Les élites politiques estiment-elles correctement les préférences de leur électorat?

Chaque quatre ans, nous élisons des parlementaires fédéraux qui sont censés nous représenter, défendre nos valeurs et intérêts, et donc soutenir des politiques publiques en adéquation avec nos préférences politiques. Si les élites auxquelles nous déléguons le pouvoir de décider en notre nom s’acquittent dûment de leurs tâches, alors nous les réélisons pour la prochaine législature. Si au contraire nos représentants font défaut, alors nous pouvons les sanctionner lors des élections suivantes en optant pour d’autres candidats au Parlement fédéral. Ainsi fonctionne la démocratie qui permet, théoriquement, une “représentation substantielle” des préférences des citoyens: les lois adoptées par les parlementaires devraient ainsi refléter les positions des électeurs qui leur ont accordé leur confiance.

Un impensé de la démocratie représentative

Les politologues ont étudié dans quelle mesure il y a effectivement une congruence entre, d’une part, les préférences des électeurs et, d’autre part, le contenu des législations formulées par leurs élus parlementaires. Pour ce faire, les études ont comparé les résultats de sondages d’opinion sur des thèmes particuliers (par ex. les impôts, l’énergie, l’immigration, etc.) avec les décisions prises par les représentants des citoyens au Parlement. Le constat général de ces recherches est que congruence il y a. Les élites politiques semblent réactives à (un changement de) l’opinion publique. Mais quels sont les mécanismes qui sous-tendent ce “miracle” de la représentation démocratique?

Nous avons tenté d’y répondre en nous concentrant sur une précondition à toute représentation congruente, à savoir l’aptitude des élus politiques à connaître ce que veut effectivement leur électorat. En effet, pour que les députés puissent adopter des politiques en adéquation avec les préférences des électeurs, ils doivent en premier lieu être capables d’estimer correctement les positions de leur électorat sur des enjeux concrets. Nous nous sommes ainsi focalisés sur la question suivante qui, curieusement, a très peu été traitée à ce jour: les élites politiques perçoivent-elles correctement les préférences de leurs électeurs?

Démarche méthodologique
Notre approche a consisté à mesurer les préférences des citoyens suisses sur différents thèmes d’actualité. 4’677 citoyens ont répondu à un questionnaire dans lequel nous leur demandions s’ils approuvaient diverses propositions politiques comme par exemple: “l’âge de la retraite doit être augmenté à 67 ans”, “les couples de même sexe qui vivent en partenariat enregistré doivent pouvoir adopter des enfants”, “la Suisse doit acheter de nouveaux avions de combat”, “la Suisse ne doit accepter que des immigrés avec une bonne formation”, “les travailleurs âgés doivent être mieux protégés contre les licenciements” ou “les étrangers qui résident en Suisse depuis plus de dix ans doivent pouvoir voter au niveau cantonal”.

En parallèle, nous avons arpenté la salle des pas perdus dans le Parlement afin d’interroger les élus fédéraux pendant qu’ils siégeaient à Berne. 124 Conseillers nationaux (soit un remarquable taux de participation de 65%) et 27 Conseillers aux États (61%) ont participé à notre enquête. Nous leur avons présenté exactement les mêmes propositions politiques que celles soumises aux citoyens. Pour chacune de ces propositions, nous avons demandé aux politiciens d’estimer la part des électeurs votant pour leur parti respectif qui acceptent la proposition.

Finalement, nous avons comparé les préférences réelles des électeurs (questionnaire auprès de la population) avec les estimations faites par les politiciens (enquête auprès des parlementaires). La qualité de la perception des élus parlementaires est ensuite définie comme la différence absolue entre le pourcentage des électeurs qui soutiennent une proposition politique et le pourcentage estimé par les politiciens. Par exemple, un élu se trompera de 35 % s’il estime qu’une majorité claire de 65% de ses propres électeurs soutient une proposition alors que seuls 30% des électeurs déclarent y être favorables. Dans ce cas, sa perception est lourdement erronée, car le parlementaire se trompe non seulement de 35%, mais il n’est pas non plus en mesure d’estimer correctement où se situe la majorité de ses propres électeurs.

Cette démarche méthodologique a été appliquée non seulement en Suisse, mais aussi en Allemagne, en Belgique et au Canada. Au total, 866 politiciens élus ont procédé, dans ces quatre pays, à plus de 10’000 estimations sur le soutien des électeurs vis-à-vis de propositions politiques concrètes. Quels enseignements peut-on tirer de cette recherche sur la qualité de la perception qu’ont les élus parlementaires des préférences de leur électorat?

Les élus ont des perceptions biaisées

Premièrement, les politiciens font des estimations souvent imprécises des préférences de leurs électeurs. En moyenne, ils se trompent d’un ordre de grandeur de 18% quand ils estiment le soutien de leur électorat à une proposition politique concrète. Plus encore, ils ne parviennent pas, dans 29% de leurs estimations, à évaluer correctement où se situe la majorité de leur électorat. Nos analyses montrent également, et contre toute attente, que l’élite de l’élite politique, à savoir les présidents de partis, les chefs de fractions parlementaires et autres hauts responsables au sein d’un parti, n’est pas meilleure que les parlementaires dits d’arrière-banc lorsqu’il s’agit de percevoir adéquatement les préférences de leurs propres électeurs. Ce premier constat, plutôt surprenant, voire alarmant, indique que les politiciens élus lisent assez mal l’opinion publique. De fait, nous avons aussi demandé aux citoyens d’estimer les préférences des citoyens. En faisant le même exercice que celui réalisé par les politiciens, le citoyen lambda ne commet pas plus d’erreur d’estimation que les élus.

Deuxièmement, les élus parlementaires sont affectés par un “biais de conservatisme” systématique, quel que soit le pays, le parti ou le sujet politique concerné. Les élus pensent ainsi que, sur des enjeux économiques comme par exemple les impôts, leurs électeurs sont plus à droite (sur l’axe classique “gauche-droite”) qu’ils ne le sont vraiment. Ils se méprennent également, sur des enjeux de société comme par exemple l’immigration ou les questions éthiques, en estimant que leurs électeurs sont plus conservateurs que cela n’est véritablement le cas. Les raisons de ce biais, qui a du reste aussi été observé par nos collègues aux États-Unis pour les élus républicains et démocrates, restent à explorer.

Projection de ses propres préférences

Troisièmement, nous avons identifié un mécanisme principal pour expliquer cette aptitude somme toute limitée des élus à savoir ce que veulent les électeurs qui votent pour eux. Il s’agit du phénomène de la projection sociale, bien connu des psychologues. Les parlementaires se trompent dans leurs estimations, car ils projettent leurs propres préférences sur celles de leurs électeurs, en supposant (de manière erronée) que ces derniers pensent exactement comme eux et partagent donc leur position sur telle ou telle proposition politique. Ce biais cognitif affecte de manière importante les politiciens élus qui, de fait, ne sont pas plus aptes que les citoyens ordinaires à éviter les projections erronées.

Se méprendre sur ce que veut son électorat partisan n’a pas les mêmes conséquences selon que la proposition politique concerne un thème central pour son parti (par ex. l’immigration pour la droite extrême, le climat pour les écologistes ou les assurances sociales pour les socialistes) ou une question plus périphérique. Nos analyses montrent, quatrièmement, que les parlementaires font les meilleures estimations sur les préférences de leur électorat quand celles-ci touchent à des sujets au cœur du programme électoral de leur parti. Par contre, il ne semble pas que la spécialisation (à titre individuel) d’un parlementaire pour un domaine en particulier, par exemple comme porte-parole de son parti au sein de la commission législative traitant ce domaine, augmente la qualité des prédictions. Nous observons parfois même l’exact inverse: plus un parlementaire se déclare spécialiste d’un sujet, moins il semble écouter ses électeurs et pouvoir ainsi estimer correctement leurs préférences.

Effets différenciés des lobbies

Cinquièmement, nous avons regardé si les informations et autres ressources fournies par les lobbies aux élus parlementaires influencent leur capacité à percevoir correctement les préférences des électeurs. Une telle analyse est possible en Suisse, car les députés fédéraux doivent déclarer leurs liens d’intérêt avec des organisations économiques, des syndicats, des associations d’intérêt public ou des groupes identitaires. Les résultats de notre recherche suggèrent que les groupes d’intérêt peuvent soit affaiblir soit renforcer la proximité entre élus et électeurs. En effet, les députés qui sont proches des associations économiques font généralement des estimations moins précises de ce que veut leur électorat partisan, alors que les députés ayant noué des relations étroites avec des groupes d’intérêt public semblent plus aptes à percevoir adéquatement les préférences politiques de leurs électeurs.

Les bienfaits de la démocratie directe et de la compétition électorale

Il est communément supposé que les instruments de la démocratie directe, tels que l’initiative populaire et le référendum, ont un impact positif sur l’exactitude des perceptions qu’ont les élus parlementaires. Ces derniers bénéficient d’indices supplémentaires suite aux campagnes de votation et aux résultats de votes populaires sur de nombreux sujets politiques.

Sixièmement, notre recherche montre que les élus parlementaires perçoivent plus correctement les préférences de leurs électeurs sur des propositions politiques qui ont déjà été soumises à un vote de démocratie directe. Cet effet positif est particulièrement observé lorsque les propositions étaient conflictuelles et que le résultat du vote populaire était serré. La démocratie directe, qui est un complément à la démocratie représentative, favorise donc la représentation politique, car l’issue des votes populaires constitue une source d’information importante pour les élus parlementaires et renforce leur capacité à évaluer avec exactitude les préférences des citoyens.

Le septième et dernier constat que nous reportons ici identifie un autre facteur contribuant à améliorer la capacité des élus fédéraux à estimer ce que veut leur électorat. De fait, nous observons que les candidats qui ont été le moins bien élus lors de la dernière élection au Parlement fédéral sont aussi ceux qui font probablement le plus d’efforts, une fois en place, pour mieux connaître les préférences de leur électorat. En étant, de la sorte, mieux informés sur les attentes des citoyens, ils ont ensuite une chance plus élevée d’être réélus lors des prochaines élections. Notre étude atteste donc des effets positifs attendus de la compétition électorale entre partis et candidats : les électeurs sanctionnent les élus fédéraux qui ne connaissent pas suffisamment leurs préférences, et les représentants qui craignent d’être écartés du pouvoir font plus d’efforts pour se familiariser avec ce que veulent leurs électeurs.


Références:

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  • Sheffer, Lior and Peter John Loewen, Stefaan Walgrave, Stefanie Bailer, Christian Breunig, Luzia Helfer, Jean-Benoit Pilet; Frédéric Varone; Rens Vliegenthart (2023). How Do Politicians Bargain? Evidence from Ultimatum Games with Legislators in Five Countries. American Political Science Review (doi: 10.1017/S0003055422001459)

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  • Walgrave, Stefaan and Julie Sevenans, Frédéric Varone, Lior Sheffer, Christian Breunig (2023). Do political leaders understand public opinion better than backbenchers? American Journal of Political Science (under review)

Source de l’image: flickr.com

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