Tentatives collectives des migrant.e.s pour contrer l’exclusion économique

De nombreux.ses migrant.e.s pei­nent à trou­ver un emploi cor­re­spondant à leurs com­pé­ten­ces et à leurs aspi­ra­ti­ons en Suis­se. Ils/elles sont contraint.e.s de bais­ser, de repor­ter ou de réo­ri­en­ter com­plè­te­ment leurs ambi­ti­ons pro­fes­si­onnel­les. Cepen­dant, ces der­niè­res années, les migrant.e.s ont com­men­cé à cher­cher collec­ti­ve­ment à amé­lio­rer leur situa­ti­on et à con­tes­ter ces logi­ques d’ex­clu­si­on à tra­vers diver­ses initia­ti­ves. Des orga­ni­sa­ti­ons gérées par des migrant.e.s off­rent, par exemp­le, un sou­ti­en à ceux qui veu­lent créer leur prop­re entre­pri­se. Mais quel­les sont est leur poten­ti­el et leurs limites ?

La Suis­se est l’un des pays de l’OCDE les mieux clas­sés en ce qui con­cer­ne la par­ti­ci­pa­ti­on des migrant.e.s au mar­ché du tra­vail. Pour­tant, com­me le mon­t­rent les recher­ches, en par­ti­cu­lier les femmes et les non-Européen.ne.s qui ne vien­nent pas dans le pays avec un cont­rat de tra­vail exi­s­tant, mais dans le cad­re du regrou­pement fami­li­al ou de l’a­si­le, ont sou­vent du mal à trou­ver un emploi cor­re­spondant à leurs com­pé­ten­ces et à leurs aspi­ra­ti­ons (Ria­ño 2021). Cela est dû en par­tie à un man­que de recon­nais­sance de leurs qua­li­fi­ca­ti­ons, à des pra­ti­ques d’embauche discri­mi­na­toires, ain­si qu’à des pro­gram­mes d’in­té­gra­ti­on gérés par l’É­tat, qui ne par­vi­en­nent pas à résoud­re cor­rec­te­ment ces pro­blè­mes. Au con­tr­ai­re, ces pro­gram­mes ori­en­tent les migrant.e.s vers des sec­teurs de tra­vail pré­cai­res (Stingl 2021).

Les migrant.e.s ne restent pas tou­jours passif.ve.s dans ces situa­tions. Ils/elles récla­ment de plus en plus la recon­nais­sance de leur poten­ti­el éco­no­mi­que et agis­sent en se sou­ten­ant mutu­el­lement pour sur­mon­ter les obsta­cles du mar­ché du tra­vail. Par­mi ces initia­ti­ves, les orga­ni­sa­ti­ons gérées par des migrant.e.s pro­po­sent des pro­gram­mes d’en­tre­pre­neu­ri­at et off­rent des for­ma­ti­ons aux migrant.e.s qui sou­hai­tent créer leur prop­re entre­pri­se. Jus­qu’à pré­sent, nous n’a­vons eu qu’u­ne com­pré­hen­si­on très limi­tée des effets de ces pro­gram­mes. Quel­le est la réa­li­té der­riè­re la pro­mes­se de tel­les car­ri­è­res entre­pre­neu­ria­les pour les migrant.e.s ? Et plus géné­ra­le­ment, quels est le poten­ti­el et les limi­tes de ces efforts collec­tifs pour défier l’ex­clu­si­on économique ?

Le rêve entre­pre­neu­ri­al et ses limites

Après avoir par­ti­ci­pé à des pro­gram­mes d’en­tre­pre­neu­ri­at, de nombreux.ses migrant.e.s devi­en­nent indépendant.e.s dans divers domai­nes, tels que l’in­for­ma­tique, l’é­du­ca­ti­on, la gas­tro­no­mie ou la ven­te au détail. Ils/elles béné­fi­ci­ent d’un accom­pa­gne­ment sur la créa­ti­on d’en­tre­pri­se et les pra­ti­ques de mar­ke­ting en Suis­se, d’un accès aux réseaux pro­fes­si­onnels locaux et d’un encou­ra­ge­ment à uti­li­ser de maniè­re créa­ti­ve leurs anci­en­nes expé­ri­en­ces pro­fes­si­onnel­les. Ain­si, ils/elles sur­mon­tent la frus­tra­ti­on d’a­voir été rejeté.e.s d’emplois plus régu­liers et déve­lo­p­pent une con­fi­an­ce en soi con­cer­nant leurs res­sour­ces et leurs compétences.

Cepen­dant, tou.te.s les participant.e.s ne par­vi­en­nent pas à lan­cer une entre­pri­se qui leur assu­re l’au­to­suf­fi­sance éco­no­mi­que. Cela résul­te en par­tie des restric­tions léga­les spé­ci­fi­ques au tra­vail indé­pen­dant pour les ressortissant.e.s de pays tiers. L’e­sprit d’en­tre­pri­se impli­que de prend­re des ris­ques, ce qui néces­si­te une sta­bi­li­té finan­ciè­re et le sou­ti­en d’un réseau social plus lar­ge en place. Ce sont des con­di­ti­ons qui ne sont pas tou­jours réunies lors­qu’on arri­ve dans un nou­veau pays (Piguet 2010). Ain­si, l’é­cart ent­re les atten­tes pro­fes­si­onnel­les nou­vel­lement for­gées de certain.e.s participant.e.s et leurs réa­li­tés peut se trans­for­mer en nou­vel­les sources de déception.

De plus, la pro­mo­ti­on du tra­vail indé­pen­dant chez les migrant.e.s s’a­li­gne sur les logi­ques néo­li­bé­ra­les et indi­vi­dua­lis­tes. Plu­tôt que de remett­re en ques­ti­on les poli­ti­ques et les pra­ti­ques d’embauche qui ont exclu les migrant.e.s d’u­ne par­ti­ci­pa­ti­on signi­fi­ca­ti­ve au mar­ché du tra­vail, elle les encou­ra­ge à prend­re des initia­ti­ves et à sur­mon­ter eux/el­les-mêmes les obsta­cles. En exhor­tant les migrant.e.s à s’au­to-responsa­bi­li­ser pour leur tra­jec­toire pro­fes­si­onnel­le et leur inté­gra­ti­on éco­no­mi­que, les orga­ni­sa­ti­ons diri­gées par des migrant.e.s cou­rent le ris­que de main­tenir le sys­tème, plu­tôt que de le remett­re en ques­ti­on (Mar­tin 2011).

Mett­re en val­eur le poten­ti­el migra­toire auprès du public

Si l’ac­cent est clai­re­ment mis sur les initia­ti­ves indi­vi­du­el­les des migrant.e.s, ces orga­ni­sa­ti­ons ten­tent éga­le­ment d’in­clu­re d’au­tres acteurs et de favo­ri­ser le dia­lo­gue avec la socié­té dans son ensem­ble. Elles créent des alli­an­ces avec des entre­pri­ses éta­b­lies, qui off­rent ensui­te des pos­si­bi­li­tés de for­ma­ti­on com­plé­men­taire, voi­re un finan­ce­ment, à leurs participant.e.s. Ces orga­ni­sa­ti­ons inci­tent éga­le­ment les professionnel.le.s locaux.les à don­ner des con­seils et à deve­nir des men­tors pour les futur.e.s entrepreneur.se.s migrant.e.s. Elles com­pli­quent ain­si la noti­on de simp­le auto-responsa­bi­li­té et d’in­té­gra­ti­on uni­la­té­ra­le, et s’o­ri­en­tent vers une visi­on plus pro­gres­sis­te d’u­ne éco­no­mie inclu­si­ve à laquel­le con­tri­bue­nt de mul­ti­ples acteurs.

Ces orga­ni­sa­ti­ons orga­nis­ent régu­liè­re­ment des évé­ne­ments au cours des­quels les pro­jets entre­pre­neu­ri­aux des participant.e.s sont pré­sen­tés au public. En met­tant en avant les con­tri­bu­ti­ons poten­ti­el­les des migrant.e.s, elles visent à s’op­po­ser aux vues défi­ci­taires qui pré­sen­tent les migrant.e.s com­me des far­deaux pour la socié­té suis­se et l’É­tat-pro­vi­dence. La pré­sen­ta­ti­on des migrant.e.s com­me des per­son­nes plei­nes de res­sour­ces remet donc en ques­ti­on les dis­cours con­de­scen­dants qui mon­t­rent les migrant.e.s com­me des figu­res vul­né­ra­bles ayant besoin de sou­ti­en. Cet­te appa­ri­ti­on publi­que a cer­tai­ne­ment le poten­ti­el de chan­ger la per­cep­ti­on des migrant.e.s par la socié­té et d’é­ga­li­ser l’ac­cès aux oppor­tu­ni­tés pro­fes­si­onnel­les. Cepen­dant, il est éga­le­ment néces­saire d’a­voir un regard cri­tique sur la stra­té­gie con­si­stant à “mett­re en val­eur” le poten­ti­el éco­no­mi­que des migrant.e.s. Il exis­te un ris­que de ren­forcer les réci­ts uti­li­taires et instru­men­taux de la migra­ti­on et de repro­du­i­re le clivage éta­b­li ent­re les migrant.e.s et les non-migrant.e.s, selon lequel les migrant.e.s doiv­ent fai­re la publi­ci­té de leurs com­pé­ten­ces auprès de la socié­té pour être considéré.e.s com­me “bienvenu.e.s.”

Créer un sen­ti­ment de com­mu­n­au­té mal­gré les contraintes

À ce sta­de, nous devons tou­te­fois recon­naît­re les pos­si­bi­li­tés limi­tées des per­son­nes qui gèrent et tra­vail­lent pour de tel­les initia­ti­ves. La plu­part d’ent­re eux/elles n’ont pas d’ex­pé­ri­ence à long ter­me dans la ges­ti­on d’or­ga­ni­sa­ti­ons à but non lucra­tif ou de pro­gram­mes entre­pre­neu­ri­aux et ren­con­t­rent des dif­fi­cul­tés pour obtenir des fonds pour leurs orga­ni­sa­ti­ons. Ils/elles doiv­ent régu­liè­re­ment s’adresser à des sources pri­vées et à des entre­pri­ses, et sol­li­ci­ter les pro­gram­mes d’in­té­gra­ti­on des can­tons et des vil­les. L’É­tat ne four­nit pas encore de sou­ti­en dura­ble aux pro­gram­mes entre­pre­neu­ri­aux desti­nés aux migrant.e.s. Cela se tra­du­it par un finan­ce­ment à court ter­me, des salai­res médio­c­res et la plu­part du temps con­s­a­cré au béné­vo­lat. Leurs efforts peu­vent être inter­pré­tés com­me une stra­té­gie de con­tour­ne­ment visant à amé­lio­rer les con­di­ti­ons de vie des migrant.e.s, tout en respec­tant les con­train­tes pro­p­res aux organisations.

Mal­gré les ambi­va­len­ces décri­tes ci-des­sus, ces initia­ti­ves ont un impact important sur la vie quo­ti­di­en­ne de leurs participant.e.s. Elles reva­lo­risent les com­pé­ten­ces et les res­sour­ces des migrant.e.s, et faci­li­tent leur ascen­si­on pro­fes­si­onnel­le au-delà des sec­teurs pré­cai­res. Les inter­ac­tions au sein des orga­ni­sa­ti­ons gérées par des migrant.e.s sou­la­gent ain­si les lut­tes quo­ti­di­en­nes et contreb­a­lan­cent les expé­ri­en­ces domi­nan­tes de soli­tu­de après l’ar­ri­vée en Suis­se. De nombreux/ses participant.e.s éprou­vent un sen­ti­ment d’ap­par­ten­an­ce et con­sidè­rent ces orga­ni­sa­ti­ons com­me des com­mu­n­au­tés. Grâce à ces orga­ni­sa­ti­ons, les migrant.e.s se sen­tent moins seul.e.s et peu­vent nou­er des rela­ti­ons signi­fi­ca­ti­ves. Les effets de ces initia­ti­ves sem­blent aller au-delà de la simp­le sphè­re éco­no­mi­que, car elles répon­dent éga­le­ment aux mul­ti­ples autres besoins des migrant.e.s en dehors du mar­ché du travail.

Chris­ti­na Mitt­mas­ser est doc­tor­an­te à l’In­sti­tut de géo­gra­phie de l’Uni­ver­si­té de Neu­châ­tel.  Elle fait par­tie du pro­jet nccr — on the move “Migrant Entre­pre­neurs­hip : Map­ping Cross-Bor­der Mobi­li­ties and Explo­ring the Role of Spa­ti­al Mobi­li­ty Capi­tal”.

L’article du blog a été publié pour la pre­miè­re fois en ang­lais sur nccr — on the move et est basé sur un arti­cle qu’el­le a écrit avec Isa­bel­la Stingl de l’Uni­ver­si­té de Zürich. Cet arti­cle a été publié en 2021 dans la “Revue euro­péen­ne des migra­ti­ons inter­na­tio­na­les, 37 (1–2) (pre-print dis­po­nible en ligne). 

Réfé­ren­ces:

– Mar­tin N. (2011). Toward a new coun­ter­mo­ve­ment: A frame­work for inter­pre­ting the con­tra­dic­to­ry inter­ven­ti­ons of migrant civil socie­ty orga­niz­a­ti­ons in urban labor mar­kets, Envi­ron­ment and Plan­ning A: Eco­no­my and Space 43(12), 2934–2952.
– Piguet E. (2010). Entre­pre­neurs­hip among immi­grants in Switz­er­land. In: OECD (ed.) Open for Busi­ness. Migrant Entre­pre­neurs­hip in OECD Coun­tries. OECD Publi­shing, 149–175.
– Ria­ño Y. (2021). Under­stan­ding brain was­te: Une­qual oppor­tu­nities for skills deve­lo­p­ment bet­ween high­ly skil­led women and men, migrants and non­mi­grants, Popu­la­ti­on, Space and Place 27(5), e2456.
– Stingl I. (2021). Die Zeit als Gegen­stand und Mit­tel des Regie­rens: Prak­ti­ken der Inte­gra­ti­ons­för­de­rung im Kon­text Arbeit und Migra­ti­on. Prac­ti­ces of inte­gra­ti­on in the con­text of labour and migra­ti­on, Geo­gra­phi­sche Zeit­schrift 109(1), 44.

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