Interdictions sur les céréales : Régler le problème, restaurer la solidarité européenne

Les cau­ses du mécon­ten­te­ment des États mem­bres ori­en­taux de l’UE à l’é­gard des impor­ta­ti­ons de céréa­les ukrai­ni­en­nes sont com­ple­xes, mais les solu­ti­ons sont rela­ti­ve­ment clai­res. Il est temps de résoud­re cet­te divergence.

Les diri­ge­ants occi­den­taux ont été cho­qués lors­que la Polo­gne, la Hon­grie, la Slo­va­quie et la Bul­ga­rie ont sus­pen­du les impor­ta­ti­ons de pro­duits agri­co­les en pro­ven­an­ce d’U­krai­ne en avril, invo­quant un impact néga­tif sur leurs marchés.

En répon­se, la Com­mis­si­on euro­péen­ne a intro­du­it au début du mois une inter­dic­tion tem­por­ai­re sur l’im­por­ta­ti­on de plu­sieurs pro­duits agri­co­les ukrai­ni­ens dans cinq pays mem­bres de l’U­ni­on euro­péen­ne (UE) — la Polo­gne, la Slo­va­quie, la Hon­grie, la Bul­ga­rie et la Rou­ma­nie — tout en auto­ri­sant le tran­sit vers d’au­tres pays européens.

L’in­ter­dic­tion devait initia­le­ment durer jus­qu’au 5 juin, mais elle a été pro­lon­gée jus­qu’au 15 sep­tembre. Elle s’ap­p­li­que à quat­re pro­duits agri­co­les clés, dont le blé, le maïs, le colza et les grai­nes de tour­ne­sol, et con­cer­ne envi­ron 20 % des expor­ta­ti­ons de céréa­les de l’U­krai­ne, qui sont ache­mi­nées vers l’UE par voie ter­rest­re. L’ac­cord, bien qu’­im­par­fait, rem­place les inter­dic­tions anté­ri­eu­res, plus stric­tes, impo­sées par les quat­re gou­ver­ne­ments nation­aux. Il n’en res­te pas moins que cet­te saga a mis en lumiè­re une ques­ti­on liti­gieu­se qui menace un élé­ment vital de l’é­co­no­mie ukrai­ni­en­ne. Il est peu pro­bable qu’el­le dis­pa­rais­se dans un ave­nir proche.

Pour­quoi cet­te ques­ti­on a‑t-elle sus­ci­té un dés­ac­cord au sein de l’UE ? À la suite de l’in­va­si­on mas­si­ve de la Rus­sie et de l’im­po­si­ti­on de son blo­cus naval en févri­er 2022, l’U­krai­ne a été con­train­te d’a­che­mi­ner par voie ter­rest­re des mil­li­ons de ton­nes de céréa­les qui étai­ent aupa­ra­vant trans­por­tées par voie mari­ti­me. Pour aider l’U­krai­ne, les pays euro­péens ont rapi­de­ment levé les restric­tions com­mer­cia­les et mis en place des “cor­ri­dors de soli­da­ri­té”, per­met­tant à l’U­krai­ne de déve­lo­p­per ses expor­ta­ti­ons de céréa­les via les ports des pays voisins de l’UE, notam­ment la Rou­ma­nie, la Polo­gne et les États baltes.

Les expor­ta­ti­ons de céréa­les vers les pays de l’UE ont aug­men­té de 65 % en 2022, faisant de l’UE le plus grand con­som­ma­teur de pro­duits ukrai­ni­ens. Cer­tains chif­fres sont impres­si­on­nants. En par­ti­cu­lier, les expor­ta­ti­ons de céréa­les vers la Polo­gne ont été mul­ti­pliées par 38, cel­les vers la Hon­grie par 54, cel­les vers la Slo­va­quie par 575 et cel­les vers la Rou­ma­nie par 690. Cet­te aug­men­ta­ti­on bru­ta­le des impor­ta­ti­ons, desti­nées à tran­siter vers des pays tiers, a désta­bi­li­sé cer­tains mar­chés agri­co­les inté­ri­eurs euro­péens, ent­raî­nant une per­te de pro­fits pour les agri­cul­teurs locaux en rai­son de la chu­te des prix des céréales.

Les céréa­les ukrai­ni­en­nes sont sou­vent beau­coup moins chè­res que les pro­duits con­cur­r­ents pro­venant d’au­tres régi­ons d’Eur­o­pe en rai­son de la qua­li­té du sol, des coûts de main-d’œu­vre net­te­ment infé­ri­eurs et du fait qu’en Ukrai­ne, de vas­tes zones sont princi­pa­le­ment gérées par des explo­ita­ti­ons agri­co­les dotées d’u­ne infra­st­ruc­tu­re sub­stan­ti­el­le. Les agri­cul­teurs d’Eur­o­pe cen­tra­le et ori­en­ta­le ont éga­le­ment décla­ré que l’U­krai­ne n’é­tait pas tenue d’ap­p­li­quer les nor­mes de pro­duc­tion rigo­u­re­u­ses de l’UE.

Pour­quoi les céréa­les ukrai­ni­en­nes ne sont-elles pas ache­mi­nées vers les pays du Sud où il y a d’im­port­an­tes pénuries ? Pre­miè­re­ment, les prix des céréa­les sont plus éle­vés en Euro­pe que dans les pays du Sud, ce qui inci­te les pro­duc­teurs ukrai­ni­ens à vend­re dans ces pays. Deu­xiè­me­ment, les pays euro­péens dis­po­sent d’un grand nombre d’u­si­nes de trans­for­ma­ti­on spé­cia­li­sées dans la pro­duc­tion d’a­li­ments pour ani­maux et qui ont besoin de gran­des quan­ti­tés de céréa­les com­me matiè­re pre­miè­re. En rai­son des prix inté­ri­eurs éle­vés, ils trou­vent sou­vent plus ren­ta­ble d’a­che­ter des céréa­les ukrai­ni­en­nes. Enfin, étant don­né que l’U­krai­ne reço­it actu­el­lement des quan­ti­tés import­an­tes d’ai­de huma­ni­taire, de nombreux véhi­cu­les qui se ren­dent en Ukrai­ne pour appor­ter une aide huma­ni­taire revi­en­nent avec une car­gai­son de céréa­les ukrai­ni­en­nes. Cela rédu­it le coût du trans­port des céréa­les et le rend plus compétitif.

La Com­mis­si­on euro­péen­ne tra­vail­le sur des mes­u­res visant à assu­rer le tran­sit des céréa­les ukrai­ni­en­nes vers leur desti­na­ti­on fina­le, notam­ment vers l’Afri­que, au lieu de res­ter en Euro­pe. Cela per­met­trait de sta­bi­li­ser la situa­ti­on sur les mar­chés et d’as­su­rer des con­di­ti­ons éga­les pour tou­tes les par­ties. En out­re, le pré­si­dent ukrai­ni­en Volo­dym­yr Zelen­skyy et la pré­si­den­te de la Com­mis­si­on euro­péen­ne Ursu­la von der Ley­en ont annon­cé leur inten­ti­on de créer un grou­pe de coor­di­na­ti­on con­joint avec l’UE afin de résoud­re le problème.

Mais l’UE dis­po­se d’au­tres opti­ons pour remé­dier à la situa­ti­on. Une solu­ti­on poten­ti­el­le con­sis­te à redis­tri­buer les sub­ven­ti­ons agri­co­les ent­re les pays de l’UE, en ten­ant comp­te de la situa­ti­on actu­el­le du mar­ché des céréa­les. Un aut­re outil important pour­rait être l’a­jus­tement de la poli­tique agri­co­le com­mu­ne, qui pren­drait en comp­te les défis mon­dia­ux actu­els pour le sec­teur agri­co­le et la sécu­ri­té ali­men­taire. La sta­bi­li­sa­ti­on du mar­ché euro­péen des céréa­les est éga­le­ment importante.

Le recours à ces stra­té­gies garan­ti­rait une réso­lu­ti­on plus glo­ba­le et dura­ble des obsta­cles ren­con­trés par les expor­ta­ti­ons de pro­duits agri­co­les ukrai­ni­ens et pour­rait s’a­vé­rer plus effi­cace à long ter­me, en favo­ri­sant des rela­ti­ons com­mer­cia­les sai­nes ent­re l’U­krai­ne et l’UE.

L’U­krai­ne pour­rait elle aus­si con­tri­buer à atté­nu­er cer­tains de ces pro­blè­mes. Elle pour­rait coo­pé­rer avec des par­ten­aires euro­péens pour créer des entre­pri­ses com­mu­nes de trans­for­ma­ti­on pour la pro­duc­tion d’a­li­ments pour ani­maux, desti­nés à la fois au mar­ché inté­ri­eur et au mar­ché inter­na­tio­nal. Pour évi­ter des pro­blè­mes simi­lai­res à l’a­ve­nir, l’U­krai­ne dev­rait se con­cen­trer sur le déve­lo­p­pe­ment et le sou­ti­en de l’É­tat à son indus­trie de l’é­le­va­ge. Cet­te stra­té­gie per­met­trait d’é­qui­li­brer le sec­teur agri­co­le, ce qui rédu­i­rait les ris­ques liés aux fluc­tua­tions des mar­chés céréa­liers inter­na­tion­aux et con­tri­bue­r­ait à la créa­ti­on d’un éven­tail plus lar­ge de pro­duits agri­co­les exportés.

Il est essen­ti­el que l’UE et l’U­krai­ne abor­dent ces ques­ti­ons dès main­ten­ant, car les expor­ta­ti­ons de céréa­les ukrai­ni­en­nes sont essen­ti­el­les à la san­té de l’é­co­no­mie ukrai­ni­en­ne. Selon les esti­ma­ti­ons du KSE Agro­cen­ter, le com­ple­xe agro-indus­tri­el ukrai­ni­en a per­du envi­ron 15 mil­li­ards de dol­lars à cau­se du blo­ca­ge des ports mari­ti­mes ent­re févri­er et août 2022. Cela signi­fie une per­te de liqui­di­tés, ain­si que des fail­li­tes, une sous-pro­duc­tion et des pro­blè­mes d’en­se­men­ce­ment. Par ail­leurs, 17 % de la popu­la­ti­on tra­vail­le dans le sec­teur agri­co­le non sub­ven­ti­onné, qui four­nit 53 % des recet­tes en devi­ses et 20 % du PIB. Dans le même temps, l’U­krai­ne four­nit de la nour­ri­tu­re à plus de 400 mil­li­ons de per­son­nes dans le mon­de, créant ain­si un équi­libre pour la sécu­ri­té ali­men­taire mondiale.

Les pro­blè­mes aux­quels sont con­fron­tés les agri­cul­teurs de l’UE sont la con­sé­quence direc­te de la guer­re non pro­vo­quée de la Rus­sie cont­re l’U­krai­ne. Les pays qui ont limi­té les impor­ta­ti­ons de den­rées ali­men­taires en pro­ven­an­ce d’U­krai­ne ont déjà béné­fi­cié de cet­te situa­ti­on, notam­ment grâce au sou­ti­en finan­cier de l’UE, et il est pro­bable que les inter­dic­tions d’im­por­ta­ti­on de céréa­les ukrai­ni­en­nes visai­ent à obtenir davantage.

Il s’a­git essen­ti­el­lement d’u­ne his­toire poli­tique, les impor­ta­ti­ons de céréa­les s’in­scri­vant dans le cad­re de lut­tes poli­ti­ques inter­nes. Tou­tes les par­ties dev­rai­ent main­ten­ant prend­re en comp­te les cau­ses réel­les de la situa­ti­on com­ple­xe du mar­ché agri­co­le et trou­ver une appro­che com­mu­ne pour restau­rer la sta­bi­li­té et la coo­pé­ra­ti­on ent­re les agri­cul­teurs ukrai­ni­ens et européens.

Vita­lii Dan­ke­vych est doc­teur en éco­no­mie et pro­fes­seur à l’uni­ver­si­té natio­na­le Polis­sia, en Ukrai­ne. Il est éga­le­ment membre du pro­gram­me de rési­li­en­ce démo­cra­tique du Cent­re d’ana­ly­se des poli­ti­ques euro­péen­nes (CEPA).

L’ar­ti­cle ori­gi­nal est publié dans Euro­pe’s Edge — le jour­nal en ligne du Cen­ter for Euro­pean Poli­cy Ana­ly­sis qui cou­vre les sujets cri­ti­ques de la poli­tique étran­gè­re en Euro­pe et en Amé­ri­que du Nord. La tra­duc­tion est fai­te par Ali­na Datsii.

Source de l’i­mage: CEPA.org

 

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