L’importance grandissante des questions culturelles offre-t-elle un avantage à la droite ?

Cet­te con­tri­bu­ti­on ana­ly­se com­ment les pré­fé­ren­ces des élec­teurs sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques, d’une part, et cul­tu­rel­les, d’autre part, peu­vent expli­quer les résul­tats des élec­tions fédé­ra­les de 2015. Elle mont­re que les pré­fé­ren­ces de gau­che sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques ne sont pas reflé­tées de maniè­re adé­qua­te dans les résul­tats de l’élection.

Ver­si­on allemande

Les élec­tions par­le­men­taires de 2015 ont été mar­quées par ce que les média ont appe­lé le Rechts­rutsch, un glis­se­ment vers la droi­te du Con­seil natio­nal. Alors que l’UDC et le PLR ont pu aug­men­ter leur nombre de siè­ges, les cinq autres par­tis par­le­men­taires ont essuyé des per­tes élec­to­ra­les. Ce résul­tat est-il la con­sé­quence d’un glis­se­ment à droi­te de l’opinion publi­que ? Si l’on tient comp­te du fait que le pay­sa­ge poli­tique suis­se est struc­tu­ré par les enjeux éco­no­mi­ques tra­di­ti­on­nel­lement asso­ciés au clivage gau­che-droi­te, mais aus­si par les enjeux cul­tu­rels com­me par exemp­le l’immigration la répon­se à cet­te ques­ti­on est plus com­ple­xe qu’il n’y paraît.

Dans un espace uni­di­men­si­onnel, on se serait atten­du à ce que les résul­tats élec­toraux reflè­tent les pré­fé­ren­ces de l’électeur médi­an, c. à d. celui ou cel­le qui a des opi­ni­ons plus à gau­che que la moi­tié des élec­teurs, mais plus à droi­te que l’autre moi­tié des élec­teurs. La trans­po­si­ti­on de ce thé­orè­me de l’électeur médi­an à un espace mul­ti­di­men­si­onnel n’est pas tri­via­le. Au con­tr­ai­re, dans ce gen­re d’espace poli­tique il exis­te beau­coup plus d’incertitude (voi­re même de cha­os) et une poten­tia­li­té pour des chan­ge­ments poli­ti­ques import­ants sans que les posi­ti­ons à pro­pre­ment par­ler des élec­teurs ne changent.

Dans not­re arti­cle “The rise of cul­tu­ral issu­es as an oppor­tu­ni­ty for the right? Insights from the 2015 Swiss elec­tion“, nous argu­men­tons que la for­te pro­por­ti­on de votes pour les par­tis de droi­te ne reflè­te que par­ti­el­lement les pré­fé­ren­ces poli­ti­ques des citoy­en-ne‑s sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques. Le suc­cès élec­to­ral des par­tis de droi­te est la con­sé­quence d’un avan­ta­ge struc­tu­rel de ces par­tis dans un espace poli­tique défi­ni par une dimen­si­on éco­no­mi­que (le tra­di­ti­on­nel clivage ent­re les par­ti­san-e‑s de l’intervention de l’Etat dans l’économie et celles/ceux du libé­ra­lisme éco­no­mi­que) et une dimen­si­on cul­tu­rel­le (faisant réfé­rence à l’opposition ent­re les val­eurs uni­ver­sel­les et val­eurs par­ti­cu­la­ris­tes). Cet avan­ta­ge est lié au fait que le sys­tème de par­tis ne cou­vre pas l’ensemble de l’espace poli­tique, lais­sant l’un de ses qua­drants vide (voir figu­re 1).

Con­for­mé­ment à la recher­che exi­s­tan­te, not­re ana­ly­se des pré­fé­ren­ces poli­ti­ques des can­di­dat-e‑s mont­re que les par­tis suis­ses occup­ent trois des quat­re qua­drants de cet espace bidi­men­si­onnel : les par­tis de gau­che (les Socia­lis­tes et les Verts) se trou­vent sur le qua­drant défi­ni par des posi­ti­ons de gau­che sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques et pro­gres­si­ves sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les, alors que les par­tis du cent­re ou de droi­te sont davan­ta­ge diver­si­fiés sur les enjeux cul­tu­rels. La com­bi­nai­son de posi­ti­ons de gau­che sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques et con­ser­vat­ri­ce sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les n’est pas pré­sen­te dans l’offre poli­tique alors que c’est une com­bi­nai­son très fré­quen­te si l’on con­sidè­re les pré­fé­ren­ces poli­ti­ques des citoyens.

Figure 1. Positionnement des partis dans un espace bi-dimensionnel

Nos résul­tats mon­t­rent pre­miè­re­ment que ces électeurs/électrices s’abstiennent beau­coup plus sou­vent que les autres et, deu­xiè­me­ment, que lorsqu’ils/elles déci­dent de par­ti­ci­per, ils/elles ont ten­dance à voter pour un par­ti de droi­te. La fai­ble par­ti­ci­pa­ti­on de ce grou­pe d’électeurs/électrices peut s’expliquer par le fait que l’utilité de leur vote est rela­ti­ve­ment fai­ble puisqu’aucun par­ti ne les repré­sen­te sur les deux dimen­si­ons. Com­me le mont­re la figu­re ci-des­sous la pro­ba­bi­li­té d’abstention aug­men­te plus l’électeur/l’électrice a des pré­fé­ren­ces poli­ti­ques à gau­che sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques ; elle aug­men­te éga­le­ment avec des opi­ni­ons con­ser­vat­ri­ces sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les. Mais l’effet est encore plus pro­non­cé pour les électeurs/électrices qui com­bi­nent ces deux types de pré­fé­rence, c.à.d. cel­les et ceux qui ont une opi­ni­on de gau­che sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques et con­ser­vat­ri­ce sur les ques­ti­ons culturelles.

Figure 2. Probabilité prédite d’abstention et de vote pour un parti de droite en fonction des préférences politiques des électeurs sur deux dimensions

Dépla­cez les gra­phi­ques avec la sou­ris, zoo­mez avec la molet­te de la souris.

abstention

Si le gra­phi­que ne s’af­fi­che pas cor­rec­te­ment, veuil­lez cli­quer ici.


vote pour un parti de droite

Si le gra­phi­que ne s’af­fi­che pas cor­rec­te­ment, veuil­lez cli­quer ici.

L’analyse du choix élec­to­ral des répondant-e‑s qui décla­rent avoir voté mont­re, par ail­leurs, que la pro­ba­bi­li­té de voter pour un par­ti de droi­te (UDC ou PLR) aug­men­te aus­si bien avec les opi­ni­ons con­ser­vat­ri­ces des électeurs/électrices sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les qu’avec leurs opi­ni­ons (de droi­te) sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques, com­me on peut le voir sur le gra­phi­que de droi­te de la figu­re 2. On peut éga­le­ment y obser­ver que de maniè­re géné­ra­le les pré­fé­ren­ces poli­ti­ques sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les ont davan­ta­ge d’influence sur le choix élec­to­ral que les pré­fé­ren­ces sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques. Cela mont­re en défi­ni­ti­ve que les électeurs/électrices tiraillé-e‑s ent­re leurs pré­fé­ren­ces poli­ti­ques sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques et sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les choi­sis­sent le plus sou­vent de voter pour un par­ti qui les repré­sen­te sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les, c.à d. un par­ti de droite.

On pour­rait ima­gi­ner que ce phé­nomè­ne est com­pen­sé par le fait que les électeurs/électrices qui ont des opi­ni­ons de droi­te sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques tout en étant libé­raux sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les votent pour la gau­che. Or, ce n’est pas le cas, princi­pa­le­ment pour deux rai­sons. Pre­miè­re­ment, les par­tis de droi­te ont davan­ta­ge de varia­ti­on dans leurs posi­ti­on­ne­ment sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les que les par­tis de gau­che, ce qui leur per­met de reflé­ter les pré­fé­ren­ces d’une part plus importan­te de l’élec­to­rat sur ces enjeux. Deu­xiè­me­ment, com­me nous l’avions docu­men­té dans un aut­re arti­cle ana­ly­sant la Suis­se et quat­re autres pays euro­péens (Kurel­la et Ros­set 2017), les par­tis de gau­che met­tent peu l’accent sur les enjeux cul­tu­rels dans leurs pro­gram­mes poli­ti­ques et, de ce fait, ne par­vi­en­nent pas à atti­rer les élec­teurs spé­ci­fi­que­ment sur ces questions-là.

En con­sé­quence, les par­tis de gau­che se retrou­vent dans une situa­ti­on élec­to­ra­le par­ti­cu­liè­re­ment dés­a­van­ta­geu­se. Ils ont des dif­fi­cul­tés à atti­rer le vote d’une gran­de par­tie de l’électorat dont les pré­fé­ren­ces éco­no­mi­ques sont à gau­che et ne par­vi­en­nent pas à com­pen­ser cela en obten­ant le vote des élec­teurs libé­raux sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les. Les par­tis de droi­te en revan­che peu­vent comp­ter sur le sou­ti­en des électeurs/électrices qui se posi­ti­on­nent à droi­te sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques et ceci indé­pen­dam­ment de leurs pré­fé­ren­ces cul­tu­rel­les ; ils béné­fi­ci­ent de plus du vote d’une bon­ne par­tie des électeurs/électrices dont les pré­fé­ren­ces éco­no­mi­ques sont à gau­che, mais qui ont une posi­ti­on con­ser­vat­ri­ce sur les ques­ti­ons cul­tu­rel­les. Cela a évi­dem­ment d’importantes réper­cus­sions sur le rap­port de for­ce au Con­seil natio­nal et sur la repré­sen­ta­ti­on des pré­fé­ren­ces éco­no­mi­ques des électeurs/électrices au parlement.

Don­nées et méthodes
L’étude se base sur les don­nées de l’enquête auprès des can­di­dats et de l’enquête post-élec­to­ra­le auprès des électeurs/électrices, tou­tes deux réa­li­sées dans le cad­re de l’étude élec­to­ra­le suis­se (Selects) en mar­ge des élec­tions fédé­ra­les de 2015. Les deux enquê­tes con­ten­ai­ent plu­sieurs ques­ti­ons sur les pré­fé­ren­ces poli­ti­ques sur des thè­mes éco­no­mi­ques et cul­tu­rels. Les ques­ti­ons ana­ly­sées sont résu­mées dans le tableau ci-dessous :
Enquê­te post-électoraleEnquê­te auprès des candidats
Thè­mes économiques
  • Aug­men­ta­ti­on ou dimi­nu­ti­on des dépen­ses sociales
  • Aug­men­ta­ti­on ou dimi­nu­ti­on de l’imposition sur les hauts revenus
  • Sou­ti­en finan­cier aux struc­tures d’accueil des enfants en milieu extra-fami­li­al (p. ex crèches)
  • Aug­men­ta­ti­on de l’âge de la retraite
  • Inter­ven­ti­on de l’Etat dans l’économie
  • Ren­for­ce­ment de la sécu­ri­té socia­le com­me objec­tif de l’Etat
  • Inter­ven­ti­on de l’Etat pour rédu­i­re les iné­ga­li­tés de revenu
Thè­mes culturels
  • Ega­li­té des chan­ces ent­re Suis­ses et étrangers
  • Natu­ra­li­sa­ti­on faci­li­tée pour les étran­gers de 3ème génération
  • Accueil de davan­ta­ge de requé­rants d’asile
  • Inté­gra­ti­on des immigrés
  • Inter­dic­tion du maria­ge homosexuel
  • Droit à l’avortement

A l’aide d’une ana­ly­se en com­po­san­tes princi­pa­les, il a été pos­si­ble de mes­u­rer les posi­ti­ons des can­di­dat-e‑s et des électeurs/électrices sur deux dimen­si­ons laten­tes qui sont uti­li­sées pour déter­mi­ner le posi­ti­on­ne­ment des acteurs sur les ques­ti­ons éco­no­mi­ques d’une part et cul­tu­rel­le d’autre part. Pour déter­mi­ner la posi­ti­on des par­tis, la moy­enne des posi­ti­ons des candidat.e.s issus de cha­que par­ti a été uti­li­sée. Par la suite, l’abstention et le choix élec­to­ral ont été modé­li­sés en fonc­tion du posi­ti­on­ne­ment des élec­teurs sur ces deux dimen­si­ons et de l’interaction ent­re les posi­ti­on­ne­ments sur cha­cu­ne de ces dimen­si­ons. Pour l’analyse de l’abstention, nous avons esti­mé un modè­le logis­tique alors que pour l’analyse du choix élec­to­ral c’est un modè­le mul­ti­no­mi­al (fonc­tion logit) avec com­me caté­go­ries de vote les par­tis de gau­che, de cent­re et de droi­te qui a été utilisé.


Réfé­ren­ces :

Kurel­la, Anna-Sophie et Jan Ros­set (2018). The Rise of Cul­tu­ral Issu­es as an Oppor­tu­ni­ty for the Right? Insights from the 2015 Swiss Elec­tion. Swiss Poli­ti­cal Sci­ence Review, 24(4).

  Kurel­la, Anna-Sophie et Jan Ros­set (2017) “Blind spots in the par­ty sys­tem: Spa­ti­al voting and issue sali­ence if voters face scar­ce choices”, Elec­to­ral Stu­dies, 49, 1–16.

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