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L’importance grandissante des questions culturelles offre-t-elle un avantage à la droite ?

Anna-Sophie Kurella, Jan Rosset
18th December 2018

Cette contribution analyse comment les préférences des électeurs sur les questions économiques, d’une part, et culturelles, d’autre part, peuvent expliquer les résultats des élections fédérales de 2015. Elle montre que les préférences de gauche sur les questions économiques ne sont pas reflétées de manière adéquate dans les résultats de l’élection.

Version allemande

Les élections parlementaires de 2015 ont été marquées par ce que les média ont appelé le Rechtsrutsch, un glissement vers la droite du Conseil national. Alors que l’UDC et le PLR ont pu augmenter leur nombre de sièges, les cinq autres partis parlementaires ont essuyé des pertes électorales. Ce résultat est-il la conséquence d’un glissement à droite de l’opinion publique ? Si l’on tient compte du fait que le paysage politique suisse est structuré par les enjeux économiques traditionnellement associés au clivage gauche-droite, mais aussi par les enjeux culturels comme par exemple l’immigration la réponse à cette question est plus complexe qu’il n’y paraît.

Dans un espace unidimensionnel, on se serait attendu à ce que les résultats électoraux reflètent les préférences de l’électeur médian, c. à d. celui ou celle qui a des opinions plus à gauche que la moitié des électeurs, mais plus à droite que l’autre moitié des électeurs. La transposition de ce théorème de l’électeur médian à un espace multidimensionnel n’est pas triviale. Au contraire, dans ce genre d’espace politique il existe beaucoup plus d’incertitude (voire même de chaos) et une potentialité pour des changements politiques importants sans que les positions à proprement parler des électeurs ne changent.

Dans notre article “The rise of cultural issues as an opportunity for the right? Insights from the 2015 Swiss election“, nous argumentons que la forte proportion de votes pour les partis de droite ne reflète que partiellement les préférences politiques des citoyen-ne-s sur les questions économiques. Le succès électoral des partis de droite est la conséquence d’un avantage structurel de ces partis dans un espace politique défini par une dimension économique (le traditionnel clivage entre les partisan-e-s de l’intervention de l’Etat dans l’économie et celles/ceux du libéralisme économique) et une dimension culturelle (faisant référence à l’opposition entre les valeurs universelles et valeurs particularistes). Cet avantage est lié au fait que le système de partis ne couvre pas l’ensemble de l’espace politique, laissant l’un de ses quadrants vide (voir figure 1).

Conformément à la recherche existante, notre analyse des préférences politiques des candidat-e-s montre que les partis suisses occupent trois des quatre quadrants de cet espace bidimensionnel : les partis de gauche (les Socialistes et les Verts) se trouvent sur le quadrant défini par des positions de gauche sur les questions économiques et progressives sur les questions culturelles, alors que les partis du centre ou de droite sont davantage diversifiés sur les enjeux culturels. La combinaison de positions de gauche sur les questions économiques et conservatrice sur les questions culturelles n’est pas présente dans l’offre politique alors que c’est une combinaison très fréquente si l’on considère les préférences politiques des citoyens.

Figure 1. Positionnement des partis dans un espace bi-dimensionnel

Nos résultats montrent premièrement que ces électeurs/électrices s’abstiennent beaucoup plus souvent que les autres et, deuxièmement, que lorsqu’ils/elles décident de participer, ils/elles ont tendance à voter pour un parti de droite. La faible participation de ce groupe d’électeurs/électrices peut s’expliquer par le fait que l’utilité de leur vote est relativement faible puisqu’aucun parti ne les représente sur les deux dimensions. Comme le montre la figure ci-dessous la probabilité d’abstention augmente plus l’électeur/l’électrice a des préférences politiques à gauche sur les questions économiques ; elle augmente également avec des opinions conservatrices sur les questions culturelles. Mais l’effet est encore plus prononcé pour les électeurs/électrices qui combinent ces deux types de préférence, c.à.d. celles et ceux qui ont une opinion de gauche sur les questions économiques et conservatrice sur les questions culturelles.

Figure 2. Probabilité prédite d’abstention et de vote pour un parti de droite en fonction des préférences politiques des électeurs sur deux dimensions

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abstention

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vote pour un parti de droite

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L’analyse du choix électoral des répondant-e-s qui déclarent avoir voté montre, par ailleurs, que la probabilité de voter pour un parti de droite (UDC ou PLR) augmente aussi bien avec les opinions conservatrices des électeurs/électrices sur les questions culturelles qu’avec leurs opinions (de droite) sur les questions économiques, comme on peut le voir sur le graphique de droite de la figure 2. On peut également y observer que de manière générale les préférences politiques sur les questions culturelles ont davantage d’influence sur le choix électoral que les préférences sur les questions économiques. Cela montre en définitive que les électeurs/électrices tiraillé-e-s entre leurs préférences politiques sur les questions économiques et sur les questions culturelles choisissent le plus souvent de voter pour un parti qui les représente sur les questions culturelles, c.à d. un parti de droite.

On pourrait imaginer que ce phénomène est compensé par le fait que les électeurs/électrices qui ont des opinions de droite sur les questions économiques tout en étant libéraux sur les questions culturelles votent pour la gauche. Or, ce n’est pas le cas, principalement pour deux raisons. Premièrement, les partis de droite ont davantage de variation dans leurs positionnement sur les questions culturelles que les partis de gauche, ce qui leur permet de refléter les préférences d’une part plus importante de l’électorat sur ces enjeux. Deuxièmement, comme nous l’avions documenté dans un autre article analysant la Suisse et quatre autres pays européens (Kurella et Rosset 2017), les partis de gauche mettent peu l’accent sur les enjeux culturels dans leurs programmes politiques et, de ce fait, ne parviennent pas à attirer les électeurs spécifiquement sur ces questions-là.

En conséquence, les partis de gauche se retrouvent dans une situation électorale particulièrement désavantageuse. Ils ont des difficultés à attirer le vote d’une grande partie de l’électorat dont les préférences économiques sont à gauche et ne parviennent pas à compenser cela en obtenant le vote des électeurs libéraux sur les questions culturelles. Les partis de droite en revanche peuvent compter sur le soutien des électeurs/électrices qui se positionnent à droite sur les questions économiques et ceci indépendamment de leurs préférences culturelles ; ils bénéficient de plus du vote d’une bonne partie des électeurs/électrices dont les préférences économiques sont à gauche, mais qui ont une position conservatrice sur les questions culturelles. Cela a évidemment d’importantes répercussions sur le rapport de force au Conseil national et sur la représentation des préférences économiques des électeurs/électrices au parlement.

Données et méthodes
L’étude se base sur les données de l’enquête auprès des candidats et de l’enquête post-électorale auprès des électeurs/électrices, toutes deux réalisées dans le cadre de l’étude électorale suisse (Selects) en marge des élections fédérales de 2015. Les deux enquêtes contenaient plusieurs questions sur les préférences politiques sur des thèmes économiques et culturels. Les questions analysées sont résumées dans le tableau ci-dessous :

Enquête post-électorale Enquête auprès des candidats
Thèmes économiques
  • Augmentation ou diminution des dépenses sociales
  • Augmentation ou diminution de l’imposition sur les hauts revenus
  • Soutien financier aux structures d’accueil des enfants en milieu extra-familial (p. ex crèches)
  • Augmentation de l’âge de la retraite
  • Intervention de l’Etat dans l’économie
  • Renforcement de la sécurité sociale comme objectif de l’Etat
  • Intervention de l’Etat pour réduire les inégalités de revenu
Thèmes culturels
  • Egalité des chances entre Suisses et étrangers
  • Naturalisation facilitée pour les étrangers de 3ème génération
  • Accueil de davantage de requérants d’asile
  • Intégration des immigrés
  • Interdiction du mariage homosexuel
  • Droit à l’avortement

A l’aide d’une analyse en composantes principales, il a été possible de mesurer les positions des candidat-e-s et des électeurs/électrices sur deux dimensions latentes qui sont utilisées pour déterminer le positionnement des acteurs sur les questions économiques d’une part et culturelle d’autre part. Pour déterminer la position des partis, la moyenne des positions des candidat.e.s issus de chaque parti a été utilisée. Par la suite, l’abstention et le choix électoral ont été modélisés en fonction du positionnement des électeurs sur ces deux dimensions et de l’interaction entre les positionnements sur chacune de ces dimensions. Pour l’analyse de l’abstention, nous avons estimé un modèle logistique alors que pour l’analyse du choix électoral c’est un modèle multinomial (fonction logit) avec comme catégories de vote les partis de gauche, de centre et de droite qui a été utilisé.


Références :

Kurella, Anna-Sophie et Jan Rosset (2018). The Rise of Cultural Issues as an Opportunity for the Right? Insights from the 2015 Swiss Election. Swiss Political Science Review, 24(4).

  Kurella, Anna-Sophie et Jan Rosset (2017) “Blind spots in the party system: Spatial voting and issue salience if voters face scarce choices”, Electoral Studies, 49, 1-16.