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Les pronoms personnels comme marqueurs de la concordance

Guillaume Zumofen
26th November 2019

Comment une analyse quantitative du contenu des débats parlementaires décrit l’évolution de la concordance ? Les pronoms personnels, en tant que déictiques de personne, sont les indices d’une volonté de débattre, donc des marqueurs de la concordance dans les débats parlementaires. De 1995 à 2018, une baisse de la fréquence d’utilisation des pronoms personnels – 1ère et 2ème personnes, singulier et pluriel – trahit un affaiblissement de la concordance au Parlement helvétique.

De la session de printemps 1995 à la session d’été 2018, 183'122 prises de parole et 65'710'887 mots ont animé les débats parlementaires. En moyenne, les parlementaires, et conseillers et conseillères fédérales, ont utilisé 11,61 pronoms personnels tous les 100 mots. La 1ère personne est particulièrement utilisée dans les débats parlementaires.Le je dénote une personnalisation du discours, alors que le nous offre une dimension inclusive. À l’opposé, la 2ème personne n’est que marginalement utilisée.

À partir de 2004, un recul de l’utilisation des pronoms personnels démontre un affaiblissement de la culture décisionnelle concordante dans les débats parlementaires. Les 47ème et 48ème législatures (2004 à 2011) sont marquées par un net affaiblissement de la concordance. Un léger renforcement de la concordance se profile pour les dernières législatures 49 et 50 (2012 à 2019).

Tableau 1: L'utilisation des pronoms personnels de 1ère et 2ème personne dans les débats parlementaires de 1995 à 2018 (tous les 100 mots)

Mis à part un affaiblissement global de la concordance de 1995 à 2018, particulièrement marqué sur la période 2004 à 2011, il est pertinent d’affiner l’analyse et d’observer certaines tendances. 

Premièrement, j’observe un appauvrissement de l’utilisation des pronoms personnels en année électorale. Alors que les élections d’automne se profilent, les partis politiques et les parlementaires cristallisent leurs positions et abandonnent, temporairement, la volonté de débattre. Deuxièmement, je ne détecte pas de différences notoires entre les différentes thématiques abordées dans les débats parlementaires. Troisièmement, le Conseil fédéral utilise plus fréquemment les pronoms personnels que les partis politiques. Je note notamment un renforcement de l’utilisation du nous de 2007 à 2015. La dimension inclusive du nous permet au Conseil de fédéral d’affirmer sa collégialité et d’inviter les partis politiques à débattre afin d’atteindre une décision consensuelle.

Du côté des partis politiques, la plus faible utilisation est à mettre au crédit de l’UDC. Par exemple, dans les années d’opposition qui ont suivi l’éviction de Christoph Blocher du Conseil fédéral (2007 à 2015) l’UDC n’a utilisé que 9,28 pronoms personnels alors que le Conseil fédéral en a utilisés 15,11. À l’opposé, les « petits » partis politiques utilisent plus fréquemment les pronoms personnels, notamment le nous, que les partis historiquement majoritaires – PDC, PLR, PS et UDC. Ces partis politiques ne peuvent se reposer sur la force de leurs voix. Ils sont donc dans l’obligation de provoquer le débat pour atteindre une décision consensuelle. Quatrièmement, l’analyse quantitative du contenu des débats parlementaires confirme l’idée préconçue d’un Conseil des États comme chambre de réflexion et de débat. Non seulement plus de mots sont prononcés par prise de parole, 408 contre 335 mots en moyenne, mais surtout la chambre des cantons utilise statistiquement plus de pronoms personnels que la chambre du peuple. Cette différence s’accentue à partir de 2006. Le Conseil des États se positionne donc en rempart de réflexion et de débat. Une exception est à signaler : les débats sur le thème de la migration. La force relative de l’UDC au Conseil national et sa volonté d’imposer le débat sur la migration à l’agenda politique expliquent probablement cette exception.

Figure 1: Évolution des pronoms personnels par parti politique (1995-2018)

Figure 2: Évolution des pronoms personnels "je" et "nous" entre les deux chambres fédérales

 

Les pronoms personnels comme marqueurs de la concordance dans les débats parlementaires

Dans une démocratie, la concordance peut se définir comme la gestion des désaccords et la capacité des politiques à atteindre un consensus décisionnel. Le débat se positionne comme l’essentiel moteur d’une culture décisionnelle concordante. Ainsi, une analyse dans le temps du contenu des débats parlementaires agit comme un prisme révélateur de l’évolution (ou non-évolution) de la concordance au sein du Parlement helvétique. En tant que déictiques de personne, les pronoms personnels se profilent alors comme des marqueurs de la concordance. Pour être précis, les pronoms personnels désignent les entités du discours dans la situation d’énonciation. Ils sont donc des indices d’une volonté de débattre et trahissent la volonté des acteurs du débat d’atteindre une décision consensuelle. Par conséquent, une analyse quantitative syntaxique de l’utilisation des pronoms personnels – 1ère et 2ème personnes, singulier et pluriel – dans les débats parlementaires, grâce au dictionnaire LIWC (Pennebaker et al. 2007), permet d’apercevoir les évolutions de la concordance au fil du temps.

Méthodologie
Cette étude profite des avancées en Natural Language Processing (NLP), et notamment en text mining, pour analyser quantitativement la fréquence d’utilisation des pronoms personnels dans les débats parlementaires de la session de printemps 1995 à la session d’été 2018. La méthode du dictionnaire a été choisie pour l’analyse de la fréquence des entités syntaxiques : pronoms personnels. Elle se découpe en 4 étapes :

1.      Extraction des débats parlementaires sous format texte (Zumbach 2019)

2.      Réduction de la complexité du texte par l’intermédiaire d’un pré-traitement du corpus: transformation en minuscule, suppression de la ponctuation et découpe du texte par langue (allemand – 135'409 prises de paroles, français – 46'520 prises de parole et italien – 1'172 prises de parole)

3.      Comptabilisation du contenu d’un texte digitalisé grâce au dictionnaire LIWC (Pennebaker et al. 2007) dans les langues du Parlement suisse : allemand, français et italien.

4.      Analyse de la fréquence d’utilisation des pronoms personnels grâce aux métas-informations : sexe, parti politique, année, session, thème, objet et chambre du Parlement.


Référence:

Zumofen, Guillaume (2019). Nomen est (Pron)omen: Wie Sprache Kompromissbereitschaft kennzeichnet. In: Konkordanz im Parlament. Zürich: NZZ Libro, Reihe „Politik und Gesellschaft in der Schweiz“.

Bibliographie:

  • Pennebaker, james W. ; Booth, Roger J.; Francis, Martha F. (2007): Linguistic Inquiry and Word Count (LIWC 2007): A Text Analysis Program, TX: LIWC.net: Austin, http://liwc.net/ (accès 23.10.2018)
  • Zumbach, David (2019): Datensatz: Wortmeldungen im eidgenössischen Parlament (1995-2018), Grünenfelder Zumbach GmbH / Année Politique Suisse: Zürich/Bern.

Photo: Wikimedia Commons