Les pronoms personnels comme marqueurs de la concordance

Com­ment une ana­ly­se quan­ti­ta­ti­ve du con­te­nu des débats par­le­men­taires décrit l’évolution de la con­cordance ? Les pro­noms per­son­nels, en tant que déic­ti­ques de per­son­ne, sont les indi­ces d’une volon­té de déb­att­re, donc des mar­queurs de la con­cordance dans les débats par­le­men­taires. De 1995 à 2018, une baisse de la fré­quence d’utilisation des pro­noms per­son­nels – 1ère et 2ème per­son­nes, sin­gu­lier et plu­ri­el – tra­hit un affai­blis­se­ment de la con­cordance au Par­le­ment helvétique.

De la ses­si­on de prin­temps 1995 à la ses­si­on d’été 2018, 183’122 pri­ses de paro­le et 65’710’887 mots ont ani­mé les débats par­le­men­taires. En moy­enne, les par­le­men­taires, et con­seil­lers et con­seil­lè­res fédé­ra­les, ont uti­li­sé 11,61 pro­noms per­son­nels tous les 100 mots. La 1ère per­son­ne est par­ti­cu­liè­re­ment uti­li­sée dans les débats parlementaires.Le je déno­te une per­son­nali­sa­ti­on du dis­cours, alors que le nous off­re une dimen­si­on inclu­si­ve. À l’opposé, la 2ème per­son­ne n’est que mar­gi­na­le­ment utilisée.

À par­tir de 2004, un recul de l’utilisation des pro­noms per­son­nels démont­re un affai­blis­se­ment de la cul­tu­re décisi­onnel­le con­cord­an­te dans les débats par­le­men­taires. Les 47ème et 48ème légis­la­tures (2004 à 2011) sont mar­quées par un net affai­blis­se­ment de la con­cordance. Un léger ren­for­ce­ment de la con­cordance se pro­fi­le pour les der­niè­res légis­la­tures 49 et 50 (2012 à 2019).

Tableau 1: L’utilisation des pronoms personnels de 1ère et 2ème personne dans les débats parlementaires de 1995 à 2018 (tous les 100 mots)

Mis à part un affai­blis­se­ment glo­bal de la con­cordance de 1995 à 2018, par­ti­cu­liè­re­ment mar­qué sur la péri­ode 2004 à 2011, il est per­ti­nent d’affiner l’analyse et d’observer cer­tai­nes ten­dan­ces. 

Pre­miè­re­ment, j’observe un appau­v­ris­se­ment de l’utilisation des pro­noms per­son­nels en année élec­to­ra­le. Alors que les élec­tions d’automne se pro­fi­l­ent, les par­tis poli­ti­ques et les par­le­men­taires cris­tal­li­sent leurs posi­ti­ons et aban­don­nent, tem­por­ai­re­ment, la volon­té de déb­att­re. Deu­xiè­me­ment, je ne détec­te pas de dif­fé­ren­ces notoires ent­re les dif­fé­ren­tes thé­ma­ti­ques abor­dées dans les débats par­le­men­taires. Troi­siè­me­ment, le Con­seil fédé­ral uti­li­se plus fré­quem­ment les pro­noms per­son­nels que les par­tis poli­ti­ques. Je note notam­ment un ren­for­ce­ment de l’utilisation du nous de 2007 à 2015. La dimen­si­on inclu­si­ve du nous per­met au Con­seil de fédé­ral d’affirmer sa col­lé­gia­li­té et d’inviter les par­tis poli­ti­ques à déb­att­re afin d’atteindre une décisi­on consensuelle.

Du côté des par­tis poli­ti­ques, la plus fai­ble uti­li­sa­ti­on est à mett­re au cré­dit de l’UDC. Par exemp­le, dans les années d’opposition qui ont sui­vi l’éviction de Chris­toph Blo­cher du Con­seil fédé­ral (2007 à 2015) l’UDC n’a uti­li­sé que 9,28 pro­noms per­son­nels alors que le Con­seil fédé­ral en a uti­li­sés 15,11. À l’opposé, les « petits » par­tis poli­ti­ques uti­li­sent plus fré­quem­ment les pro­noms per­son­nels, notam­ment le nous, que les par­tis his­to­ri­que­ment majo­ri­taires – PDC, PLR, PS et UDC. Ces par­tis poli­ti­ques ne peu­vent se repo­ser sur la for­ce de leurs voix. Ils sont donc dans l’obligation de pro­vo­quer le débat pour att­eind­re une décisi­on con­sen­su­el­le. Qua­triè­me­ment, l’analyse quan­ti­ta­ti­ve du con­te­nu des débats par­le­men­taires con­fir­me l’idée pré­con­çue d’un Con­seil des États com­me chambre de réfle­xi­on et de débat. Non seu­le­ment plus de mots sont pro­non­cés par pri­se de paro­le, 408 cont­re 335 mots en moy­enne, mais sur­tout la chambre des can­tons uti­li­se sta­tis­ti­que­ment plus de pro­noms per­son­nels que la chambre du peu­p­le. Cet­te dif­fé­rence s’accentue à par­tir de 2006. Le Con­seil des États se posi­ti­on­ne donc en rem­part de réfle­xi­on et de débat. Une excep­ti­on est à signa­ler : les débats sur le thè­me de la migra­ti­on. La for­ce rela­ti­ve de l’UDC au Con­seil natio­nal et sa volon­té d’imposer le débat sur la migra­ti­on à l’agenda poli­tique expli­quent pro­ba­ble­ment cet­te exception.

Figure 1: Évolution des pronoms personnels par parti politique (1995–2018)

Figure 2: Évolution des pronoms personnels “je” et “nous” entre les deux chambres fédérales

 

Les pronoms personnels comme marqueurs de la concordance dans les débats parlementaires

Dans une démo­cra­tie, la con­cordance peut se défi­nir com­me la ges­ti­on des dés­ac­cords et la capa­ci­té des poli­ti­ques à att­eind­re un con­sen­sus décisi­onnel. Le débat se posi­ti­on­ne com­me l’essentiel moteur d’une cul­tu­re décisi­onnel­le con­cord­an­te. Ain­si, une ana­ly­se dans le temps du con­te­nu des débats par­le­men­taires agit com­me un prisme révé­la­teur de l’évolution (ou non-évo­lu­ti­on) de la con­cordance au sein du Par­le­ment hel­vé­tique. En tant que déic­ti­ques de per­son­ne, les pro­noms per­son­nels se pro­fi­l­ent alors com­me des mar­queurs de la con­cordance. Pour être pré­cis, les pro­noms per­son­nels désign­ent les enti­tés du dis­cours dans la situa­ti­on d’énonciation. Ils sont donc des indi­ces d’une volon­té de déb­att­re et tra­his­sent la volon­té des acteurs du débat d’atteindre une décisi­on con­sen­su­el­le. Par con­sé­quent, une ana­ly­se quan­ti­ta­ti­ve syn­ta­xi­que de l’utilisation des pro­noms per­son­nels – 1ère et 2ème per­son­nes, sin­gu­lier et plu­ri­el – dans les débats par­le­men­taires, grâce au dic­tionn­aire LIWC (Pen­ne­baker et al. 2007), per­met d’apercevoir les évo­lu­ti­ons de la con­cordance au fil du temps.

Métho­do­lo­gie
Cet­te étu­de pro­fi­te des avan­cées en Natu­ral Lan­guage Pro­ces­sing (NLP), et notam­ment en text mining, pour ana­ly­ser quan­ti­ta­ti­ve­ment la fré­quence d’utilisation des pro­noms per­son­nels dans les débats par­le­men­taires de la ses­si­on de prin­temps 1995 à la ses­si­on d’été 2018. La métho­de du dic­tionn­aire a été choi­sie pour l’analyse de la fré­quence des enti­tés syn­ta­xi­ques : pro­noms per­son­nels. Elle se décou­pe en 4 étapes :

1.      Extrac­tion des débats par­le­men­taires sous for­mat tex­te (Zum­bach 2019)

2.      Réduc­tion de la com­ple­xi­té du tex­te par l’intermédiaire d’un pré-trai­te­ment du cor­pus: trans­for­ma­ti­on en minu­s­cu­le, sup­pres­si­on de la ponc­tua­ti­on et décou­pe du tex­te par lan­gue (alle­mand – 135’409 pri­ses de paro­les, fran­çais – 46’520 pri­ses de paro­le et ita­li­en – 1’172 pri­ses de parole)

3.      Comp­ta­bi­li­sa­ti­on du con­te­nu d’un tex­te digi­ta­li­sé grâce au dic­tionn­aire LIWC (Pen­ne­baker et al. 2007) dans les lan­gues du Par­le­ment suis­se : alle­mand, fran­çais et italien.

4.      Ana­ly­se de la fré­quence d’utilisation des pro­noms per­son­nels grâce aux métas-infor­ma­ti­ons : sexe, par­ti poli­tique, année, ses­si­on, thè­me, objet et chambre du Parlement.


Réfé­rence:

Zum­ofen, Guil­laume (2019). Nomen est (Pron)omen: Wie Spra­che Kom­pro­miss­be­reit­schaft kenn­zeich­net. In: Kon­kor­danz im Par­la­ment. Zürich: NZZ Libro, Rei­he „Poli­tik und Gesell­schaft in der Schweiz“.

Biblio­gra­phie:

  • Pen­ne­baker, james W. ; Booth, Roger J.; Fran­cis, Mar­tha F. (2007): Lin­gu­is­tic Inqui­ry and Word Count (LIWC 2007): A Text Ana­ly­sis Pro­gram, TX: LIWC.net: Aus­tin, http://liwc.net/ (accès 23.10.2018)
  • Zum­bach, David (2019): Daten­satz: Wort­mel­dun­gen im eid­ge­nös­si­schen Par­la­ment (1995–2018), Grü­nen­fel­der Zum­bach GmbH / Année Poli­tique Suis­se: Zürich/Bern.

Pho­to: Wiki­me­dia Commons

 

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