Les soldats russes se rendent à la démocratie ukrainienne

Dans les pre­miè­res étapes de l’in­va­si­on rus­se de l’U­krai­ne, des his­toires de sol­dats rus­ses se ren­dant et devenant pri­son­niers de guer­re ont appa­ru. Qu’est-ce qui a moti­vé ces sol­dats rus­ses à se rend­re à l’ar­mée ukrai­ni­en­ne, même initia­le­ment, alors que les com­bats ent­re les deux côtés étai­ent encore limi­tés ? Et com­ment inter­pré­ter leur com­por­te­ment lors­qu’il est ana­ly­sé dans le con­tex­te de la guerre ?

De nombreux sol­dats rus­ses sont deve­nus pri­son­niers de guer­re (ci-après pri­son­niers de guer­re) au cours des pre­miers mois de la guer­re rus­so-ukrai­ni­en­ne. Les respons­ables ukrai­ni­ens ont même annon­cé qu’il était néces­saire de con­strui­re des camps pour accueil­lir le nombre crois­sant de sol­dats rus­ses cap­tu­rés. Par­mi les sol­dats qui ont été cap­tu­rés, beau­coup ont «volon­taire­ment» choi­si de par­ler de la guer­re, ce qui fait craind­re qu’ils aient été con­traints de se joindre.

Cer­tains sol­dats rus­ses ont même choi­si de se ran­ger du côté de l’ar­mée adver­se en créant une « légi­on rus­se » au sein de l’ar­mée ukrai­ni­en­ne. Comp­te tenu de ces cir­con­stan­ces, il exis­te un motif rai­sonn­ab­le d’af­fir­mer que cer­tains Rus­ses con­dam­nent sin­cè­re­ment les actions de leur gou­ver­ne­ment. Cepen­dant, la ques­ti­on demeu­re : dans un tel con­flit, qu’est-ce qui moti­ve la décisi­on d’un sol­dat de pas­ser du côté adverse ?

Pour­quoi se rend­re au camp adverse ?

Selon Rei­ter et Stam, il exis­te des fac­teurs spé­ci­fi­ques que les sol­dats pren­nent en comp­te lors­qu’ils déci­dent de « se rend­re » à la par­tie adver­se, tels que l’is­sue du con­flit, le trai­te­ment des com­bat­tants enne­mis et le type de régime de gou­ver­nan­ce (Rei­ter 1997). La moti­va­ti­on des sol­dats peut chan­ger au cours de la guer­re en fonc­tion de leur expé­ri­ence de com­bat et des infor­ma­ti­ons qu’ils pos­sè­dent ou obti­en­nent. C’est ce pro­ces­sus de pri­se de décisi­on que la lit­té­ra­tu­re aca­dé­mi­que appel­le fami­liè­re­ment le «jeu des pri­son­niers de guer­re» ou le «dilem­me des pri­son­niers de guerre».

Dans des nou­vel­les récen­tes, quel­ques sources non véri­fiées ont accu­sé des sol­dats ukrai­ni­ens d’a­voir tué des pri­son­niers de guer­re rus­ses bles­sés. Bien qu’à ce jour, il n’y ait eu aucu­ne source con­fir­mée indi­quant des abus envers les pri­son­niers de guer­re rus­ses par les for­ces ukrai­ni­en­nes. De tel­les infor­ma­ti­ons peu­vent évi­dem­ment jou­er un rôle cru­cial en influ­en­çant la décisi­on d’un sol­dat de se rend­re ou non.

La peur du régime auto­ri­taire et le déchaî­ne­ment de son pou­voir répres­sif en cas de refus par les sol­dats de se batt­re sem­blent éga­le­ment les avoir moti­vé à se rend­re. Com­me l’ex­pli­que un pri­son­nier de guer­re rus­se :

« La peur de not­re État nous pous­se. De la façon dont c’est orga­ni­sé, si nous alli­ons à l’en­cont­re des nôtres, nous ser­i­ons soit abat­tus par les nôtres, soit empr­i­son­nés pen­dant très long­temps. C’est pour cela qu’on a continué…”

Pro­fil des soldats

Il exis­te peu ou pas de don­nées offi­ci­el­les sur les pri­son­niers de guer­re four­nies par les auto­ri­tés ukrai­ni­en­nes. Sur la base des vidé­os dif­fu­sées, on peut con­clu­re que bon nombre des sol­dats cap­tu­rés sem­blent être enrô­lés, au lieu d’êt­re des pro­fes­si­onnels mili­taires plei­ne­ment for­més. De plus, beau­coup sem­blent man­quer d’en­traî­ne­ment ou d’ex­pé­ri­ence de com­bat “offi­ciels”.

En out­re, de nombreux sol­dats cap­tu­rés décla­rent ne pas avoir reçu d’ob­jec­tifs clairs pour leurs opé­ra­ti­ons mili­taires. De tel­les con­di­ti­ons peu­vent natu­rel­lement avoir ent­raî­né la con­fu­si­on des sol­dats et leur man­que de com­pré­hen­si­on des objec­tifs de leur prop­re camp peut avoir con­du­it à une réti­cence à se batt­re, com­me le décrit un aut­re pri­son­nier de guer­re russe :

« Aux pre­miè­res heu­res du [24 févri­er], nous avons été ali­gnés par le com­man­dant du batail­lon et on nous a dit que nous devi­ons mar­cher. On ne nous a pas dit où aller. Ils ont pris tous nos appa­reils de com­mu­ni­ca­ti­on et nos papiers à l’a­van­ce. Nous avons tous sui­vi not­re com­man­dant de batail­lon jus­qu’à ce que nous soyons sous le feu. …Nous n’a­vons même pas com­pris ce qui s’é­tait pas­sé… Pour­quoi ? Nous avons com­men­cé à poser des ques­ti­ons. Soi-disant, nous avons tra­ver­sé la fron­tiè­re la nuit sans le savoir. »

Stra­té­gie ukrainienne

En out­re, les actions du côté ukrai­ni­en ont très pro­ba­ble­ment inci­té les sol­dats, indi­vi­du­el­lement ou au sein d’u­ne unité plus lar­ge, à déci­der de se rend­re. Par­mi ces actions, les médi­as ukrai­ni­ens ont publié des ent­re­ti­ens avec des pri­son­niers de guer­re rus­ses affir­mant qu’ils étai­ent bien trai­tés et soignés :

« Aus­si étran­ge que cela puis­se paraît­re, nous som­mes bien trai­tés en cap­ti­vi­té. Tout le mon­de a reçu une assi­s­tance médi­ca­le et tout le néces­saire. Les per­son­nes qui por­tai­ent des vête­ments mouil­lés en rece­vai­ent des secs. »

Le trai­te­ment humain des com­bat­tants enne­mis par la par­tie adver­se est essen­ti­el pour com­prend­re les « cal­culs rati­on­nels » effec­tués par les sol­dats rus­ses lors­qu’ils déci­dent non seu­le­ment de se rend­re, mais de par­ti­ci­per acti­ve­ment aux actions de l’ad­ver­saire, d’au­tant plus que le régime poli­tique est per­çu com­me étant « libé­ral ou plus démo­cra­tique » (Axel­rod 1984, Stam 1996, Rei­ter 1997). De tels cal­culs jou­ent un rôle cen­tral sur le champ de batail­le dans la psy­cho­lo­gie glo­ba­le des par­tis d’op­po­si­ti­on, en par­ti­cu­lier lors­que les « trans­fu­ges » par­ti­ci­pent volon­taire­ment à la pro­pa­gan­de du « jeu des pri­son­niers de guer­re » (Tay­lor, 1995, Rei­ter 1997, Webb 2015).

Durant les pre­miè­res semai­nes de la guer­re, l’ar­mée rus­se subit des per­tes import­an­tes et son offen­si­ve est inter­rom­pue, ce qui sem­ble avoir affec­té le moral des sol­dats. Dans de tel­les cir­con­stan­ces, le ris­que de repré­sailles par les auto­ri­tés rus­ses com­bi­né avec la pro­mo­ti­on par le gou­ver­ne­ment ukrai­ni­en des « val­eurs démo­cra­ti­ques » et du trai­te­ment humain des sol­dats cap­tu­rés sem­blent avoir suf­fi­sam­ment sédu­it les sol­dats rus­ses pour qu’ils se ren­dent à l’ar­mée ukrainienne.

Con­sé­quen­ces de la pri­se de parole

Bien que les con­fé­ren­ces de pres­se et les ent­re­ti­ens avec les pri­son­niers de guer­re rus­ses aient clai­re­ment été uti­li­sés com­me outil de pro­pa­gan­de par les auto­ri­tés ukrai­ni­en­nes. Cer­tains sol­dats rus­ses ont peut-être vu en eux une oppor­tu­ni­té d’é­vi­ter de retour­ner en Rus­sie et d’a­voir à sub­ir les cont­re­coups d’u­ne mis­si­on ratée. La per­spec­ti­ve de res­ter dans un État démo­cra­tique pour­rait éga­le­ment être con­sidé­rée com­me une for­ce motri­ce « rati­on­nel­le » suf­fi­san­te der­riè­re leurs appa­ri­ti­ons publi­ques cri­ti­ques, même lors­que ces actions peu­vent avoir un impact néga­tif sur l’i­mage de l’ar­mée et des auto­ri­tés russes :

« Nous vou­lons res­ter en Ukrai­ne, par­ce que… au moins tant que le régime pou­ti­nis­te y est en place [en Rus­sie], nous avons peur d’y retour­ner. Par­ce que lui, le pré­si­dent de la Rus­sie, a fait de nous des cri­mi­nels. Quel­que cho­se com­me cela. »

Bien qu’il y ait eu plu­sieurs éch­an­ges de pri­son­niers de guer­re ent­re l’U­krai­ne et la Rus­sie, aucu­ne infor­ma­ti­on sup­plé­men­taire sur le sort de tous les pri­son­niers de guer­re rus­ses qui ont par­ti­ci­pé aux con­fé­ren­ces de pres­se n’est dis­po­nible. Des vidé­os de cer­tains hom­mes inter­ro­gés par­lant à des dates ulté­ri­eu­res ont appa­ru, ce qui pour­rait indi­quer que cer­tains sont tou­jours en Ukraine.

Résul­tats de la guerre

Beau­coup de sol­dats rus­ses n’é­tai­ent pas prêts à mener la vraie guer­re et, par con­sé­quent, ont essayé d’é­vi­ter les com­bats. Dans cet­te situa­ti­on, l’U­krai­ne s’est pré­sen­tée com­me une par­tie prê­te à trai­ter humai­ne­ment ces Rus­ses qui se ren­dent. De plus, les pri­son­niers de guer­re rus­ses soulign­ent qu’ils crai­g­n­ent la Rus­sie auto­ri­taire, tan­dis que l’U­krai­ne démo­cra­tique leur pro­met la sécu­ri­té bien qu’en cap­ti­vi­té. Les hypo­thè­ses posées par Rei­ter et Stam sont donc con­fir­mées, c’est-à-dire que dans une guer­re, ce ne sont pas seu­le­ment les résul­tats « sur le ter­rain » du champ de batail­le qui compt­ent, mais aus­si la « stra­té­gie à long ter­me » que la plu­part des sol­dats con­sidè­rent lors­qu’ils déci­dent de se rend­re ou non.

Le bil­let de blog a été publié pour la pre­miè­re fois sur la pla­te­for­me nccr-on the move. Le blog a été tra­du­it en fran­çais par Ali­na Datsii.

Les­lie Ader est doc­tor­an­te et cher­cheu­se en migra­ti­on et mobi­li­té à l’Uni­ver­si­té de Neu­châ­tel asso­ciée au nccr – on the move dans le cad­re du pro­jet « “His­to­ri­cal Per­spec­ti­ve on Mobi­li­ty in Wel­fa­re Sta­tes” » et elle se con­cent­re sur l’his­toire des États-pro­vi­dence, dis­cours, récla­ma­ti­ons et poli­ti­ques de bien-être.

Iaros­lav Koval­chuk est doc­torant en his­toire à l’Uni­ver­si­té de l’Al­ber­ta (Edmon­ton, Cana­da). Il se con­cent­re sur la Secon­de Guer­re mon­dia­le et l’his­toire d’a­près-guer­re de l’U­krai­ne occi­den­ta­le et son inté­gra­ti­on à l’U­ni­on soviétique.

Réfé­ren­ces:

– Axel­rod, Robert. 1984. The Evo­lu­ti­on of Coope­ra­ti­on. New York: Basic Books.Gaubatz, Kurt Tay­lor. 1996. “Demo­cra­tic Sta­tes and Com­mit­ment in Inter­na­tio­nal Rela­ti­ons.” Inter­na­tio­nal Orga­niz­a­ti­on 50 (Win­ter): 109–139.
– Rei­ter, Dan, All­an C. Stam III, Mei­hua Chen, and Saema Soma­lya. « The soldier’s decisi­on to sur­ren­der: Pri­so­ners of war and world poli­tics. » In annu­al mee­ting of the Ame­ri­can Poli­ti­cal Sci­ence Asso­cia­ti­on, Washing­ton, DC. 1997.
– Webb, P. S., Isaac. (2015). Pri­so­ners’ Dilem­ma in Ukrai­ne. Car­ne­gie Endow­ment for Inter­na­tio­nal Peace. https://carnegieendowment.org/2015/06/23/prisoners-dilemma-in-ukraine-pub-60477

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