Campagnes négatives – c’est le ton qui fait la musique 

Les cam­pa­gnes néga­ti­ves sont par­tout, de la récen­te élec­tion Amé­ri­cai­ne aux vota­ti­ons fédé­ra­les en Suis­se. Elles ont le pou­voir de mobi­li­ser les citoy­ens, mais aus­si d’augmenter le cynisme et creu­ser le fos­sé ent­re peu­p­le et gou­ver­ne­ments. Bien qu’elles aient des résul­tats incer­tains, elles éma­nent de con­sidé­ra­ti­ons stra­té­giques ain­si que de la per­son­nali­té des candidats. 

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Des campagnes « négatives » ?

De nos jours, il est vir­tu­el­lement impos­si­ble de suiv­re un évé­ne­ment poli­tique (une élec­tion, une vota­ti­on, un débat) sans être expo­sé à des messages « néga­tifs ». Que celui ou cel­le par­mi vous qui n’a pas enten­du Trump cri­ti­quer Clin­ton sur son bilan en tant que Secré­taire d’Etat (ou même sur sa san­té voir son appa­rence phy­si­que) jet­te le pre­mier la pierre ! Vous ne serez pas éton­nés d’apprendre que la cam­pa­gne pour l’élection Pré­si­den­ti­el­le 2016 aux USA a été la plus néga­ti­ve jamais enre­gis­trée. Et, bien évi­dem­ment, tou­tes les atta­ques ne vien­nent pas que du camp Répu­bli­cain (Figu­re 1).

Figure 1 : Publicité politique anti-Trump sponsorisée par Citizens SuperPACale_1

Cela étant, tou­te cam­pa­gne viru­len­te ou émo­ti­on­nel­lement char­gée – et les exemp­les, à nou­veau, abond­ent – n’est pas néces­saire­ment une cam­pa­gne « néga­ti­ve », et trop sou­vent le ter­me est inter­pré­té à tort com­me syn­ony­me de  cam­pa­gne « néfas­te », « de mau­vai­se qua­li­té », ou même « émotionnelle ».

En bref, très sou­vent un cou­vert nor­ma­tif (et péjo­ra­tif) est auto­ma­ti­que­ment asso­cié aux cam­pa­gnes néga­ti­ves. Il con­vi­ent donc de pré­ci­ser qu’une cam­pa­gne « néga­ti­ve », tel­le que défi­nie dans la lit­té­ra­tu­re, est une cam­pa­gne qui se foca­li­se sur les cri­ti­ques cont­re les adver­saires poli­ti­ques — leurs fai­bles­ses, les pro­blè­mes dans leurs posi­ti­ons et pro­gram­mes poli­ti­ques, le bilan de leur action poli­tique pas­sée, voi­re même leurs traits de carac­tè­re. Une cam­pa­gne néga­ti­ve por­te princi­pa­le­ment sur l’adversaire, et con­s­a­c­re moins d’attention à la défen­se de ses pro­p­res posi­ti­ons, pro­po­si­ti­ons ou bilan.

C’est bien donc une com­po­san­te direc­tion­nel­le qui discri­mi­ne ent­re cam­pa­gnes néga­ti­ves et posi­ti­ves (le « ton » de la cam­pa­gne), et pas néces­saire­ment la viru­lence des messages qui sont avan­cés. Dans ce sens, une cam­pa­gne poli­tique peut tout à fait jou­er sur des élé­ments émo­ti­on­nels très forts  — par exemp­le sus­ci­ter de l’anxiété envers des seg­ments spé­ci­fi­ques de la popu­la­ti­on (com­me sou­vent fait par les cam­pa­gnes de l’UDC sur les enjeux d’immigration) – sans qu’elle soit pour autant qua­li­fiée de « négative ».

 Campagnes négatives en démocratie directe suisse

Les élec­tions sont le domai­ne par excel­lence dans lequel les acteurs poli­ti­ques déci­dent de recour­ir à des cam­pa­gnes néga­ti­ves. Lors d’une élec­tion, et sur­tout lors­que les votants sont appe­lés à choi­sir ent­re dif­férents can­di­dats en com­pé­ti­ti­on direc­te (par exemp­le lors d’une élec­tion dans un sys­tème élec­to­ral majo­ri­taire), l’importance des cam­pa­gnes néga­ti­ves prend tout son sens. Au fond, n’est-il pas l’objectif princi­pal de tou­te cam­pa­gne élec­to­ra­le que de con­vain­c­re l’électorat que choi­sir « moi au lieu de toi » est la mei­lleu­re opti­on ? Dans ce sens, il est alors logi­que de retrou­ver dans les cam­pa­gnes élec­to­ra­les une part importan­te de messages néga­tifs, qui soulign­ent les fai­bles­ses de l’adversaire afin de mieux ren­forcer sa prop­re position.

Il serait naïf, cepen­dant, de con­sidé­rer que les cam­pa­gnes néga­ti­ves n’existent que dans un con­tex­te élec­to­ral. En démo­cra­tie direc­te aus­si, et notam­ment en Suis­se, les cri­ti­ques cont­re les adver­saires sont une part importan­te du dis­cours poli­tique. Bien que les dyna­mi­ques de démo­cra­tie direc­te soi­ent pro­ba­ble­ment plus com­ple­xes que les dyna­mi­ques élec­to­ra­les, il n’en res­te pas moins que les enjeux de com­pé­ti­ti­on par­ti­sa­ne soi­ent bien pré­sen­tes dans l’arène réfé­ren­dai­re aussi.

Figure 2 : Exemple de publicité négative en démocratie directe suisseale_2
Note: Initiative populaire “pour une retraite à la carte dès 62 ans, tant pour les hommes que pour les femmes” (26.11.2000). Image publiée dans Tribune de Genève, 14.11.2000, p. 30, taille originale 148.5 cm².

L’analyse de pres­que 10,000 publi­ci­tés poli­ti­ques publiées dans la pres­se Suis­se ent­re 1999 et 2012 (121 objets votés) dans le mois avant cha­que vota­ti­on fédé­ra­le mont­re clai­re­ment que les cam­pa­gnes néga­ti­ves sont une réa­li­té en Suis­se aus­si, com­me mon­tré par l’exemple sui­vant (Figu­re 2). Bien qu’on soit loin des niveaux de néga­ti­vi­té prés­ents dans d’autres pays, pres­que 10% en moy­enne des publi­ci­tés poli­ti­ques en Suis­se con­ti­en­nent des messages néga­tifs – pour­cen­ta­ge qui mon­te par­fois bien au delà de 20–30%, com­me il appa­raît dans la Figu­re 3.

 Figure 3 : Pourcentage de publicités négatives, par projet, entre 1999 et 2012ale_3
 Quelles conséquences ?

En quoi la pré­sence de cam­pa­gnes néga­ti­ves nous infor­me-t-elle sur les dyna­mi­ques poli­ti­ques en vigueur ? En d’autres ter­mes, pour­quoi est-il important de s’intéresser à ce phé­nomè­ne, par­mi tant d’autres ? Tout sim­ple­ment, de for­tes rai­sons exis­tent pour anti­ci­per que l’utilisation de cam­pa­gnes néga­ti­ves n’est pas sans con­sé­quen­ces, tant au niveau indi­vi­du­el (le votant) qu’au niveau de la socié­té. Et les effets des cam­pa­gnes néga­ti­ves décrits dans la lit­té­ra­tu­re abond­ent, sur une mul­ti­tu­de de phé­nomè­nes tels que le cynisme, la par­ti­ci­pa­ti­on, les résul­tats élec­toraux, l’anxiété ou l’enthousiasme des votants, l’utilisation des médi­as, la recher­che d’informations ou encore le sen­ti­ment d’efficacité politique.

Si on regar­de cet­te lit­té­ra­tu­re dans son ensem­ble, une ques­ti­on prend clai­re­ment la part du lion : est-ce que les cam­pa­gnes néga­ti­ves aug­men­tent l’abstention, ou la par­ti­ci­pa­ti­on ? Les cam­pa­gnes néga­ti­ves inci­tent-elles à la mobi­li­sa­ti­on des citoy­ens, ou à leur démo­bi­li­sa­ti­on ? Mal­heu­re­u­se­ment, la lit­té­ra­tu­re n’est pas en mes­u­re d’apporter une répon­se clai­re à cet­te question.

Deux filons de recher­che sont en effet en com­pé­ti­ti­on (de maniè­re par­fois rela­ti­ve­ment viru­len­te, iro­ni­que­ment) : d’un côté de nombreu­ses étu­des mon­t­rent clai­re­ment que le citoy­en moy­en mépri­se les messages néga­tifs et con­sidè­re leur uti­li­sa­ti­on com­me un sym­ptô­me de malai­se du sys­tème poli­tique. Cela a com­me effet direct d’augmenter le cynisme des votants, qui creu­se l’écart ent­re éli­tes poli­ti­ques et citoy­ens, source fina­le­ment d’une plus for­te absten­ti­on (par exemp­le, Anso­l­a­be­he­re & Iyen­gar 1995).

De l’autre côté, des étu­des mon­t­rent que les messages néga­tifs cap­tu­rent et cap­tiv­ent l’attention des votants, cho­se qui a com­me effet direct d’augmenter la saillan­ce des enjeux, et par con­sé­quent la par­ti­ci­pa­ti­on des citoy­ens (par exemp­le, Geer 2006). De nou­vel­les étu­des mon­t­rent que l’effet mobi­li­sa­teur ou démo­bi­li­sa­teur des messages néga­tifs dépend du con­tex­te et d’autres fac­teurs modé­ra­teurs, mais d’avantage de recher­che est néces­saire pour abou­tir à une com­pré­hen­si­on com­plè­te de ces mécanismes.

Et en Suis­se ? Quel­ques ana­ly­ses que j’ai pu mener grâce aux don­nées éma­nant de l’analyse des publi­ci­tés poli­ti­ques mon­t­rent des effets intéres­sants sur la psy­cho­lo­gie des votants. Ain­si, lors­que les cam­pa­gnes sont par­ti­cu­liè­re­ment néga­ti­ves, les votants ont sta­tis­ti­que­ment moins de chan­ces d’activer un rai­son­ne­ment sophis­ti­qué (trai­te­ment « sys­té­ma­tique » de l’information poli­tique ; Nai 2014a), ont plus de chan­ces d’avoir des opi­ni­ons ambi­va­len­tes (Nai 2014b), et moins de chan­ces de voter en accord avec leurs pro­p­res opi­ni­ons (Lanz & Nai 2015).

En gros, une cam­pa­gne exces­si­ve­ment néga­ti­ve sem­ble­rait créer des con­di­ti­ons opti­ma­les pour une for­ma­ti­on de l’opinion plus labo­ri­eu­se, et avec des résul­tats plus incer­tains en ter­mes de qua­li­té des opi­ni­ons for­mu­lées. Et qu’en-est il du taux de par­ti­ci­pa­ti­on ? Eh bien, ici les cho­ses se compliquent.

Si l’on en croit mes résul­tats, il sem­ble­rait en effet qu’un plus fort taux de messages néga­tifs lors des cam­pa­gnes en démo­cra­tie direc­te ait com­me effet d’augmenter la par­ti­ci­pa­ti­on lors­que ce sont les cam­pa­gnes du « oui » qui sont néga­ti­ves, et de dimi­nu­er la par­ti­ci­pa­ti­on lors­que c’est le « non » qui uti­li­se le plus de messages néga­tifs. Plus d’études sont en cours pour décryp­ter cet effet, qui pour­rait être lié à des émo­ti­ons dif­fé­ren­tes sus­ci­tées chez les votants en fonc­tion de l’é­met­teur des messages néga­tifs (Nai 2013).

Going negative : qui et quand ?

Tant dans la lit­té­ra­tu­re inter­na­tio­na­le qu’en Suis­se, les effets de la néga­ti­vi­té dans les cam­pa­gnes poli­ti­ques ne sont pas clairs. Sur­tout, il est tout sauf cer­tain que l’utilisation de messages néga­tifs ait des con­sé­quen­ces posi­ti­ves en ter­mes de « retours » dans les urnes. Mais alors, pour­quoi uti­li­ser cet outil rhé­to­ri­que, poten­ti­el­lement dan­ge­reux (car mal aimé par les votants) ?

La répon­se dans la lit­té­ra­tu­re part du pos­tu­lat, sou­vent véri­fié, que les cam­pa­gnes néga­ti­ves sont au moins effi­caces pour cap­tu­rer l’attention des citoy­ens et, poten­ti­el­lement, décou­ra­ger les votants indé­cis de voter pour les oppo­sants. Il en suit, stra­té­gique­ment, que sous cer­tai­nes con­di­ti­ons l’utilisation d’attaques poli­ti­ques fait du sens rati­on­nel­lement, sur­tout lors­que l’on a plus gran­de cho­se à perdre.

Tant dans le con­tex­te des élec­tions Amé­ri­cai­nes que dans celui des vota­ti­ons en Suis­se, des ana­ly­ses ont en effet mon­tré que deux élé­ments stra­té­giques sont cen­traux : les acteurs poli­ti­ques ont signi­fi­ca­ti­ve­ment plus de chan­ces d’utiliser des messages néga­tifs quand ils sont don­nés per­d­ants dans les son­da­ges (donc ils sont moins affec­tés par un poten­ti­el « back­lash effect »), et lors­que la cam­pa­gne tou­che à sa fin et le temps pour fai­re cam­pa­gne est comp­té (Nai & Scia­ri­ni 2015). Dance cas, et sur­tout lors­que les son­da­ges sont défa­vor­ables, c’est le temps qui fait la musique.


Réfé­ren­ces

  • Anso­l­a­be­he­re, S. and Iyen­gar, S. (1995) Going Nega­ti­ve: How Attack Ads Shrink and Pola­ri­ze The Elec­to­ra­te, New York: Free Press.
  • Geer, J. G. (2006) In Defen­se of Nega­ti­vi­ty: Attack Ads in Pre­si­den­ti­al Cam­pai­gns, Chi­ca­go: Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go Press.
  • Lanz, S. and Nai, A. (2015) ‘Vote as you think: Deter­mi­nants of con­sis­tent decisi­on-making in direct demo­cra­cy’, Swiss Poli­ti­cal Sci­ence Review, 21(1): 119–139.
  • Nai, A. (2013) ‘What real­ly mat­ters is which camp goes dir­ty. Dif­fe­ren­ti­al effects of nega­ti­ve cam­pai­gning on tur­nout during Swiss federal bal­lots’, Euro­pean Jour­nal of Poli­ti­cal Rese­arch, 52(1): 44–70. 
  • Nai, A. (2014a) Choi­sir avec l’e­sprit, voter avec le Coeur. Cau­ses et con­sé­quen­ces des pro­ces­sus cognitifs de for­ma­ti­on de l’o­pi­ni­on en Suis­se lors des vota­ti­ons fédé­ra­les, Zurich: Seismo.
  • Nai, A. (2014b) ‘The Cadil­lac, the mother-in-law, and the bal­lot: indi­vi­du­al and con­tex­tu­al roots of ambi­va­lence in Swiss direct demo­cra­cy’, Elec­to­ral Stu­dies, 33: 292–306.
  • Nai, A. and Scia­ri­ni, P. (2015) ‘Why ‘going nega­ti­ve’? Stra­te­gic and situa­tio­nal deter­mi­nants of per­so­nal attacks in Swiss direct demo­cra­tic votes’, Jour­nal of Poli­ti­cal Mar­ke­ting, DOI: 10.1080/15377857.2015.1058310.
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