Droite populiste et pandémie Covid-19 en région transfrontalière, un terreau fertile pour une (re)légitimation des frontières ?

Appré­hen­der le dis­cours et les sché­mas argu­men­ta­tifs des par­tis popu­lis­tes de droi­te est essen­ti­el afin de décon­strui­re la nor­ma­li­sa­ti­on et la légiti­ma­ti­on de leurs poli­ti­ques d’exclusion (Wod­ak, 2015). 

La pan­dé­mie Covid-19 a été syn­ony­me d’instabilité en ter­mes socié­taux et poli­ti­ques. En effet, et notam­ment en rai­son de la fer­me­tu­re par­ti­el­le des fron­tiè­res au niveau euro­péen durant la pre­miè­re vague de la pan­dé­mie, ce con­tex­te de cri­se a repré­sen­té une oppor­tu­ni­té pour les par­tis popu­lis­tes de droi­te de se mobi­li­ser cont­re les flux trans­na­tion­aux et migra­toires, et de mener un dis­cours de (re)légitimation des fron­tiè­res. De maniè­re géné­ra­le, les par­tis popu­lis­tes de droi­te se posi­ti­on­nent idéo­lo­gi­que­ment cont­re l’immigration en la dép­eignant com­me un dan­ger pour l’identité et la cohé­si­on poli­tique et cul­tu­rel­le natio­na­le. Par con­sé­quent, leur dis­cours nati­vis­te per­met ent­re autres de (re)légitimer la fron­tiè­re com­me un outil de défen­se et d’exclusion face aux menaces exté­ri­eu­res (Nor­ris et Ing­le­hart, 2019). Le but de cet­te recher­che est de mieux com­prend­re com­ment les par­tis popu­lis­tes de droi­te ont béné­fi­cié de ce con­tex­te de cri­se, à savoir de la fer­me­tu­re par­ti­el­le des fron­tiè­res et de leur con­trô­le assi­du, afin de ren­forcer leur rhé­to­ri­que anti-migra­toire et axée sur la (re)légitimation des fron­tiè­res dans une régi­on transfrontalière.

Mais pour­quoi une régi­on transfrontalière ?

Les régi­ons trans­fron­ta­liè­res repré­sen­tent des ter­ri­toires pri­vi­lé­giés pour l’étude du dis­cours d’exclusion des par­tis popu­lis­tes de droi­te puisqu’elles incar­nent des espaces d’échange pro­li­fi­ques si l’on con­sidè­re les inten­ses flux de per­son­nes, de biens, de capi­taux et de ser­vices qui s’y opè­rent (Jen­sen et Richard­son, 2004). En effet, la pro­xi­mi­té géo­gra­phi­que des régi­ons fron­ta­liè­res avec l’objet de la fron­tiè­re-même lui con­fè­re une sym­bo­li­sa­ti­on spé­ci­fi­que en tant qu’elle est direc­te­ment per­cep­ti­ble (maté­ri­el­lement et sym­bo­li­que­ment) dans le quo­ti­di­en des pra­ti­ques poli­ti­ques, cul­tu­rel­les et socia­les (Kon­rad et al., 2018).

La régi­on trans­fron­ta­liè­re de Genè­ve est par­ti­cu­liè­re­ment tou­chée par des flux et des éch­an­ges trans­fron­ta­liers, notam­ment en ce qui con­cer­ne les sec­teurs du social et de la san­té. Elle repré­sen­te par ail­leurs la régi­on trans­fron­ta­liè­re avec le plus haut taux de flux trans­fron­ta­liers en Suis­se (OFS, 2021). A tit­re d’exemple, 63% du corps médi­cal des HUG était repré­sen­té par des tra­vail­leurs fron­ta­liers venant de Fran­ce à la fin 2017 (OTPS, 2019).

En out­re, deux par­tis popu­lis­tes de droi­te pos­sé­dant une for­ce poli­tique sub­stan­ti­el­le opè­rent au sein de cet­te régi­on : la sec­tion can­to­na­le de l’UDC genevoi­se (Uni­on Démo­cra­tique du Cent­re) ain­si que le MCG (Mou­ve­ment Citoy­ens Genevois). Ces deux par­tis se révè­lent être par­ti­cu­liè­re­ment intéres­sants à étu­dier en rai­son de leurs for­tes posi­ti­ons anti-migra­toire et anti-frontalière.

Quels sché­mas argu­men­ta­tifs et quel­les conclusions ?

L’analyse a été réa­li­sée sur le dis­cours con­cer­nant l’immigration et les fron­tiè­res mené par ces deux par­tis au sein de trois péri­odes dis­tinc­tes : 1. L’arrivée de la pan­dé­mie (1er jan­vier au 12 mars 2020), 2. La fer­me­tu­re par­ti­el­le des fron­tiè­res (13 mars au 15 juin 2020), 3. La réou­ver­tu­re des fron­tiè­res (15 juin au 31 août 2020). Cet­te dis­tinc­tion tem­po­rel­le a été uti­le afin de per­ce­voir l’évolution des sché­mas argu­men­ta­tifs jus­ti­fi­ant une (re)légitimation des frontières.

En pre­mier lieu, les résul­tats mon­t­rent que le con­tex­te de la pan­dé­mie Covid-19 a repré­sen­té un ter­reau fer­ti­le pour les par­tis popu­lis­tes de droi­te dans une (re)légitimation de la fron­tiè­re en tant qu’objet de pro­tec­tion et de défen­se de l’intérêt public. La pre­miè­re pha­se a été mobi­li­sée afin de mener un dis­cours axé sur la néces­si­té de la fer­me­tu­re des fron­tiè­res, la deu­xiè­me a souli­gné les ver­tus de cet­te fer­me­tu­re et la troi­siè­me les dan­gers rela­tifs à leur réouverture.

Le pre­mier cons­tat est que, con­tr­ai­re­ment à de pré­cé­den­tes étu­des souli­gnant l’ambivalence et l’ambiguïté du dis­cours des par­tis popu­lis­tes de droi­te qui légiti­me­rait tour à tour l’ouverture et la fer­me­tu­re des fron­tiè­res selon des oppor­tu­ni­tés con­tex­tu­el­les (Bian­ca­la­na et Maz­zo­le­ni, 2020; Lamour et Var­ga, 2020 ; Maz­zo­le­ni et Muel­ler, 2017), cet­te étu­de démont­re que le con­tex­te de la pan­dé­mie Covid-19 a favo­ri­sé un dis­cours uni­vo­que éri­ge­ant la fron­tiè­re com­me un mur et com­me une for­me de bouclier.

Pour ce fai­re, de nou­veaux sché­mas argu­men­ta­tifs ont été mobi­li­sés afin de (re)légitimer la fron­tiè­re en tant qu’objet de de con­trô­le et de filt­re per­met­tant de pro­té­ger une patrie mise en dan­ger par l’immigration et les dan­gers exté­ri­eurs. Ces dis­cours ont été arti­cu­lés autour de thé­ma­ti­ques con­cer­nant la san­té, la cri­mi­na­li­té, le lais­ser-fai­re des poli­ti­ques et la pro­mo­ti­on de la sou­ver­ai­ne­té au tra­vers de sché­mas argu­men­ta­tifs axés sur la peur et les dan­gers, la responsa­bi­li­té à entre­prend­re pour le bien com­mun, les com­pa­rai­sons fall­a­cieu­ses et la dra­ma­ti­sa­ti­on par les chiffres.

Dans un deu­xiè­me temps, un aut­re résul­tat signi­fi­ca­tif émer­ge de cet­te étu­de ancrée dans un con­tex­te de cri­se sani­taire : alors que la sec­tion can­to­na­le de l’UDC genevoi­se a mobi­li­sé un dis­cours arti­cu­lé ent­re autres sur la thé­ma­tique de la san­té, cela n’a pas été le cas pour le MCG. Au con­tr­ai­re, le par­ti a sou­te­nu une stra­té­gie d’évitement ; En temps nor­mal, le MCG se mobi­li­se très for­te­ment sur des ques­ti­ons con­cer­nant les pro­b­lé­ma­ti­ques que génè­rent les fron­ta­liers. Une hypo­thè­se est que le par­ti n’a pas mobi­li­sé le thè­me de la san­té en sachant per­ti­nem­ment que dans un tel con­tex­te de cri­se, les fron­ta­liers ont incar­né une main d’œuvre essen­ti­el­le afin que le sys­tème de san­té genevois ne s’effondre pas. Cet­te stra­té­gie d’évitement con­si­stant à évin­cer la thé­ma­tique de la san­té a donc per­mis au MCG de mener un dis­cours dépour­vu d’ambivalence et d’am­bi­guï­té par une (re)légitimation uni­vo­que des frontières.

L’approche de l’analyse cri­tique de discours
Les sché­mas argu­men­ta­tifs des par­tis popu­lis­tes de droi­te ont été ana­ly­sés au tra­vers de l’approche de l’analyse cri­tique de dis­cours (Rei­sigl et Wod­ak, 2001). Cet­te appro­che con­sis­te à étu­dier les topics et les topoi adop­tés dans les dis­cours et uti­li­sés dans la jus­ti­fi­ca­ti­on des pra­ti­ques d’exclusion et des dyna­mi­ques de pou­voir. Alors que les topics défi­nis­sent les princi­paux thè­mes abor­dés au sein d’un dis­cours (dimen­si­on macro), les topoi repré­sen­tent les stra­té­gies d’argumentation uti­li­sées pour inves­ti­guer le pas­sa­ge de l’argument à la con­clu­si­on (dimen­si­on micro).

Réfé­rence

Yer­ly G. (2022). Right-Wing Popu­list Par­ties’ Bor­de­ring Nar­ra­ti­ves in Times of Cri­sis : Anti-Immi­gra­ti­on Dis­cour­se in the Genevan Bor­der­land during the COVID-19 Pan­de­mic. Swiss Poli­ti­cal Sci­ence Review. DOI : https://doi.org/10.1111/spsr.12516

Sources

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  • Kon­rad, V., J. Lai­ne, I. Liika­nen, J. Scott and R. Wid­dis. (2018). The Lan­guage of Bor­ders. In Brunn, S. and R. Kehr­ein (eds.), Hand­book of the Chan­ging World Lan­guage Map. Cham: Sprin­ger Inter­na­tio­nal Publi­shing (1–17).
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  • Wod­ak, R. (2015). The Poli­tics of Fear. Lon­don: SAGE Publi­ca­ti­ons Ltd.
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