La sélectivité des élu·es est également spatiale

Dans une récen­te recher­che qui sera publiée dans la Swiss Poli­ti­cal Sci­ence Review, le poli­to­lo­gue Dr. Rober­to Di Capua (Uni­ver­si­té de Lau­sanne) éva­lue com­ment la sélec­tion socia­le des mem­bres des légis­la­tifs com­mu­naux s’exprime éga­le­ment à tra­vers une sélec­tion socio-géo­gra­phi­que des quar­tiers d’habitation de ces der­niers. À par­tir de don­nées sur les lieux de rési­dence des élu·es zurichois·e et lausannois·e (1980–2016), sa recher­che mont­re que le quar­tier d’habitation des mem­bres des légis­la­tifs com­mu­naux n’est pas aléa­toire mais répond à une logi­que de sélec­ti­vi­té spa­tia­le de classe. 

Métho­do­lo­gie
Afin d’analyser la dis­tri­bu­ti­on spa­tia­le des élu·es en fonc­tion du niveau socio-éco­no­mi­que des quar­tiers de leur vil­le, nous avons clas­sé les quar­tiers en cinq grou­pes repré­sen­tant une popu­la­ti­on éga­le allant des quar­tiers pré­sen­tant les reve­nus médi­ans les plus bas (grou­pe n°1) aux quar­tiers dont les con­tri­bu­ables pos­sè­dent les reve­nus médi­ans les plus hauts (grou­pe n°5). Nous avons ensui­te exami­né la pro­por­ti­on d’élu·es résidant·e au sein de cha­que grou­pe de quar­tiers pour la légis­la­tu­re de 1990, 2002 et 2014 à Zurich et pour 1982, 1990, 2002 et 2016 à Lau­sanne. Nous avons éga­le­ment car­to­gra­phié ces résultats.

La sélec­ti­vi­té spa­tia­le des élu·es et l’effet « régu­la­teur » des cir­con­scrip­ti­ons électorales 

Le princi­pal résul­tat de cet­te recher­che est celui de mon­trer que le défi­cit de repré­sen­ta­ti­vi­té socia­le des mem­bres d’un légis­la­tif com­mu­nal peut éga­le­ment pro­vo­quer un défi­cit de repré­sen­ta­ti­vi­té des quar­tiers de la com­mu­ne. Appar­ten­ant socia­le­ment sou­vent à une for­me de peti­te-bour­geoi­sie urbai­ne, les élus com­mu­naux des vil­les ont ten­dance à habi­ter dans des quar­tiers socio-éco­no­mi­que­ment plus aisés que la moy­enne. Tou­te­fois cet­te recher­che mon­trer aus­si que cet­te sélec­ti­vi­té spa­tia­le varie en fonc­tion de l’appartenance par­ti­sa­ne des élu·es et de l’existence ou non de cir­con­scrip­ti­ons élec­to­ra­les au niveau communal.

Nos résul­tats pré­sen­tent des situa­tions rela­ti­ve­ment dif­fé­ren­tes ent­re Lau­sanne et Zurich. À Zurich, la répar­ti­ti­on des élu·es au sein des quar­tiers clas­sés par grou­pe de niveau de reve­nu (ent­re 1990 et 2014) mont­re que les mem­bres du con­seil com­mu­nal ten­dent à plu­tôt se disper­ser géo­gra­phi­que­ment dans l’ensemble des quar­tiers mal­gré une légè­re sur­re­pré­sen­ta­ti­on dans les quar­tiers plus aisés (voir Gra­phi­que 1). Ce résul­tat témoi­g­ne d’une dis­tri­bu­ti­on spa­tia­le des élu·es de Zurich off­rant ten­dan­ci­el­lement une bon­ne repré­sen­ta­ti­vi­té de l’ensemble des quar­tiers de domic­i­le en ter­mes socio-éco­no­mi­que. Autre­ment dit, les quar­tiers les moins aisés autant que les quar­tiers les plus aisés sont rela­ti­ve­ment bien repré­sen­tés à par­tir du lieu de domic­i­le des élus.

À Lau­sanne, la situa­ti­on est rela­ti­ve­ment dif­fé­ren­te (voir Gra­phi­que 2). La répar­ti­ti­on des élu·es au sein des quar­tiers clas­sés par grou­pe de reve­nu mont­re que les mem­bres du Con­seil com­mu­nal de Lau­sanne ten­dent à se disper­ser géo­gra­phi­que­ment avec une sur­re­pré­sen­ta­ti­on sen­si­ble des quar­tiers « moy­ens » (grou­pe 3) et des quar­tiers « très aisés » (grou­pe 5). Cet­te ten­dance se con­fir­me de 1980 à 2016. Autre­ment dit, plus le niveau socio-éco­no­mi­que du quar­tier aug­men­te plus il y a ten­dan­ci­el­lement d’ élu·es qui y habitent.

Gra­phi­que 1 — Pro­por­ti­on d’élu·es à Zurich clas­sé selon le grou­pe de reve­nu de leurs quar­tiers de domic­i­le (1990–2014, en %)

Gra­phi­que 2 — Pro­por­ti­on d’élu·es à Lau­sanne clas­sé selon le grou­pe de reve­nu de leurs quar­tiers de domic­i­le (1980–2016, en %)

Note: les droi­tes liné­ai­res de ten­dance sur le gra­phi­que en bâton repré­sen­tent la ten­dance géné­ra­le de la dis­tri­bu­ti­on réa­li­sées en cal­cu­lant les moind­res car­rés de la pro­por­ti­on d’é­lus au sein de cha­que grou­pe de quartier.

Alors qu’à Zurich les élu·es ten­dent à se disper­ser géo­gra­phi­que­ment dans l’ensemble des quar­tiers en ter­me socio-éco­no­mi­que avec une légè­re sur­re­pré­sen­ta­ti­on d’élus habi­tant au sein des quar­tiers moy­ens et aisés, à Lau­sanne, la sélec­ti­vi­té socia­le s’exprime spa­tia­le­ment par des élu·es qui ten­dent à habi­ter davan­ta­ge les quar­tiers « moy­ens-aisés » et « aisés » que les quar­tiers les plus « popu­lai­res ». Com­ment expli­quer cet­te différence ?

L’explication princi­pa­le de cet­te dif­fé­ren­te sélec­ti­vi­té spa­tia­le des élu·es tient selon nous à la pré­sence ou à l’absence de cir­con­scrip­ti­ons élec­to­ra­les. En effet, la pré­sence de cir­con­scrip­ti­ons élec­to­ra­les (Wahl­krei­se) à Zurich for­ce à attri­buer des siè­ges dans l’ensemble des quar­tiers de la vil­le. Or, les quar­tiers le plus peu­plés sont sou­vent à Zurich les quar­tiers les moins « aisés » ce qui impli­que que la répar­ti­ti­on des siè­ges con­traint à off­rir un nombre rela­ti­ve­ment important de siè­ges aux quar­tiers moins aisés de cet­te vil­le (Car­te 1). Cet­te con­train­te est absen­te à Lau­sanne où l’inexistence de cir­con­scrip­ti­ons élec­to­ra­les lais­se les élus lau­san­nois se répar­tir géo­gra­phi­que­ment ent­re les quar­tiers de la vil­le de maniè­re libre. Par con­sé­quent dans le cas lau­san­nois, les élu·es sem­blent davan­ta­ge se répar­tir dans les quar­tiers cen­traux à reve­nu « moy­en » ou dans les quar­tiers du « crois­sant doré » lau­san­nois à reve­nu éle­vé que dans les quar­tiers de l’Ouest de la vil­le au niveau socio-éco­no­mi­que moins éle­vé (voir Car­te 2). La pré­sence de cir­con­scrip­ti­on élec­to­ra­le per­met donc s’atténuer la sélec­ti­vi­té spa­tia­le de clas­se issue de la sélec­ti­vi­té socia­le de l’élite politique. 

Car­te 1 — Nombre de siè­ges par Wahl­kreis de Zurich (1990–2014)

Car­te 2 — Disper­si­on spa­tia­le des élu·es à Lau­sanne selon leur quar­tier de rési­dence (1982–2016)

L’effet des par­tis sur la sélec­ti­vi­té spa­tia­le des élu·es

À Zurich, les deux princi­paux par­tis du Con­seil com­mu­nal se dis­tin­guent par d’importantes dif­fé­ren­ces en ter­mes de lieu de rési­dence. La répar­ti­ti­on des élu·es PLR au sein des quar­tiers clas­sés par grou­pes de niveau de reve­nu (1990–2014) mont­re que les élu·es PLR de Zurich ten­dent à être davan­ta­ge prés­ents dans les quar­tiers les plus « aisés » que dans les quar­tiers le plus « pau­vres » de la vil­le (Gra­phi­que 3 et car­te 3). Au con­tr­ai­re, les élu·es du PS de Zurich ten­dent à plus se disper­ser géo­gra­phi­que­ment dans l’ensemble des quar­tiers en ter­me socio-éco­no­mi­que avec tout de même une légè­re ten­dance à la sur­re­pré­sen­ta­ti­on au sein des quar­tiers « moy­en-aisé » du quin­ti­le n°4 (Gra­phi­que 3 et car­te 3).

Gra­phi­que 3 — Pro­por­ti­on d’élu·es PS et PLR de Zurich clas­sé selon le grou­pe de reve­nu de leurs quar­tiers de domic­i­le (1990–2014, en %)

Car­te 3 — Com­pa­rai­son de la disper­si­on spa­tia­le des élu·es PS et PLR zurichois selon leurs Wahl­Kreis (1990–2016)

À Lau­sanne, les deux princi­paux par­tis du Con­seil com­mu­nal (PS et PRD/PLR) pré­sen­tent éga­le­ment des ten­dan­ces rela­ti­ve­ment dif­fé­ren­tes. La répar­ti­ti­on des élu·es PRD/PLR au sein des quar­tiers clas­sés par grou­pes de niveau de reve­nu (1980–2014) mont­re que les élu·es PRD/PLR de Lau­sanne ten­dent à être davan­ta­ge prés­ents dans les quar­tiers « moy­ens » (grou­pe 3) et « très aisés » (grou­pe 5) que dans les quar­tiers le plus pau­vres de la vil­le (voir Gra­phi­que 4 et Car­te 4). Plus un quar­tier est « aisé » plus la pro­por­ti­on d’élu·es PRD/PLR y habi­tant aug­men­te. En revan­che, les élu·es du PS ten­dent à se disper­ser géo­gra­phi­que­ment de façon rela­ti­ve­ment homo­gè­ne dans l’ensemble des quar­tiers en ter­mes socio-éco­no­mi­ques jusqu’en 2002. Tou­te­fois, dès 2016, cet­te disper­si­on homo­gè­ne lais­se place à une sur­re­pré­sen­ta­ti­on des élu·es PS au sein des quar­tiers les moins favo­ri­sés et moy­ens (grou­pes 1; 2; 3). Pour expli­quer ce résul­tat sur­pren­ant, nous pou­vons fai­re l’hypothèse que ce dépla­ce­ment est signe d’une gen­tri­fi­ca­ti­on en cours de cer­tains quar­tiers popu­lai­re de l’Ouest de la vil­le de Lau­sanne. Ain­si, si à l’échelle de l’ensemble de la com­mu­ne ces quar­tiers restent encore des quar­tiers con­cen­trant une popu­la­ti­on peu « aisée » le pro­ces­sus de gen­tri­fi­ca­ti­on qui y a cours, notam­ment par la réha­bi­li­ta­ti­on de cer­tains vieux loge­ments, y atti­re davan­ta­ge d’habitants de clas­se moy­enne dont font par­tie aujourd’hui la majeu­re par­tie des élu·es PS.

Gra­phi­que 4 — Pro­por­ti­on d’élu·es PS et PLR de Lau­sanne clas­sé selon le grou­pe de reve­nu de leurs quar­tiers de domic­i­le (1982–2016, en %)

Car­te 4 — Com­pa­rai­son de la disper­si­on spa­tia­le des élu·es PS et PRD/PLR par quar­tiers lau­san­nois (1982–2016)

Con­clu­si­on 

Cet­te recher­che per­met de mon­trer com­ment la sélec­tion socia­le des élu·es pro­vo­que un défi­cit de repré­sen­ta­ti­vi­té des quar­tiers les moins aisés des vil­les tout en mon­trant com­ment les cir­con­scrip­ti­ons élec­to­ra­les et les par­tis peu­vent nuan­cer ce phénomène.

Cet­te étu­de est éga­le­ment uti­le pour juger de la qua­li­té de nos démo­cra­ties loca­les. En effet, le quar­tier de rési­dence con­tri­bue à façon­ner de maniè­re non nég­li­ge­ab­le la façon dont les mem­bres des légis­la­tifs com­mu­naux voi­ent leur vil­le et ses enjeux soci­aux, poli­ti­ques et éco­no­mi­ques. C’est pour­quoi il y a un ris­que que cet­te sélec­ti­vi­té spa­tia­le clas­sis­te se tra­dui­se éga­le­ment à son tour dans des poli­ti­ques publi­ques loca­les de clas­se qui s’intéressent avant tout aux besoins et envies des habitant·es des quar­tiers aisés des villes.

Réfé­rence: Di Capua, Rober­to (2021), La sélec­ti­vi­té spa­tia­le de l’élite poli­tique loca­le: Une ana­ly­se explo­ra­toire du lieu de rési­dence des élus com­mu­naux de Zurich et Lau­sanne (1980–2016), Swiss Poli­ti­cal Sci­ence Review.

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