COVID-19 en Suisse — une perspective d’analyse de réseaux

La cri­se du COVID-19 pose des défis majeurs au niveau poli­tique. Par cet arti­cle, nous trai­te­rons la ques­ti­on de savoir quels chan­ge­ments pour­rai­ent s’observer dans les décisi­ons poli­ti­ques, en géné­ral, et les réseaux poli­ti­ques, en par­ti­cu­lier, à la suite de la pan­dé­mie en Suisse.

La pan­dé­mie de Covid-19 est un évé­ne­ment choc à bien des égards. En ce qui con­cer­ne les réseaux poli­ti­ques, on peut sup­po­ser qu’elle pour­rait moti­ver des chan­ge­ments dans les struc­tures des réseaux. Les inter­ac­tions tra­di­ti­on­nel­les ent­re les intéres­sés, sur les plans public et pri­vé, sont remi­ses en ques­ti­on, du moins momen­ta­né­ment. La posi­ti­on des acteurs habi­tu­el­lement pré­pon­dé­rants au sein du réseau pour­rait deve­nir plus péri­phé­ri­que tan­dis que d’autres acteurs devi­en­drai­ent plus influents.

Dans le pré­sent arti­cle, nous dis­tin­gue­r­ons ent­re les struc­tures de l’ensemble du réseau, d’une part, et les élé­ments qui le com­po­sent d’autre part. Enfin, nous pré­sen­te­rons nos pré­vi­si­ons sur la maniè­re dont cet­te péri­ode de choc pour­rait affec­ter les réseaux sur ces deux plans.

La pri­se de décisi­on dans les réseaux politiques
Les décisi­ons poli­ti­ques sont pri­ses en con­cer­ta­ti­on. Divers orga­nes publics et orga­nis­mes pri­vés inter­agis­sent les uns avec les autres pour influ­er sur la poli­tique. Cer­tains de ces orga­nes dis­po­sent de com­pé­ten­ces for­mel­les, com­me le Par­le­ment ou le Con­seil fédé­ral. D’autres orga­nes, notam­ment dans l’administration publi­que, sou­ti­en­nent les auto­ri­tés en éla­bo­rant à leur inten­ti­on des pro­po­si­ti­ons con­crè­tes en matiè­re de décision.

D’autres orga­ni­sa­ti­ons, qui ne par­ti­ci­pent pas direc­te­ment aux décisi­ons poli­ti­ques, cher­chent à exercer une influ­ence sur les auto­ri­tés par l’échange de con­nais­san­ces, d’informations ou d’autres res­sour­ces. Ces orga­ni­sa­ti­ons dépen­dent sou­vent, à leur tour, de l’information et de la coo­pé­ra­ti­on d’autres acteurs. Un vas­te réseau d’interlocuteurs se met ain­si en place, dans lequel les décisi­ons ayant trait aux rela­ti­ons inter­nes sont influ­en­cées par l’échange d’informations, la con­fi­an­ce mutu­el­le et les acti­vi­tés communes.

Réseau ent­ier : le réseau des acteurs de la poli­tique suis­se est géné­ra­le­ment con­sidé­ré com­me très den­se, car il exis­te de nombreu­ses con­ne­xi­ons ent­re cha­cun d’eux. Cepen­dant, le noyau inter­ne, rela­ti­ve­ment étroit, des déci­deurs les plus influ­ents a eu ten­dance à s’élargir au cours des der­niè­res décennies.

Graphique 1 : Réseau politique de la Suisse

À l’instar des pro­ces­sus décisi­onnels très inter­na­tio­na­li­sés, où les pis­tes de solu­ti­ons sont pré­dé­ter­mi­nées et où le temps est comp­té, un évé­ne­ment choc tel que le COVID-19 con­du­it à une cen­tra­li­sa­ti­on des pou­voirs décisi­onnels ent­re les mains des orga­nes gou­ver­ne­men­taux et admi­nis­tra­tifs nation­aux et d’experts sci­en­ti­fi­ques désignés.

Pour les autres acteurs, qui béné­fi­ci­ent nor­ma­le­ment de méca­nis­mes de con­sul­ta­ti­on éten­dus et de réseaux cor­re­spondants, il est plus dif­fi­ci­le d’exercer une influ­ence dans cet­te situa­ti­on exceptionnelle.

Pen­dant la cri­se, le réseau évo­lue vers une struc­tu­re noyau-péri­phé­rie plus for­te (avec un petit noyau très inté­gré et des acteurs péri­phé­ri­ques indé­pen­dants rat­ta­chés au noyau) ou un réseau en for­me d’étoile avec un pou­voir clair au cent­re du réseau (réseau cen­tra­li­sé). Cepen­dant, il est peu pro­bable que le régime poli­tique de la Suis­se, où les décisi­ons sont pri­ses de maniè­re décen­tra­li­sée et for­te­ment inté­grée, soit remis en ques­ti­on à long ter­me sous l’effet de cet­te crise.

Tou­te­fois, un débat pour­rait s’ouvrir sur les avan­ta­ges et les incon­vé­ni­ents de dif­fé­ren­tes struc­tures décisi­onnel­les décen­tra­li­sées et par­ti­ci­pa­ti­ves. Un tel débat serait bien­ve­nu dans la mes­u­re où des insti­tu­ti­ons for­te­ment ancrées, com­me le fédé­ra­lisme ou le princi­pe de sub­si­dia­ri­té, ne dev­rai­ent pas être con­sidé­rées com­me acqui­ses, mais pour­rai­ent être réaf­fir­mées, voi­re révisées.

Les axes traditionnels de conflit perdent de leur importance sous le coup du COVID-19

Élé­ments con­sti­tu­tifs du réseau : cer­tains acteurs du réseau forment des coali­ti­ons et affron­tent ain­si d’autres coali­ti­ons sui­vant les lignes de con­flit poli­ti­ques déjà établies.

Cepen­dant, en rai­son du choc du COVID-19, des ques­ti­ons notoires, tel­les que la poli­tique socia­le ou euro­péen­ne, qui influ­en­cent for­te­ment les axes de con­flit poli­ti­ques en Suis­se, per­dent tem­por­ai­re­ment de leur inté­rêt. En out­re, la volon­té et la pos­si­bi­li­té de trai­ter ces con­flits de maniè­re publi­que sont actu­el­lement limi­tées pour les acteurs poli­ti­ques car, dans les moments de choc ou de menace, ils ten­dent à fai­re bloc face aux menaces exté­ri­eu­res, ce qui estom­pe les lignes de con­flit tra­di­ti­on­nel­les (Var­da et al. 2019).

Graphique 2 : Noyau du réseau et sa périphérie

Adap­t­ati­on de Bal­liu et al. 2016

En revan­che, les par­tis, qui ont ten­dance à tirer pro­fit et ali­men­ter des débats publics, ont davan­ta­ge de dif­fi­cul­té à trai­ter à court ter­me cet­te nou­vel­le ques­ti­on à l’ordre du jour poli­tique. Néan­moins, les ques­ti­ons qui ont domi­né pen­dant la cri­se du COVID-19 – tel­les que la san­té publi­que, le cours de l’économie ou la mobi­li­té – dev­rai­ent, à long ter­me, con­ti­nu­er d’être trai­tées dans le cli­mat très ten­du des axes de con­flit tra­di­ti­on­nels. Il est donc dou­teux que cet évé­ne­ment choc ait des réper­cus­sions, à l’avenir, sur les lignes de con­flit et les struc­tures de coalition.

COVID-19, un nouvel enjeu pour la définition des politiques publiques

Dans le cad­re de nos ana­ly­ses, nous avons exami­né com­ment les inter­ac­tions ent­re les réseaux pour­rai­ent évo­lu­er pen­dant et après le COVID-19, en nous basant à cet effet sur des inter­pré­ta­ti­ons des évé­ne­ments tels que pré­sen­tés par le Con­seil fédé­ral et reçus par les médi­as et la collec­ti­vi­té.[1]

  • Tant à court qu’à long ter­me, le COVID-19 pour­rait modi­fier l’attention et l’orientation thé­ma­ti­ques de la poli­tique suis­se. Depuis mi-mars, pres­que tous les sujets à l’ordre du jour poli­tique au niveau natio­nal et can­to­nal ont été lar­ge­ment repor­tés. Le Par­le­ment suis­se a tem­por­ai­re­ment sus­pen­du sa ses­si­on, gelant momen­ta­né­ment cer­tains dos­siers import­ants tels que la légis­la­ti­on sur le cli­mat, les déli­bé­ra­ti­ons par­le­men­taires sur l’initiative popu­lai­re « Pour des mul­ti­na­tio­na­les respons­ables » et les pre­sta­ti­ons tran­si­toires pour les chô­meurs âgés. Les com­mis­si­ons par­le­men­taires s’occupent éga­le­ment de leurs pro­p­res dos­siers de maniè­re moins inten­si­ve, mais rédi­gent notam­ment des co-rap­ports sur les affai­res direc­te­ment liées au COVID-19.
  • L’une des con­sé­quen­ces du report de l’agenda poli­tique est que cer­tains axes de con­flit aigus, dans les affai­res cou­ran­tes, pas­sent tem­por­ai­re­ment au second plan. D’une part, on obser­ve, par exemp­le, que les dés­ac­cords de fond ent­re le PS et les Verts sur la con­cep­ti­on de la poli­tique cli­ma­tique suis­se ain­si qu’entre le PLR et l’UDC sur l’augmentation des pre­sta­ti­ons socia­les en rap­port avec la libre cir­cu­la­ti­on des per­son­nes ont pour l’instant été rég­lés. D’autre part, ces deux par­ten­a­ri­ats de gau­che et de droi­te font preuve d’une gran­de unité dans l’interprétation des arrêtés du Con­seil fédé­ral rela­tifs au COVID-19, com­me l’ont éga­le­ment mon­tré les décisi­ons par­le­men­taires pri­ses lors de la ses­si­on extra­or­dinaire du début mai.
  • Les struc­tures initia­les des réseaux influ­en­cent elles aus­si, natu­rel­lement, les décisi­ons actu­el­les dans le cad­re du COVID-19. Les inter­ac­tions ent­re la Con­fé­dé­ra­ti­on et les can­tons ain­si qu’entre le gou­ver­ne­ment et la popu­la­ti­on ont con­du­it à l’introduction pro­gres­si­ve du “lock­down” en Suis­se. Cet­te appro­che plu­tôt douce a été cri­ti­quée en Suis­se et l’étranger, mais elle cad­re avec les soli­des struc­tures de réseau fédé­ra­les du pays.
  • Cet­te situa­ti­on extra­or­dinaire ent­raî­ne éga­le­ment une réo­ri­en­ta­ti­on de la part des repré­sen­tants de l’économie, des orga­nis­mes de pro­tec­tion des con­som­ma­teurs et des syn­di­cats. Le lob­by­ing stra­té­gique à long ter­me en rap­port avec les ordon­nan­ces COVID-19, dans les domai­nes poli­ti­ques spé­cia­li­sés, a (pour l’instant) cédé la place à la mise en œuvre, à l’interprétation et à l’influence (à court ter­me) des man­dats gouvernementaux.
  • Dans la situa­ti­on actu­el­le, un nombre net­te­ment plus limi­té d’acteurs sont prés­ents dans les médi­as et dans les évé­ne­ments poli­ti­ques. On dis­tin­gue un noyau d’acteurs bien défi­ni : les auto­ri­tés fédé­ra­les ain­si qu’un panel d’experts et con­sul­tants issus du sec­teur de la san­té. D’autres acteurs, tels que les asso­cia­ti­ons éco­no­mi­ques, les syn­di­cats, les asso­cia­ti­ons pro­fes­si­onnel­les, sont amen­és à opé­rer davan­ta­ge en péri­phé­rie, d’où ils s’efforcent d’interagir spé­ci­fi­que­ment avec les acteurs cen­traux qui con­sti­tu­ent le noyau.
  • Il s’ensuit que les liens ent­re les acteurs du réseau sont par­fois dif­férents de ceux des réseaux insti­tu­ti­onnali­sés ou spé­ci­fi­ques à un domai­ne. Dans les ouvra­ges spé­cia­li­sés sur les réseaux poli­ti­ques, on éta­blit sou­vent une dis­tinc­tion ent­re la natu­re poli­tique ou tech­ni­que de l’information et de la com­mu­ni­ca­ti­on. Alors que les infor­ma­ti­ons poli­ti­ques ont ten­dance à impli­quer le lob­by­ing et la coor­di­na­ti­on stra­té­gique ent­re les acteurs, l’échange d’informations tech­ni­ques con­du­it plu­tôt à des décisi­ons qui résul­tent de la teneur des rap­ports ren­dus par les experts. Dans le cad­re du COVID-19, les experts jou­ent un rôle pré­pon­dé­rant et les décisi­ons poli­ti­ques sont plus que jamais éla­bo­rées sur la base de con­clu­si­ons sci­en­ti­fi­ques, les­quel­les s’avèrent par­fois sujet­tes à cau­ti­on. Dans la situa­ti­on actu­el­le, l’échange de don­nées tech­ni­ques est donc sus­cep­ti­ble de revêtir une impor­t­ance crois­san­te au détri­ment de l’échange d’informations politiques.
Des conséquences également dans le futur ?

Les con­stel­la­ti­ons de réseaux ont très pro­ba­ble­ment chan­gé sous le régime du COVID-19. Dans un ave­nir pré­vi­si­ble, il sera par­ti­cu­liè­re­ment intéres­sant de voir si cer­tai­nes de ces struc­tures ad hoc se sta­bi­li­se­ront ou si tous les réseaux spé­cia­li­sés par thè­me et par dos­sier recou­vre­ront leur for­me ori­gi­nel­le. Car il est pos­si­ble que la cri­se con­for­te cer­tai­nes alli­an­ces désor­mais bien éta­b­lies, au point que cel­les-ci pour­rai­ent éga­le­ment s’étendre à d’autres domai­nes poli­ti­ques. Cela peut notam­ment se pro­du­i­re si les con­sé­quen­ces de la cri­se dans cer­tains domai­nes font encore l’objet de dis­cus­sions interminables.

En Suis­se, dans le con­tex­te du COVID-19, la coo­pé­ra­ti­on ent­re les auto­ri­tés natio­na­les, tel­les que le Con­seil fédé­ral et les experts sci­en­ti­fi­ques de l’administration fédé­ra­le, est deve­nue plus mani­fes­te que jamais. Il res­te à voir si les grou­pes de tra­vail sci­en­ti­fi­ques ou pra­ti­ques rece­vront désor­mais la même atten­ti­on et joue­r­ont un rôle déter­mi­nant dans des domai­nes tels que le cli­mat ou la libre cir­cu­la­ti­on des personnes.

La situa­ti­on actu­el­le pour­rait éga­le­ment être une leçon sur ce que signi­fie le ren­for­ce­ment du rôle de l’expertise sci­en­ti­fi­que en poli­tique. Il est pos­si­ble que les déci­deurs qui se réfè­rent à des preu­ves sci­en­ti­fi­ques soi­ent con­sidé­rés com­me plus cré­di­bles aux yeux des citoy­ens. Cepen­dant, l’expertise sci­en­ti­fi­que peut éga­le­ment mett­re en péril la responsa­bi­li­té tra­di­ti­on­nel­le : les décisi­ons poli­ti­ques doiv­ent tou­jours être pri­ses par les déci­deurs poli­ti­ques offi­ciels, et ceux-ci ne doiv­ent pas cacher leur responsa­bi­li­té der­riè­re des preu­ves d’expertise scientifique.

Il est intéres­sant de noter que cer­tains experts et auto­ri­tés natio­na­les et inter­na­tio­na­les ont qua­li­fié le plan d’urgence suis­se de lent et de labo­rieux. Du point de vue du réseau, on pour­rait dire que cela tient aux struc­tures de réseau for­tes et rési­li­en­tes et au rejet tra­di­ti­on­nel du pou­voir cen­tral qui en découle.

D’autres l’expliquent par le con­sen­sus suis­se et la démo­cra­tie direc­te, qui obli­gent le gou­ver­ne­ment à pro­cé­der étape par étape, de sor­te que les décisi­ons du haut vers le bas soi­ent syn­chro­ni­sées avec l’évolution de la con­sci­ence des ris­ques de la popu­la­ti­on. Ce fait aus­si, et la dis­cus­sion (par­ti­el­lement publi­que) sur la com­pa­rai­son avec d’autres pays, pour­rai­ent avoir des con­sé­quen­ces posi­ti­ves pour la com­pré­hen­si­on du fonc­tion­ne­ment de la poli­tique dans not­re pays.

[1] Les décisi­ons et les évé­ne­ments poli­ti­ques ont été obser­vés pen­dant le pre­mier mois de la cri­se COVID-19 en Suis­se. Con­crè­te­ment, cela cou­vre la péri­ode allant du 25 févri­er 2020, date à laquel­le la pre­miè­re per­son­ne infec­tée par le COVID-19 en Suis­se a été signa­lée, au 23 mars 2020. Tous les arti­cles sur le COVID-19 en Suis­se publiés dans la Neue Zür­cher Zei­tung et Le Temps, ain­si que les com­mu­ni­qués de pres­se du gou­ver­ne­ment, sont dis­po­nibles sur le site www.admin.ch/gov.


Réfé­ren­ces

  • Dani­elle M. Var­da, Rich For­get­te, David Banks und Noshir Con­trac­tor (2009). Social Net­work Metho­do­lo­gy in the Stu­dy of Dis­as­ters: Issu­es and Insights Promp­ted by Post-Kat­ri­na Rese­arch. Popu­la­ti­on Rese­arch and Poli­cy Review (28/1).
  • Weible, Chris­to­pher M., Dani­el Nohr­stedt, Paul Cair­ney, David P. Car­ter, Dese­rai A. Crow, Anna P. Dur­no­va, Tanya Heikki­la, Karin Ingold, All­an McCon­nell und Dia­ne Stone (2020). COVID-19 and the poli­cy sci­en­ces: initi­al reac­tions and per­spec­ti­ves, in Poli­cy Sci­en­ces.
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