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COVID-19 en Suisse — une perspective d’analyse de réseaux

Karin Ingold, Manuel Fischer
30th June 2020

La crise du COVID-19 pose des défis majeurs au niveau politique. Par cet article, nous traiterons la question de savoir quels changements pourraient s’observer dans les décisions politiques, en général, et les réseaux politiques, en particulier, à la suite de la pandémie en Suisse.

La pandémie de Covid-19 est un événement choc à bien des égards. En ce qui concerne les réseaux politiques, on peut supposer qu’elle pourrait motiver des changements dans les structures des réseaux. Les interactions traditionnelles entre les intéressés, sur les plans public et privé, sont remises en question, du moins momentanément. La position des acteurs habituellement prépondérants au sein du réseau pourrait devenir plus périphérique tandis que d’autres acteurs deviendraient plus influents.

Dans le présent article, nous distinguerons entre les structures de l’ensemble du réseau, d’une part, et les éléments qui le composent d’autre part. Enfin, nous présenterons nos prévisions sur la manière dont cette période de choc pourrait affecter les réseaux sur ces deux plans.

La prise de décision dans les réseaux politiques
Les décisions politiques sont prises en concertation. Divers organes publics et organismes privés interagissent les uns avec les autres pour influer sur la politique. Certains de ces organes disposent de compétences formelles, comme le Parlement ou le Conseil fédéral. D’autres organes, notamment dans l’administration publique, soutiennent les autorités en élaborant à leur intention des propositions concrètes en matière de décision.

D’autres organisations, qui ne participent pas directement aux décisions politiques, cherchent à exercer une influence sur les autorités par l’échange de connaissances, d’informations ou d’autres ressources. Ces organisations dépendent souvent, à leur tour, de l’information et de la coopération d’autres acteurs. Un vaste réseau d’interlocuteurs se met ainsi en place, dans lequel les décisions ayant trait aux relations internes sont influencées par l’échange d’informations, la confiance mutuelle et les activités communes.

Réseau entier : le réseau des acteurs de la politique suisse est généralement considéré comme très dense, car il existe de nombreuses connexions entre chacun d’eux. Cependant, le noyau interne, relativement étroit, des décideurs les plus influents a eu tendance à s’élargir au cours des dernières décennies.

Graphique 1 : Réseau politique de la Suisse

À l’instar des processus décisionnels très internationalisés, où les pistes de solutions sont prédéterminées et où le temps est compté, un événement choc tel que le COVID-19 conduit à une centralisation des pouvoirs décisionnels entre les mains des organes gouvernementaux et administratifs nationaux et d’experts scientifiques désignés.

Pour les autres acteurs, qui bénéficient normalement de mécanismes de consultation étendus et de réseaux correspondants, il est plus difficile d’exercer une influence dans cette situation exceptionnelle.

Pendant la crise, le réseau évolue vers une structure noyau-périphérie plus forte (avec un petit noyau très intégré et des acteurs périphériques indépendants rattachés au noyau) ou un réseau en forme d’étoile avec un pouvoir clair au centre du réseau (réseau centralisé). Cependant, il est peu probable que le régime politique de la Suisse, où les décisions sont prises de manière décentralisée et fortement intégrée, soit remis en question à long terme sous l’effet de cette crise.

Toutefois, un débat pourrait s’ouvrir sur les avantages et les inconvénients de différentes structures décisionnelles décentralisées et participatives. Un tel débat serait bienvenu dans la mesure où des institutions fortement ancrées, comme le fédéralisme ou le principe de subsidiarité, ne devraient pas être considérées comme acquises, mais pourraient être réaffirmées, voire révisées.

Les axes traditionnels de conflit perdent de leur importance sous le coup du COVID-19

Éléments constitutifs du réseau : certains acteurs du réseau forment des coalitions et affrontent ainsi d’autres coalitions suivant les lignes de conflit politiques déjà établies.

Cependant, en raison du choc du COVID-19, des questions notoires, telles que la politique sociale ou européenne, qui influencent fortement les axes de conflit politiques en Suisse, perdent temporairement de leur intérêt. En outre, la volonté et la possibilité de traiter ces conflits de manière publique sont actuellement limitées pour les acteurs politiques car, dans les moments de choc ou de menace, ils tendent à faire bloc face aux menaces extérieures, ce qui estompe les lignes de conflit traditionnelles (Varda et al. 2019).

Graphique 2 : Noyau du réseau et sa périphérie

Adaptation de Balliu et al. 2016

En revanche, les partis, qui ont tendance à tirer profit et alimenter des débats publics, ont davantage de difficulté à traiter à court terme cette nouvelle question à l’ordre du jour politique. Néanmoins, les questions qui ont dominé pendant la crise du COVID-19 – telles que la santé publique, le cours de l’économie ou la mobilité – devraient, à long terme, continuer d’être traitées dans le climat très tendu des axes de conflit traditionnels. Il est donc douteux que cet événement choc ait des répercussions, à l’avenir, sur les lignes de conflit et les structures de coalition.

COVID-19, un nouvel enjeu pour la définition des politiques publiques

Dans le cadre de nos analyses, nous avons examiné comment les interactions entre les réseaux pourraient évoluer pendant et après le COVID-19, en nous basant à cet effet sur des interprétations des événements tels que présentés par le Conseil fédéral et reçus par les médias et la collectivité.[1]

  • Tant à court qu'à long terme, le COVID-19 pourrait modifier l’attention et l’orientation thématiques de la politique suisse. Depuis mi-mars, presque tous les sujets à l’ordre du jour politique au niveau national et cantonal ont été largement reportés. Le Parlement suisse a temporairement suspendu sa session, gelant momentanément certains dossiers importants tels que la législation sur le climat, les délibérations parlementaires sur l’initiative populaire « Pour des multinationales responsables » et les prestations transitoires pour les chômeurs âgés. Les commissions parlementaires s’occupent également de leurs propres dossiers de manière moins intensive, mais rédigent notamment des co-rapports sur les affaires directement liées au COVID-19.
  • L’une des conséquences du report de l’agenda politique est que certains axes de conflit aigus, dans les affaires courantes, passent temporairement au second plan. D’une part, on observe, par exemple, que les désaccords de fond entre le PS et les Verts sur la conception de la politique climatique suisse ainsi qu’entre le PLR et l’UDC sur l’augmentation des prestations sociales en rapport avec la libre circulation des personnes ont pour l’instant été réglés. D’autre part, ces deux partenariats de gauche et de droite font preuve d’une grande unité dans l’interprétation des arrêtés du Conseil fédéral relatifs au COVID-19, comme l’ont également montré les décisions parlementaires prises lors de la session extraordinaire du début mai.
  • Les structures initiales des réseaux influencent elles aussi, naturellement, les décisions actuelles dans le cadre du COVID-19. Les interactions entre la Confédération et les cantons ainsi qu’entre le gouvernement et la population ont conduit à l’introduction progressive du "lockdown" en Suisse. Cette approche plutôt douce a été critiquée en Suisse et l’étranger, mais elle cadre avec les solides structures de réseau fédérales du pays.
  • Cette situation extraordinaire entraîne également une réorientation de la part des représentants de l’économie, des organismes de protection des consommateurs et des syndicats. Le lobbying stratégique à long terme en rapport avec les ordonnances COVID-19, dans les domaines politiques spécialisés, a (pour l’instant) cédé la place à la mise en œuvre, à l’interprétation et à l’influence (à court terme) des mandats gouvernementaux.
  • Dans la situation actuelle, un nombre nettement plus limité d’acteurs sont présents dans les médias et dans les événements politiques. On distingue un noyau d’acteurs bien défini : les autorités fédérales ainsi qu’un panel d’experts et consultants issus du secteur de la santé. D’autres acteurs, tels que les associations économiques, les syndicats, les associations professionnelles, sont amenés à opérer davantage en périphérie, d’où ils s’efforcent d’interagir spécifiquement avec les acteurs centraux qui constituent le noyau.
  • Il s’ensuit que les liens entre les acteurs du réseau sont parfois différents de ceux des réseaux institutionnalisés ou spécifiques à un domaine. Dans les ouvrages spécialisés sur les réseaux politiques, on établit souvent une distinction entre la nature politique ou technique de l’information et de la communication. Alors que les informations politiques ont tendance à impliquer le lobbying et la coordination stratégique entre les acteurs, l’échange d’informations techniques conduit plutôt à des décisions qui résultent de la teneur des rapports rendus par les experts. Dans le cadre du COVID-19, les experts jouent un rôle prépondérant et les décisions politiques sont plus que jamais élaborées sur la base de conclusions scientifiques, lesquelles s’avèrent parfois sujettes à caution. Dans la situation actuelle, l’échange de données techniques est donc susceptible de revêtir une importance croissante au détriment de l’échange d’informations politiques.
Des conséquences également dans le futur ?

Les constellations de réseaux ont très probablement changé sous le régime du COVID-19. Dans un avenir prévisible, il sera particulièrement intéressant de voir si certaines de ces structures ad hoc se stabiliseront ou si tous les réseaux spécialisés par thème et par dossier recouvreront leur forme originelle. Car il est possible que la crise conforte certaines alliances désormais bien établies, au point que celles-ci pourraient également s’étendre à d’autres domaines politiques. Cela peut notamment se produire si les conséquences de la crise dans certains domaines font encore l’objet de discussions interminables.

En Suisse, dans le contexte du COVID-19, la coopération entre les autorités nationales, telles que le Conseil fédéral et les experts scientifiques de l’administration fédérale, est devenue plus manifeste que jamais. Il reste à voir si les groupes de travail scientifiques ou pratiques recevront désormais la même attention et joueront un rôle déterminant dans des domaines tels que le climat ou la libre circulation des personnes.

La situation actuelle pourrait également être une leçon sur ce que signifie le renforcement du rôle de l’expertise scientifique en politique. Il est possible que les décideurs qui se réfèrent à des preuves scientifiques soient considérés comme plus crédibles aux yeux des citoyens. Cependant, l’expertise scientifique peut également mettre en péril la responsabilité traditionnelle : les décisions politiques doivent toujours être prises par les décideurs politiques officiels, et ceux-ci ne doivent pas cacher leur responsabilité derrière des preuves d’expertise scientifique.

Il est intéressant de noter que certains experts et autorités nationales et internationales ont qualifié le plan d’urgence suisse de lent et de laborieux. Du point de vue du réseau, on pourrait dire que cela tient aux structures de réseau fortes et résilientes et au rejet traditionnel du pouvoir central qui en découle.

D’autres l’expliquent par le consensus suisse et la démocratie directe, qui obligent le gouvernement à procéder étape par étape, de sorte que les décisions du haut vers le bas soient synchronisées avec l’évolution de la conscience des risques de la population. Ce fait aussi, et la discussion (partiellement publique) sur la comparaison avec d’autres pays, pourraient avoir des conséquences positives pour la compréhension du fonctionnement de la politique dans notre pays.

[1] Les décisions et les événements politiques ont été observés pendant le premier mois de la crise COVID-19 en Suisse. Concrètement, cela couvre la période allant du 25 février 2020, date à laquelle la première personne infectée par le COVID-19 en Suisse a été signalée, au 23 mars 2020. Tous les articles sur le COVID-19 en Suisse publiés dans la Neue Zürcher Zeitung et Le Temps, ainsi que les communiqués de presse du gouvernement, sont disponibles sur le site www.admin.ch/gov.


Références

  • Danielle M. Varda, Rich Forgette, David Banks und Noshir Contractor (2009). Social Network Methodology in the Study of Disasters: Issues and Insights Prompted by Post-Katrina Research. Population Research and Policy Review (28/1).
  • Weible, Christopher M., Daniel Nohrstedt, Paul Cairney, David P. Carter, Deserai A. Crow, Anna P. Durnova, Tanya Heikkila, Karin Ingold, Allan McConnell und Diane Stone (2020). COVID-19 and the policy sciences: initial reactions and perspectives, in Policy Sciences.