme et de cel­le de l’homme [les dif­fé­ren­ces bio­lo­gi­ques]. En dehors de cela, la règ­le de base est qu’ils sont égaux [3]. »

« Soutien à l’esclavage »

L’ar­ti­cle pour­su­it en disant que les cheikhs saou­di­ens cau­ti­on­nent l’es­cla­va­ge. Deux sources inter­net en ara­be (donc inac­ces­si­bles aux sala­fis­tes euro­péens) sont indi­quées mais ne se trou­vent dans aucun des ouvra­ges desti­nés aux femmes et n’apportent rien à la ques­ti­on qui nous occupe. Mais cela per­met à l’autri­ce de défi­nir le niqab com­me « la mani­fes­ta­ti­on visu­el­le de cet­te idéo­lo­gie reli­gieu­se miso­gy­ne, pro escla­va­gis­te et d’extrême droi­te ». Dans ce grou­pe nomi­nal cumu­lant des accu­sa­ti­ons sans rap­port ent­re elles, Elham Manea cata­lo­gue les cheikhs sala­fis­tes d’extrémistes de droi­te par un tour de pas­se-pas­se en faisant l’économie de tou­te démons­tra­ti­on, d’autant qu’elle par­le de sala­fisme pié­tis­te, un cou­rant qui reven­di­que un strict apo­li­tisme. Ensui­te, à ceux qui oppo­sent le fai­ble nombre des por­teu­ses de niqab en Suis­se, elle rétor­que : « Si c’est une ques­ti­on de princi­pe, le nombre en soi ne dev­rait pas avoir d’impact. Pour­tant, c’est le cas, car la situa­ti­on peut chan­ger au cou­rant des vingt pro­chai­nes années. » Elle reprend pres­que mot pour mot les idées des pro­mo­teurs de l’in­itia­ti­ve d’interdiction, com­me Gior­gio Ghi­ring­hel­li qui décla­re que « sans inter­dic­tion, leur nombre aug­m­en­te­rait de plus en plus, com­me cela s’est pro­du­it dans d’autres pays euro­péens : alors il vaut mieux pré­ve­nir avant qu’il ne soit trop tard.  Et puis c’est une ques­ti­on de princi­pe et non de chif­fres [4]. »

Fai­re pri­mer le « princi­pe » sur les faits au motif d’un ris­que d’aggravation est pro­b­lé­ma­tique car on ne légifè­re pas sur des hypo­thè­ses. Cro­i­re que l’interdiction est effi­cace dans la dis­pa­ri­ti­on du niqab est une chi­mè­re. Beau­coup d’apprenties sala­fis­tes ont affir­mé face camé­ra avoir com­men­cé à s’intéresser au niqab dès sa média­ti­sa­ti­on avant le vote de la loi en Fran­ce. Le sala­fisme en Euro­pe est une sous-cul­tu­re qui se con­sti­tue en oppo­si­ti­on à la socié­té et se nour­rit des lois coer­ci­ti­ves cont­re ses manifestations.

Puis, l’autri­ce déve­lo­p­pe une affir­ma­ti­on qui me paraît insen­sée, com­mu­ne aux vieux slo­gans d’extrême-droite : « Dans de nombreux end­roits d’Europe, les fil­les et les femmes sont obli­gées de por­ter le voi­le, de quit­ter l’école et de se mari­er tôt. Cel­les qui défient l’ordre social impo­sé sont sou­vent har­ce­lées et vio­lées collec­ti­ve­ment. » Ces deux phra­ses me parais­sent tel­lement gro­tes­ques qu’elles se pas­sent de com­men­taires. Manea affir­me s’appuyer sur de « nombreux liv­res » d’anciennes por­teu­ses de niqab, en citant celui d’Henda Aya­ri. Le pro­blè­me de ces liv­res est qu’ils sont tou­jours co-écrits avec une jour­na­lis­te et devi­en­nent des best-sel­lers qui n’ont aucu­ne val­eur aca­dé­mi­que. Pour­tant la cher­cheu­se leur accor­de davan­ta­ge de cré­dit qu’à Andre­as Tun­ger-Zanet­ti et à moi-même.

Cro­i­re qu’une femme por­te­rait le niqab uni­que­ment pour fai­re avan­cer une « idéo­lo­gie reli­gieu­se d’extrême droi­te » est dif­fi­ci­le­ment ten­ab­le. Une inten­se fré­quen­ta­ti­on des usa­gè­res du voi­le inté­gral m’a mon­tré qu’il est por­té pour des rai­sons reli­gieu­ses cer­tes, mais sur­tout pour des rai­sons indi­vi­du­el­les et pro­saï­ques. Ne peut-on pas ima­gi­ner que ces femmes  trou­vent dans le niqab des avan­ta­ges en ter­mes de réd­emp­ti­on, de séduc­tion et/ou d’évitement des hom­mes, de dis­pa­ri­ti­on et/ou de pri­se de pou­voir? Quel­que soit sa rai­son, l’usagère le por­te par­ce qu’elle croit en tirer des béné­fices. Si le niqab était une con­train­te miso­gy­ne, il faud­rait clas­ser sous cet­te même qua­li­fi­ca­ti­on les autres disci­pli­nes cor­po­rel­les que sont les talons aiguil­le, ou même le cor­set jadis outil d’autocontrainte et dont l’abandon a été salué com­me une libé­ra­ti­on des femmes. Des ana­lo­gies peu­vent être éta­b­lies ent­re ces acces­soires anci­ens réin­ves­tis par des femmes moder­nes. Le cor­set com­me le niqab sont plé­bi­s­ci­tés aujourd’hui par de jeu­nes femmes com­me instru­ments de séduc­tion, pou­vant même con­du­i­re para­doxa­le­ment à des expres­si­ons de bien-être.

Pour conclure

Com­ment une légis­la­ti­on pro­hi­bi­ti­on­nis­te sur le niqab pour­rait-elle stop­per « l’islamisme » et la dif­fu­si­on des fat­was de cheikhs ? Aucun pays ne par­vi­en­dra à lut­ter cont­re l’extrémisme reli­gieux en inter­disant une mani­fes­ta­ti­on ves­ti­men­taire fémi­ni­ne. Au con­tr­ai­re, la pro­hi­bi­ti­on ren­force­ra la radi­ca­li­té d’individus qui y sont pré­dis­po­sés. De plus, en faisant d’u­ne musul­ma­ne en niqab l’ob­jet d’in­ter­dit social, quel­les que soi­ent les con­sé­quen­ces — agres­si­ons, vio­len­ces poli­ciè­res, émeu­tes urbai­nes, dés­co­la­ri­sa­ti­on, souf­fran­ces psy­cho­lo­gi­ques des femmes vio­len­tées et des enfants témoins — on pré­ju­di­cie les femmes que l’on pré­tend vou­loir aider.

C’est aux femmes qui le por­tent de déci­der de leur des­tin et non aux poli­ti­ques et uni­ver­si­taires. Les ex-niqa­bées sont les pre­miè­res à rele­ver les incohé­ren­ces des cheikhs, tel­le Ale­xia qui a déci­dé de se débarr­as­ser de leurs liv­res lorsqu’elle est sor­tie du niqab, com­me elle l’exprime dans mon docu­men­taire Voi­le inter­dit, à la 35e minute.


[1] https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/niqab-voile-integral-france-femmes-musulmanes-islam-de-feo

[2] Sham­sou : « Moi, je n’ai pas cher­ché à com­prend­re, je me suis dit : autant plus se cou­vrir que moins se cou­vrir. Par­ce que com­me un hadith, je ne me sou­vi­ens plus qui l’avait dit, disait : “Au plus ta foi aug­men­te, au plus tu te cou­vres.” C’est aus­si simp­le », in Voi­le inter­dit, docu­men­taire d’Agnès De Féo, 43 minu­tes, Sasa­na Pro­duc­tions, 2017.

[3] Amr Abd Al-Munim Salim (éd.), Recueil de fat­was con­cer­nant les femmes : Ibn Bâz, Al-Albânî, Ibn Uthaymîn et de nombreux autres savants, Bru­xel­les, Al Hadith, 2008, p.292.

[4] https://interdiction-dissimuler-visage.ch/la-burqa-la-constitution-et-le-federalisme/


Réfé­rence:

De Féo, Agnès (2020): Der­riè­re le niqab, 10 ans d’en­quê­te sur les femmes qui ont por­té et enle­vé le niqab, pré­face d’O­li­vi­er Roy. Paris: Armand Colin


Image: Deux femmes niqa­bées sur le pont de la Con­cor­de, devant l’Assemblée natio­na­le, Paris, jan­vier 2010, © Agnès De Féo

image_pdfimage_print