Le vote socialiste entre «anciens» et «nouveaux» travailleurs

La com­po­si­ti­on de l’électorat du Par­ti Socia­lis­te a été mar­quée par des chan­ge­ments import­ants depuis les années 1970. Le PS a per­du du sou­ti­en dans sa base ouvriè­re tra­di­ti­on­nel­le. Il res­te cepen­dant fort par­mi les ouvri­ers syn­di­qués, les sala­riés, et les spé­cia­lis­tes socio-culturels.

 Le vote socialiste entre «anciens» et «nouveaux» travailleurs

Com­ment la base socio­pro­fes­si­onnel­le du vote socia­lis­te s’est-elle modi­fiée ces der­niè­res décen­nies en Suis­se et dans quel­le mes­u­re le PS con­ser­ve-t-il son ancra­ge ouvri­er? Le sou­ti­en des ouvri­ers pour les par­tis socia­lis­tes a repré­sen­té l’une des expres­si­ons du clivage de clas­se en Euro­pe de l’Ouest. S’intéresser aux trans­for­ma­ti­ons du vote ouvri­er, c’est donc poser une ques­ti­on clas­si­que de socio­lo­gie élec­to­ra­le. En même temps, il n’est pas exa­gé­ré de dire que cet­te ques­ti­on est deve­nue ces der­niè­res années un enjeu poli­tique, car elle sert sou­vent de res­sour­ce rhé­to­ri­que aux par­tis poli­ti­ques. C’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas des par­tis de droi­te dure qui n’hésitent pas, dans cer­tains pays en tout cas, à se tar­guer d’être des par­tis ouvri­ers. En même temps, il n’est pas rare d’entendre dans les médi­as des réfé­ren­ces au côté «gau­che cavi­ar» de l’électorat socia­lis­te. Mais qu’en est-il réellement?

Un profil de classe en changement

Il est pos­si­ble d’évaluer l’évolution du pro­fil de clas­se du par­ti socia­lis­te grâce à des enquê­tes élec­to­ra­les dont les pre­miè­res remon­tent en Suis­se aux années 1970. Nous pou­vons obser­ver dans quel­les clas­ses le PS est sur­re­pré­sen­té ou sous-repré­sen­té, et donc mett­re en évi­dence ses zones de for­ce et de fai­bles­se au sein de l’électorat. Pour ces ana­ly­ses, nous utili­sons un sché­ma des clas­ses socia­les déve­lo­p­pé par le socio­lo­gue suis­se Dani­el Oesch (2006) qui per­met d’établir des dif­fé­ren­ces fines au sein des clas­ses moy­ennes sala­riées et du prolétariat.

Com­me le mont­re le gra­phi­que 1, au début des années 1970 (enquê­tes de 1971 et 1975 fusi­onnées), le PS est clai­re­ment sur­re­pré­sen­té chez les ouvri­ers : il obti­ent 38% des voix de cet­te clas­se, alors qu’en moy­enne il ne ras­sem­ble que 24% des voix dans l’ensemble de l’électorat. Une tel­le sur­re­pré­sen­ta­ti­on ne se retrouve plus en 2011 : il obti­ent 16% des voix des ouvri­ers, cont­re pres­que 19% dans l’ensemble de l’électorat. Un chan­ge­ment majeur s’est donc pro­du­it en ce qui con­cer­ne le sou­ti­en auprès des ouvri­ers. Cela ne veut tou­te­fois pas dire que le PS est deve­nu un par­ti des clas­ses moy­ennes, ou bien un par­ti attrape-tout qui trou­ver­ait un sou­ti­en moy­en dans tou­tes les clas­ses socia­les. Le PS con­ti­nue d’être sur­re­pré­sen­té dans des seg­ments bien spé­ci­fi­ques de l’électorat.

C’est chez les sala­riés avec un niveau de for­ma­ti­on ter­ti­ai­re dans les domai­nes du social, de la cul­tu­re et de la for­ma­ti­on que le PS est le plus clai­re­ment sur­re­pré­sen­té, avec 31% des voix. On retrouve dans cet­te caté­go­rie notam­ment les ens­eignant-e‑s, les infir­mier-ère‑s, les tra­vail­leur-euse‑s soci­aux-ales, etc. Par cont­re, le PS res­te clai­re­ment sous-repré­sen­té chez les indé­pen­dant-e‑s et employ­eur-e‑s, ain­si que chez les sala­rié-e‑s actifs dans les domai­nes du manage­ment, tels que les cad­res et les spé­cia­lis­tes finan­ciers par exemp­le. Le PS n’est pas spé­cia­le­ment sur­re­pré­sen­té chez les spé­cia­lis­tes tech­ni­ques, mais une ana­ly­se com­plé­men­taire mont­re qu’il l’est auprès du sous-grou­pe des tech­ni­ci­ens (par exemp­le infor­ma­ti­ci­ens de sup­port, con­duc­teurs de train, des­si­na­teurs tech­ni­ques, etc.), alors qu’il est sous-repré­sen­té chez les ingénieurs.

Graphique 1: Vote pour le parti socialiste selon la classe sociale en 2011 et 1971/75 (en %)

C’est l’UDC qui a pro­fi­té du déclin du vote ouvri­er socia­lis­te. Dès le milieu des années 1990, l’UDC a réus­si à ajou­ter à sa base tra­di­ti­on­nel­le des petits indé­pen­dants et des agri­cul­teurs de nou­veaux sou­ti­ens auprès des ouvri­ers et des autres seg­ments des clas­ses popu­lai­res. Cer­tes, le vote ouvri­er à droi­te a tou­jours exis­té en Suis­se, mais si l’on com­pa­re les chan­ge­ments ent­re les années 1970 et les années 2000, c’est le PS qui perd le plus clai­re­ment dans ce milieu, et pas le PDC ou le PRD. Cepen­dant, ces résul­tats por­tent sur l’ensemble de l’électorat d’un par­ti. Nous ne pou­vons donc pas en dédu­i­re que ce sont les mêmes per­son­nes qui votai­ent PS dans les années 1970 qui votent pour l’UDC qua­ran­te ans plus tard. D’ailleurs, étant don­né que ces chan­ge­ments s’inscrivent dans une durée rela­ti­ve­ment longue, il est assez pro­bable qu’il s’agisse d’électeurs différents.

Des éléments de continuité dans la base sociale du PS

Les chan­ge­ments dans la base socia­le de l’électorat socia­lis­te sont donc import­ants. Il s’agit de rup­tures. Mais en même temps, il est intéres­sant de con­sidé­rer la con­ti­nui­té ent­re «l’ancien» et le «nou­vel» élec­to­rat du PS. On peut men­ti­on­ner trois éléments :

  • Pre­miè­re­ment, les spé­cia­lis­tes des domai­nes soci­aux, cul­tu­rels et tech­ni­ques, com­me les ouvri­ers, sont des sala­riés, et ils con­ti­nu­ent dans ce sens d’avoir des inté­rêts dif­férents de ceux des indé­pen­dants et employeurs.

  • Deu­xiè­me­ment, les spé­cia­lis­tes des domai­nes soci­aux et cul­tu­rels sont aujourd’hui l’un des grou­pes les mieux orga­ni­sés sur le plan syn­di­cal en Suis­se (cf. Oesch, 2008). Géné­ra­le­ment, l’organisation syn­di­ca­le res­te un élé­ment déter­mi­nant pour le vote socia­lis­te. Le PS con­ser­ve par exemp­le son ancra­ge chez les ouvri­ers syn­di­qués (avec 37% des voix), alors que l’UDC trouve un ter­reau fer­ti­le chez les ouvri­ers non syn­di­qués (avec 41%).

  • Troi­siè­me­ment, le PS est rela­ti­ve­ment fort chez les spé­cia­lis­tes socio-cul­tu­rels dans les années 1970 déjà, notam­ment chez les ens­eignant-e‑s. Ceux-ci con­sti­tu­ent d’ailleurs depuis long­temps une pro­fes­si­on rela­ti­ve­ment bien repré­sen­tée par­mi les mem­bres du PS (voir par exemp­le l’étude de Wicki 2007 sur le cas vaudois).

Dans une socié­té où les pro­fes­si­ons for­te­ment qua­li­fiées pren­nent une place crois­san­te dans la struc­tu­re de l’emploi, le par­ti socia­lis­te devi­ent tou­jours plus le par­ti des «nou­veaux» tra­vail­leurs, qui dis­po­sent de for­ma­ti­ons supé­ri­eu­res. Le milieu social qui for­me aujourd’hui l’ossature du vote socia­lis­te en Suis­se par­ta­ge des simi­li­tu­des avec le milieu ouvri­er très qua­li­fié d’autrefois – il était cou­rant de par­ler d’« aristo­cra­tie ouvriè­re » pour cer­tains métiers (par exemp­le pour les typo­gra­phes ou les con­duc­teurs de train). Cepen­dant, un par­ti ouvri­er «moder­ne» dev­rait aus­si se carac­té­ri­ser par sa capa­ci­té à créer des con­ver­gen­ces ent­re son élec­to­rat tra­di­ti­on­nel et nouveau.

Note: une ver­si­on longue de ce tex­te est parue dans l’ouvrage La gau­che fait le poing, Tex­tes réu­nis par Jean-Clau­de Renn­wald, Edi­ti­ons Fav­re (2015), pp. 283–290.

 


Réfé­ren­ces (men­ti­on dans le texte): 

  • Oesch, Dani­el (2008). Les syn­di­cats en Suis­se de 1990 à 2006: stra­té­gies, fusi­ons et évo­lu­ti­on de leurs effec­tifs. USS-Dos­sier 51, Uni­on syn­di­ca­le suis­se, Bern.

  • Oesch, Dani­el (2006). Redrawing the Class Map. Stra­ti­fi­ca­ti­on and Insti­tu­ti­ons in Bri­tain, Ger­ma­ny, Swe­den and Switz­er­land. Lon­don: Pal­gra­ve Macmillan.

  • Wicki, Juli­en (2007). “On ne mon­te pas sur les bar­ri­ca­des pour récla­mer le fri­gid­ai­re pour tous” : his­toire socia­le et poli­tique du par­ti socia­lis­te vau­dois (1945–1971). Lau­sanne: Ed. Antipodes.

Pho­to: Par­ti socia­lis­te suisse

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