Malgré des avancées notables, les inégalités entre femmes et hommes persistent, tant dans la sphère professionnelle que dans la sphère privée. La pandémie de COVID-19 a d’ailleurs clairement souligné le caractère genré de la prise en charge des responsabilités familiales. Comprendre la répartition du travail rémunéré et du travail domestique au sein des couples hétérosexuels est essentiel pour saisir les mécanismes de reproduction des inégalités et identifier les conditions propices à une évolution vers une plus grande justice sociale.
Dans notre étude publiée dans la revue américaine Gender & Society, nous analysons comment les couples hétérosexuels en Suisse se répartissent le travail rémunéré et le travail domestique non rémunéré – incluant les tâches ménagères et la prise en charge des enfants – ainsi que les facteurs qui influencent cette organisation.
Entre normes persistantes et évolutions émergentes
Dans de nombreuses sociétés, les rôles traditionnels restent profondément ancrés : les hommes sont encore largement perçus comme les principaux soutiens économiques du ménage, tandis que les femmes continuent d’être associées aux tâches ménagères et aux soins aux enfants.
En Suisse, ces normes genrées sont particulièrement tenaces, et les politiques publiques offrent un soutien limité aux familles où les deux partenaires travaillent. Ce contexte influence la manière dont les couples organisent leur vie professionnelle et familiale. En analysant près de vingt années de données issues du Panel suisse de ménages (2002–2020), nous constatons que, si une majorité de couples hétérosexuels se conforment aux normes de genre qui dominent dans le contexte suisse, et donc adoptent des arrangements inégalitaires et genrés, une proportion croissante d’entre eux les remettent en question et « défont le genre » (Figure 1).
Les couples qui défont le genre adoptent une répartition du travail qui s’écarte des normes de genre traditionnelles et contribuent ainsi à réduire les différences entre les rôles sociaux attribués aux femmes et aux hommes. Concrètement, ces couples adoptent des arrangements relativement égalitaires, avec un partage plus équilibré entre les partenaires du temps dédié au travail rémunéré et au travail domestique, soit des arrangements atypiques, où par exemple la femme a un taux d’emploi plus élevé que son partenaire et où l’homme s’occupe davantage des enfants et des tâches ménagères que sa partenaire.
Figure 1 : Proportion de couples hétérosexuels qui défont le genre dans leurs arrangements de travail rémunéré et domestique en Suisse
Note: Données du Panel suisse de ménages 2002-2022 (PSM, 2022), calculs des autrices
L’effet de la parentalité
Nos résultats montrent que la répartition du travail au sein des couples n’est pas figée : elle évolue au fil du parcours de vie, et la transition à la parentalité constitue un moment clé. Avant la naissance des enfants, les partenaires partagent de manière relativement équilibrée le travail rémunéré, bien que la charge domestique incombe déjà davantage aux femmes (Figure 2). Une fois parents, la division du travail au sein des couples se polarise : les mères réduisent leur activité professionnelle pour assumer davantage de tâches de soin, tandis que les pères maintiennent généralement une activité professionnelle à plein temps. Cette organisation genrée du travail rémunéré et non rémunéré tend à perdurer, même lorsque les enfants grandissent. Cela suggère que les rôles traditionnels, une fois instaurés, sont difficiles à renverser.
Figure 2 : Probabilité de défaire le genre dans les arrangements de travail rémunéré et domestique selon les phases de vie familiale
Note: Données du Panel suisse de ménages 2002-2022 (PSM, 2022), calculs des autrices
L’influence de l’idéologie de genre
L’idéologie de genre – autrement dit, la représentation que les individus ont des rôles sociaux des femmes et des hommes – joue un rôle non négligeable dans la manière dont les couples s’organisent. Nous observons que les couples dont les deux partenaires partagent des convictions égalitaires sont les plus enclins à défaire le genre et donc à adopter une division plus égalitaire du travail rémunéré comme du travail domestique (Figure 3).
Figure 3 : Probabilité de défaire le genre dans les arrangements de travail rémunéré et domestique selon les phases de vie familiale et l’idéologie de genre du couple
Note: Données du Panel suisse de ménages 2002-2022 (PSM, 2022), calculs des autrices
Parmi les couples où les partenaires ne partagent pas la même représentation des rôles de genre, les femmes qui ont des convictions égalitaires s’impliquent davantage dans le travail rémunéré, tandis que les hommes qui des convictions égalitaires s’impliquent davantage dans les tâches ménagères et de soin aux enfants. Le changement des attitudes des hommes à l’égard du travail domestique est donc essentiel pour progresser vers une plus grande égalité dans la sphère privée. Encourager des formes de masculinité davantage tournées vers le care pourrait contribuer à déconstruire les rôles familiaux traditionnels.
Le rôle déterminant des politiques publiques dans le changement social
Cependant, des convictions égalitaires ne suffisent pas à elles seules à garantir des pratiques égalitaires, surtout dans les phases de vie avec enfants (Figure 3). Les contraintes extérieures – notamment liées à la présence d’enfants en bas âge – limitent considérablement la capacité des couples à mettre en œuvre leurs idéaux. Nos résultats montrent que, si l’idéologie de genre des partenaires joue un rôle, les politiques publiques sont déterminantes dans les arrangements travail-famille des couples. En Suisse, la fiscalité commune pour les couples mariés, un congé parental limité et inégalitaire, et le manque de places en crèche abordables constituent autant d’obstacles structurels à un partage plus équilibré des responsabilités professionnelles et familiales. Même les couples les plus convaincus par l’égalité des genres peinent à concrétiser leurs idéaux en l’absence de soutien institutionnel. Des réformes ambitieuses – comme une imposition individuelle, un congé maternité et paternité plus égalitaire et généreux et davantage de structures de garde accessibles – sont essentielles pour permettre aux couples de concrétiser leurs aspirations égalitaires.
Vers un avenir plus égalitaire?
Notre recherche montre que l’organisation du travail rémunéré et domestique au sein des couples résulte d’un enchevêtrement complexe entre convictions personnelles, dynamiques familiales et cadres institutionnels. Si certains couples s’éloignent des modèles traditionnels, ces changements restent lents, et sont particulièrement mis à l’épreuve à l’arrivée du premier enfant. Un avenir dans lequel les responsabilités professionnelles et familiales sont partagées équitablement entre les femmes et les hommes nécessite de s’attaquer aux structures qui façonnent les options disponibles et les choix individuels. En renforçant l’environnement politique et en déconstruisant les normes traditionnelles, nous pouvons favoriser un partage des responsabilités professionnelles et familiales plus équitable et flexible pour toutes et tous.
Note: Une version en anglais de cet article a été publiée dans le blog de Gender & Society.
Références:
- Bornatici, C. and Zinn, I. (2025) Beyond tradition? How Gender Ideology Impacts Employment and Family Arrangements in Swiss Couples. Gender & Society, 39(2). https://doi.org/10.1177/08912432251317464
Panel suisse de ménages. (2022). Vivre en Suisse, vagues 1-22 (V5.1.0) [Jeu de données]. FORS – Swiss Centre of Expertise in the Social Sciences. http://doi.org/10.48573/1nav-wy98
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