Pourquoi un tel revirement dans la réponse de la Hongrie à l’arrivée des réfugié.e.s ?

Le dépla­ce­ment for­cé de l’U­krai­ne fron­ta­liè­re vers la Hon­grie sem­ble avoir pres­que éva­po­ré un effort de dix ans pour con­strui­re une forter­es­se de la Hon­grie par son par­ti au pou­voir Fidesz. Com­ment com­prend­re ce revi­re­ment dans l’ac­cueil des réfu­gi­és ? En rai­son du fort eth­no­po­pu­lisme du gou­ver­ne­ment et de son récit d’in­clu­si­vi­té eth­ni­que, la Hon­grie a été obli­gée d’ac­cueil­lir tou.te.s les Hungaro-Ukrainien.ne.s dans le pays. N’a­yant pas été en mes­u­re de dif­fé­ren­cier de maniè­re con­vain­can­te les citoyen.ne.s ayant la dou­ble natio­na­li­té — Hungaro-Ukrainien.ne.s — et ceux/celles qui ont “uni­que­ment” la natio­na­li­té ukrai­ni­en­ne, le gou­ver­ne­ment hon­grois a créé une situa­ti­on d’im­pas­se où son carac­tè­re aut­re­fois fer­mé en matiè­re d’a­si­le sem­ble avoir implosé.

La Répu­bli­que de Hon­grie, cet État membre de l’UE à la fron­tiè­re sud-est de l’e­space Schen­gen, s’est fait con­naît­re au cours de la der­niè­re décen­nie pour ses poli­ti­ques d’a­si­le auto­ri­taires. Après deux décen­nies d’in­ter­na­tio­na­li­sa­ti­on et d’eu­ro­péa­ni­sa­ti­on dans les domai­nes de la poli­tique d’a­si­le et de migra­ti­on, la Hon­grie a dévoi­lé sa stra­té­gie migra­toire uni­que en 2014. Ce même docu­ment (Com­mis­si­on euro­péen­ne 2014) pré­voyait une appro­che équi­li­brée, poin­tant vers les avan­ta­ges pos­si­bles de l’im­mi­gra­ti­on tout en recon­nais­sant éga­le­ment ses défis.

Cepen­dant, avant même que ce docu­ment ne puis­se être mis en œuvre, la cri­se de la poli­tique euro­péen­ne en matiè­re de migra­ti­on et d’a­si­le des années 2014 à 2015 (Schul­ze Wes­sel 2017), con­nue sous le nom de « cri­se des réfu­gi­és », a ent­raî­né un chan­ge­ment com­plet dans l’ap­pro­che du gou­ver­ne­ment envers tou­tes les ques­ti­ons liées à la migra­ti­on. La tra­jec­toire d’ad­hé­si­on aux nor­mes et règles euro­péen­nes et inter­na­tio­na­les en matiè­re d’ac­cueil des deman­deurs d’a­si­le et de ges­ti­on des migra­ti­ons a été aban­don­née. Ce qui a sui­vi a été une série de mes­u­res qui ont défi­ni la nou­vel­le appro­che hon­groi­se du con­trô­le d’ac­cès, de la nég­li­gence et du mépris.

Du pro­grès au refus de l’ou­ver­tu­re des frontières

En con­sé­quence, la Hon­grie est aujour­d’hui l’un des adver­saires les plus pro­non­cés d’u­ne appro­che humai­ne de l’ac­cueil des deman­deurs d’a­si­le. C’est éga­le­ment l’un des plus ardents par­tis­ans de la fer­me­tu­re des fron­tiè­res au sein de l’UE, ayant pres­que à lui seul fer­mé la “rou­te des Bal­kans” à l’aut­om­ne 2015. Depuis, le gou­ver­ne­ment hon­grois diri­gé par le par­ti Fidesz a pro­gres­si­ve­ment déman­te­lé les dis­po­si­ti­ons rela­ti­ves à tou­te la pro­tec­tion des réfugié.e.s. En mars 2020, le gou­ver­ne­ment avait mis en place un sys­tème par lequel il n’é­tait plus pos­si­ble de deman­der l’a­si­le à la fron­tiè­re hon­groi­se ou à l’in­té­ri­eur du pays. Au lieu de cela, un sys­tème d’am­bassa­de con­çu de maniè­re uni­que, avec Bel­gra­de (Ser­bie) ou Kiev (Ukrai­ne) restant com­me les deux seuls points d’en­trée, a été mis en place. Depuis lors, 12 per­son­nes au total ont été auto­ri­sées à entrer en Hon­grie et à deman­der l’asile.

La posi­ti­on extrê­me de la Hon­grie peut être vue com­me une ten­ta­ti­ve de bar­ri­ca­de aux deman­deurs d’a­si­le qui ten­tent d’en­trer sur son ter­ri­toire. Cela signi­fie éga­le­ment que ses mes­u­res enfreig­n­ent désor­mais la légis­la­ti­on euro­péen­ne sur l’a­si­le. Dans ces cir­con­stan­ces, il était incon­cev­a­ble que le gou­ver­ne­ment hon­grois recon­sidè­re sa posi­ti­on sur l’a­si­le pour per­mett­re l’ou­ver­tu­re des fron­tiè­res, en four­nis­sant un finan­ce­ment sub­stan­ti­el et d’au­tres res­sour­ces pour accueil­lir de maniè­re appro­priée les per­son­nes dépla­cées d’U­krai­ne. Or, c’est exac­te­ment ce qui s’est pas­sé dans les jours qui ont sui­vi l’in­va­si­on de l’U­krai­ne par les for­ces russes.

Exclu­si­vi­té ethnique

L’ac­te de bar­ri­ca­der de l’ex­té­ri­eur est basé sur un récit excep­ti­on­nel­lement fort d’ex­clu­si­vi­té eth­ni­que. Ce récit est his­to­ri­que­ment enra­ci­né dans les évé­ne­ments de l’a­près-guer­re, lors­que la “Gran­de Hon­grie” de l’é­po­que a per­du les deux tiers de son ter­ri­toire et une pro­por­ti­on encore plus gran­de de sa popu­la­ti­on selon l’ac­cord de paix impo­sé par les puis­san­ces victorieuses.

Cet­te “per­te” hon­groi­se a été uti­li­sée par le gou­ver­ne­ment diri­gé par le Fidesz pour redé­fi­nir qui appar­tient à la nati­on hon­groi­se et qui ne l’ap­par­tient pas. For­mel­lement, cet­te « appar­ten­an­ce » est codi­fiée dans la loi sur la citoy­enne­té, qui est la plus dépen­dan­te du « jus san­gui­nis » de tous les États mem­bres de l’UE — c’est-à-dire que la citoy­enne­té est acqui­se par la natio­na­li­té ou l’o­ri­gi­ne eth­ni­que d’un ou des deux par­ents, grands-par­ents ou même les géné­ra­ti­ons pré­cé­den­tes. Dans la pra­tique, des liens soli­des sont cré­és avec les Hon­grois de sou­che dans tou­te la régi­on, en par­ti­cu­lier via des acti­vi­tés cul­tu­rel­les for­te­ment finan­cées. Ces régi­ons com­pren­nent des ter­ri­toires au sud et au sud-ouest de la Hon­grie, mais aus­si vers l’est en Ukraine.

L’im­por­t­ance de la dia­spo­ra hon­groi­se dans la région

Le récit de la « hon­groi­sie » s’ap­pu­ie sur la lignée et la descen­dance bio­lo­gi­que ain­si que sur la con­nais­sance de la lan­gue hon­groi­se — cer­tes, l’u­ne des plus dif­fi­ci­les à par­ler pour les non-natif.ve.s — com­me fac­teurs décisi­fs d’ap­par­ten­an­ce et de non-appar­ten­an­ce. Il sert de base au fort eth­no­po­pu­lisme pro­mu par le par­ti Fidesz depuis sa remon­tée au pou­voir en 2010.

Il est important de noter qu’il a éga­le­ment ser­vi à jus­ti­fier des chan­ge­ments dans les lois sur la citoy­enne­té et les élec­tions, ce qui signi­fie que des cen­tai­nes de mil­liers de per­son­nes d’o­ri­gi­ne hon­groi­se, vivant en dehors de son ter­ri­toire actu­el, ont eu accès au pas­se­port hon­grois, sou­vent sous la for­me d’u­ne deu­xiè­me citoy­enne­té. Pour cet­te inclu­si­on géné­reu­se, le sou­ti­en loy­al de ces « Hon­grois de l’aut­re côté de la fron­tiè­re » a fina­le­ment valu au Fidesz la super­ma­jo­ri­té à tou­tes les élec­tions légis­la­ti­ves depuis (c’est-à-dire 2014, 2018, 2022). Rien qu’en Ukrai­ne, le gou­ver­ne­ment hon­grois a déli­v­ré envi­ron 130 000 de deu­xiè­mes passeports.

Aucun revi­re­ment de poli­tique après tout

Lors­que la guer­re en Ukrai­ne a écla­té, il sem­b­lait que la Hon­grie avait modi­fié sa posi­ti­on anté­ri­eu­re en refu­sant d’au­to­ri­ser les deman­deurs d’a­si­le à entrer sur son ter­ri­toire et avait ouvert ses fron­tiè­res pour leur per­mett­re une entrée sans ent­ra­ve. En zoo­mant sur la situa­ti­on réel­le, il sem­ble que beau­coup de ceux/celles qui sont arrivé.e.s pour la pre­miè­re fois en Hon­grie — par pure pro­xi­mi­té — n’é­tai­ent pas sim­ple­ment des Ukrainien.ne.s, mais des Ukrainien.ne.s de l’an­ci­en ter­ri­toire hon­grois de Trans­car­pa­tie, avec une ascen­dance hon­groi­se poten­ti­el­le et très pro­ba­ble­ment ayant un deu­xiè­me pas­se­port hon­grois. Par con­sé­quent, ils/elles n’au­rai­ent pas pu se voir refu­ser l’en­trée léga­le­ment, et grâce au fort récit d’ap­par­ten­an­ce, ils/elles ont plu­tôt été accueilli.e.s à bras ouverts.

Ain­si, ce qui avait sem­blé être un revi­re­ment à part ent­iè­re de la poli­tique d’a­si­le doit, en fait, plu­tôt être con­sidé­ré com­me la con­ti­nua­tion d’u­ne voie bien tra­cée de natio­na­lisme eth­ni­que. Cela expli­que pour­quoi le trai­te­ment des per­son­nes dépla­cées par la guer­re en Ukrai­ne dif­fè­re tel­lement du trai­te­ment des autres deman­deurs d’asile.

La répon­se hon­groi­se de dou­ble face à l’ar­ri­vée des réfugié.e.s

D’un point de vue occi­den­tal et euro­péen, la four­ni­tu­re d’a­b­ris, d’ai­de et d’au­tres for­mes de sou­ti­en aux per­son­nes dépla­cées par la guer­re en Ukrai­ne peut sem­bler que la Hon­grie adhè­re enfin aux règles et régle­men­ta­ti­ons de l’UE et respec­te son obli­ga­ti­on d’a­si­le. D’un point de vue inter­ne, cepen­dant, ce n’est pas le cas.

De même, lors­que l’on regar­de les envois d’ai­de hon­groi­se à desti­na­ti­on de la régi­on fron­ta­liè­re de Tran­s­ca­part­hie — d’un point de vue de l’Eur­o­pe occi­den­ta­le, ils vont à l’U­krai­ne. Mais du point de vue hon­grois, l’ai­de est limi­tée à la zone his­to­ri­que­ment liée à la Hon­grie et peu­plée de ses citoyen.ne.s. Ce qui sem­ble être un ges­te de soli­da­ri­té n’en est en fait pas un. Ce qui sem­ble être un chan­ge­ment dans la poli­tique d’ac­cueil des réfugié.e.s sem­ble en fait être l’ex­pres­si­on d’u­ne exclu­si­vi­té eth­ni­que de la part du gou­ver­ne­ment diri­gé par le Fidesz.

Une fin tragique

En effet, la guer­re rus­se cont­re l’U­krai­ne a démon­tré l’ar­bi­tr­ai­re de l’ac­cueil des réfugié.e.s en Hon­grie. Le sou­ti­en qui aff­lue main­ten­ant n’a été mis à la dis­po­si­ti­on ni du grou­pe pré­cé­dent de deman­deurs d’a­si­le, à savoir ceux/celles déplacé.e.s par la guer­re civi­le en Syrie, ni de ceux/celles qui se trou­vent déjà dans le pays et vivent dans des con­di­ti­ons sor­d­i­des, par ex. une par­tie des Roms de Hon­grie. Cet­te appro­che indi­que une hié­rar­chie du méri­te et met en évi­dence la discri­mi­na­ti­on au sein des popu­la­ti­ons de réfugié.e.s déjà décri­te par d’au­tres chercheur.se.s (Dahin­den 2022).

Sans mar­quer la fin de l’eth­no­po­pu­lisme hon­grois, du nati­visme et de l’è­re de la « forter­es­se hon­groi­se », le sou­ti­en dégu­i­sé de Pou­ti­ne et les ten­ta­ti­ves de blo­quer de nou­vel­les sanc­tions cont­re la Rus­sie sem­blent avoir con­du­it à l’im­plo­si­on du grou­pe de Visegrád, à savoir la Hon­grie, la Répu­bli­que tchè­que, Slo­va­quie et Polo­gne. Ces pays avai­ent aupa­ra­vant for­mé une alli­an­ce cont­re l’é­vo­lu­ti­on pro­gres­si­ve de la poli­tique d’a­si­le et de migra­ti­on en Euro­pe. Iro­ni­que­ment, le sujet même de l’ac­cueil et de l’a­si­le des réfugié.e.s, sur lequel ils s’é­tai­ent mis d’ac­cord aupa­ra­vant, voit éga­le­ment la fin de leur unité.

Le bil­let de blog a été publié pour la pre­miè­re fois sur la pla­te­for­me nccr-on the move. Le blog a été tra­du­it en fran­çais par Ali­na Datsii.

Jen­na Alt­hoff est cher­cheu­se asso­ciée au nccr — on the move, qui ana­ly­se les reven­di­ca­ti­ons en temps de cri­se dans les États-pro­vi­dence postsoviétiques.

Sui­vez sa sélec­tion cura­tée de publi­ca­ti­ons, d’ar­ti­cles et d’é­vé­ne­ments per­ti­nents sur Face­book sous “Migra­ti­on Poli­cy In A Euro­pean Con­text”.

Réfé­ren­ces:

– Alt­hoff, Jen­na (2022): Län­der­be­richt Ungarn, MIDEM Län­der­be­rich­te, Tech­ni­sche Uni­ver­si­tät Dres­den, Dres­den.
– Dahin­den, Jani­ne (2022): A Call for Soli­da­ri­ty with All Refu­gees, Bey­ond Dou­ble Stan­dards!, nccr on the move, blog seri­es “Euro­pe on the Brink”, Uni­ver­si­té Neu­châ­tel, Neu­châ­tel.
– Euro­pean Com­mis­si­on (2014): Hungary’s Migra­ti­on Stra­te­gy, (last acces­sed: 16.05.2022).
– Schul­ze Wes­sel, Julia (2017): Kri­se! Wel­che Kri­se?; in: Wal­ter, Franz (Hg.): Euro­pa ohne Iden­ti­tät? Van­den­hoeck & Ruprecht, Göt­tin­gen, S. 62–66.

Source de la pho­to: Commons.wikimedia.org

image_pdfimage_print