Invitation à l’éthique de la migration: l’étrange salle d’attente

A quoi res­sem­ble­rait une poli­tique migra­toire idéa­le? L’ éthi­que de la migra­ti­on est une disci­pli­ne en plei­ne exten­si­on. Pour y prend­re goût, voi­ci l’his­toire étran­ge d’u­ne salle d’attente très par­ti­cu­liè­re. Réu­nis dans cet­te salle, nous igno­rons tout de not­re futur sur terre et de nos talents et com­pé­ten­ces. Peut-on rêver mei­lleu­re situa­ti­on que cet­te absence d’information pour déb­att­re ser­ei­ne­ment des règles migra­toires que nous devr­i­ons adop­ter? Une expé­ri­ence de pen­sées philosophique.

Ima­gi­nez que cha­cun d’entre nous, avant sa nais­sance, se retrouve dans une sor­te de salle d’attente. Cet­te salle est rem­plie de petits êtres humains qui vont ent­a­mer leur par­cours ter­rest­re. Ils sont phy­si­que­ment à l’état de futurs nou­veaux nés, mais pos­sè­dent déjà la plei­ne mai­tri­se de leur cer­veau d’adulte et de leur capa­ci­té d’expression. Spé­ci­fi­ci­té de cet­te salle d’attente, nous igno­rons les con­tours de not­re vie ter­rest­re à venir. Nous n’avons ain­si aucu­ne infor­ma­ti­on sur le pays, le pas­se­port, le type de famil­le ou même les talents et com­pé­ten­ces que nous rece­vrons. L’imagination de cha­cun pour­ra don­ner for­me à cet­te salle d’attente d’un gen­re trou­blant. Chez moi, elle res­sem­ble au sas d’un avi­on avant un saut en parachu­te : la por­te s’ouvre, et nous sau­tons dans l’inconnu (ou tom­bons, c’est selon). Sans savoir quel­le régi­on sur­vo­le l’avion, sans con­naît­re la qua­li­té du parachu­te et l’accueil que nous réser­ve­ront les habitants.

Ce jour, il sem­ble y avoir quel­ques pro­blè­mes de logis­tique dans la salle d’attente. Les nais­san­ces sont retar­dées et cha­cun attend patiem­ment que la situa­ti­on se déblo­que. L’un de vos voisins, assu­ré­ment un futur poli­ti­ci­en, pro­po­se de pati­en­ter grâce à un petit débat. « Nous allons bien­tôt être répar­tis à tra­vers les pays du mon­de. N’est-ce pas le bon moment pour essay­er de déter­mi­ner à quoi res­sem­ble­rai­ent des règles idéa­les pour orga­ni­ser la migration ? »

Cet­te expé­ri­ence de pen­sée pro­po­sée par le phi­lo­so­phe cana­di­en Joseph Carens, s’inspirant lui-même du phi­lo­so­phe John Rawls et de sa « posi­ti­on ori­gi­na­le », a le méri­te de nous forcer à nous inter­ro­ger sur une réa­li­té que nous esti­mons sou­vent « nor­ma­le » et « natu­rel­le ». Les pré­ro­ga­ti­ves « sou­ver­ai­nes » de l’Etat en matiè­re de migra­ti­on et les con­train­tes pla­cées sur la mobi­li­té inter­na­tio­na­le des indi­vi­dus sont for­te­ment impré­g­nées de cet­te idée de nor­ma­li­té. Il sem­ble être dans l’ordre des cho­ses que la migra­ti­on soit a prio­ri pro­hi­bée, et seu­le­ment dans cer­tains cas autorisée.

L’expérience de Carens repo­se sur l’importance de l’idéal d’égalité. Les futurs nou­veau-nés sont pla­cés dans une situa­ti­on d’égalité radi­ca­le. Mais l’expérience ne se con­tente pas de rap­pe­ler que l’égalité mora­le est un pré­sup­po­sé fon­da­men­tal de la légiti­mi­té poli­tique. Le génie des expé­ri­en­ces pro­po­sées par Rawls et Carens con­sis­te à don­ner for­ce d’obligation à cet­te éga­li­té grâce au méca­nisme de « voi­le d’ignorance ». Sans infor­ma­ti­on sur sa situa­ti­on per­son­nel­le et son futur, cha­cun n’a d’autre choix que de se con­sidé­rer com­me un égal. Nous n’abordons pas la ques­ti­on de la mobi­li­té com­me des Suis­ses ou des Euro­péens, mais com­me des Nigé­ri­ans, des Chi­no­is, ou des Péru­vi­ens en puis­sance. Nous fai­sons l’expérience d’une trans­cen­dance poli­tique, atti­rés loin de nos réfle­xes habi­tu­els par le champ gra­vi­ta­ti­on­nel de l’idéal d’égalité.

Une pre­miè­re con­clu­si­on s’impose rapi­de­ment : le sys­tème actu­el n’est pas satis­faisant. Le lieu de nais­sance et la cou­leur du pas­se­port déter­mi­nent lar­ge­ment la qua­li­té de vie – en bien, com­me en mal. Com­me le rele­vait le maga­zi­ne The Eco­no­mist en pro­po­sant une lis­te des mei­lleurs lieux où venir au mon­de – lec­tu­re obli­gée de tous les bébés qui devi­en­dront libé­raux — la nais­sance joue un rôle décisif en ter­mes de pro­spé­ri­té. Don­nez-vous la pei­ne de bien naît­re et vous serez heu­re­ux. Pour les autres, vous serez enfer­més dans une malé­dic­tion éco­no­mi­que, socio-cul­tu­rel­le, mais sur­tout géo­gra­phi­que. Sans savoir dans quel pays ils vien­dront au mon­de, la majo­ri­té des nou­veau-nés esti­me ce sys­tème beau­coup trop ris­qué: ils ne sont pas prêts à jou­er leur vie à la rou­let­te rus­se de la migration.

Out­re le cons­tat d’un sys­tème injus­te blo­quant les gens dans une situa­ti­on sou­vent inac­cep­ta­ble, l’expérience de la salle d’attente nous con­du­it à revoir l’importance don­née à la liber­té de migrer. De maniè­re géné­ra­le, cet­te liber­té per­met­trait d’échapper à la malé­dic­tion d’une mau­vai­se nais­sance et don­ne­rait à cha­cun un instru­ment important afin de réa­li­ser ses objec­tifs de vie. En d’autres mots, pla­cés dans la situa­ti­on des nou­veau-nés, nous ser­i­ons ras­su­rés de pou­voir user de cet­te liber­té une fois arri­vés sur terre. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai pour les per­son­nes fuyant une per­sé­cu­ti­on ou un dan­ger. Leur liber­té et leurs droits les plus fon­da­men­taux sont direc­te­ment menacés et la migra­ti­on repré­sen­te sou­vent la der­niè­re chan­ce pour sau­ver sa peau. A ce tit­re, en redes­si­nant le sys­tème de migra­ti­on inter­na­tio­na­le, une place pré­pon­dé­ran­te doit être réser­vée à une voie d’urgence capa­ble d’apporter une répon­se effi­cace et cir­con­stanciée aux menaces les plus aigues. 

Mais même pour ceux qui ne fui­ent pas une menace immé­dia­te, la liber­té de migrer res­te un instru­ment essen­ti­el d’émancipation et de réa­li­sa­ti­on des objec­tifs de vie. En per­met­tant d’aller mett­re ses com­pé­ten­ces au ser­vice du plus off­rant, de rejoind­re les êtres aimés et de viv­re dans un envi­ron­ne­ment cul­tu­rel spé­ci­fi­que, cet­te liber­té est un élé­ment essen­ti­el de not­re capa­ci­té à mener la vie que nous sou­hai­tons. Ima­gi­nons que not­re exis­tence soit limi­tée à une seu­le régi­on de not­re pays (un can­ton), ne ser­i­ons-nous pas une sor­te de pri­son­nier, sans aucun droit d’aller cher­cher du tra­vail ou de viv­re en famil­le par-delà ces fron­tiè­res régio­na­les? Quel­le est la spé­ci­fi­ci­té qui jus­ti­fie que les fron­tiè­res natio­na­les soi­ent trai­tées si différemment ?

L’expérience de la salle d’attente nous per­met d’esquisser une répon­se. Une fois deve­nus adul­tes, les nou­veau-nés seront eux-aus­si les citoy­ens des dif­férents pays. Ils savent qu’un sys­tème qui con­du­i­rait à l’effondrement des struc­tures de soli­da­ri­té natio­na­les ou régio­na­les ne peut être sou­hai­ta­ble. Le défi appa­raît donc dans la con­ci­lia­ti­on de ces deux facet­tes de la liber­té, cel­le de choi­sir libre­ment sa vie (et donc de migrer) et cel­le de déci­der collec­ti­ve­ment du futur d’une com­mu­n­au­té poli­tique. La répon­se pas­se par un effort de cohé­rence. Tous les indi­vi­dus qui par­ti­ci­pent au pro­jet de socié­té (les citoy­ens et les rési­dents) dev­rai­ent avoir un droit de co-déci­der des gran­des ori­en­ta­ti­ons poli­ti­ques de leur com­mu­n­au­té. Cet­te liber­té n’est pas sans limi­te, elle ne peut se con­ce­voir de maniè­re cohé­ren­te que dans le con­tex­te des liber­tés de tous les autres et d’un pré­sup­po­sé d’égalité. Not­re enga­ge­ment pour not­re liber­té com­prend néces­saire­ment un enga­ge­ment pour la liber­té des autres.

Pla­cés dans la salle d’attente, quels choix poli­ti­ques con­crets fer­ions-nous ? La cohé­rence nous impo­se de fai­re tout not­re pos­si­ble pour prend­re en comp­te la deman­de jus­ti­fiée de liber­té des migrants poten­tiels.  Pour ce fai­re, les Etats atta­chés à l’idée de liber­té doiv­ent déve­lo­p­per une cul­tu­re de la jus­ti­fi­ca­ti­on. Con­crè­te­ment, tou­te limi­ta­ti­on des liber­tés, notam­ment une inter­dic­tion de migrer, dev­rait être jus­ti­fia­ble et jus­ti­fiée. La situa­ti­on initia­le s’inverse donc : par défaut, la migra­ti­on dev­rait être auto­ri­sée. Elle pour­rait être inter­di­te si des inté­rêts légiti­mes le jus­ti­fient. La com­mu­n­au­té poli­tique de desti­na­ti­on dev­ra ain­si être à même de démon­trer qu’un migrant poten­ti­el repré­sen­te un dan­ger ou une menace pour les inté­rêts légiti­mes du pays.

Ce cri­tè­re des « inté­rêts légiti­mes » off­re au débat public une struc­tu­re bien­ve­nue. Un effond­re­ment des sys­tè­mes de soli­da­ri­té ou un chô­mage endé­mi­que pour­rait pas­ser ce cri­tè­re de légiti­mi­té. Le simp­le res­sen­ti ou la peur d’une socié­té en chan­ge­ment ne fon­de pas une base suf­fi­sam­ment soli­de pour limi­ter la liber­té d’autrui.

Cet­te cul­tu­re de la jus­ti­fi­ca­ti­on naît de nos enga­ge­ments libé­raux et démo­cra­ti­ques ; elle répond de la logi­que de la socié­té libre. Sur ce point, la migra­ti­on est peut-être le mei­lleur des défis pour pré­fi­gu­rer les défis éthi­ques du mon­de à venir. Elle est à l’avant-poste de la pri­se de con­sci­ence du fait que tous les indi­vi­dus qui peu­ple­nt la planè­te sont des êtres mora­le­ment per­ti­nents pour not­re pri­se de décisi­on. Le défi poli­tique con­sis­te à con­cré­ti­ser la mei­lleu­re façon de les prend­re en comp­te. L’immigration don­ne un visa­ge et une réa­li­té tan­gi­ble à cet­te éthi­que glo­ba­le. A nous de recon­naît­re ces visa­ges com­me des por­teurs de liber­tés et d’avancer vers une poli­tique migra­toire plus cohé­ren­te, plus jus­te et  source d’une plus gran­de pro­spé­ri­té pour nous tou­tes et tous.


Note: La pre­miè­re intro­duc­tion fran­co­pho­ne à l’éthique de l’immigration, « Repen­ser l’immigration : une bous­so­le éthi­que », vient de paraît­re dans la collec­tion « Le Savoir Suis­se » (PPUR). En alle­mand, « Die Schweiz und der Ande­re : Plä­doy­er für eine libe­ra­le Schweiz » (NZZ Ver­lag) vient de paraître.

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