Contrôle politique notabiliaire versus nationalisme corse

Le 1er octob­re 2020, le Tri­bu­nal admi­nis­tra­tif de Bas­tia a déci­dé d’annuler l’élection de l’ancien mai­re M. Joseph Miche­li au con­seil muni­ci­pal de Cen­tu­ri. La rai­son de cet­te décisi­on était que plu­sieurs bul­le­tins de vote com­por­tai­ent, « par série, des simi­li­tu­des de réd­ac­tion et d’écriture mani­fes­tes, dont l’utilisation avait ren­du pos­si­ble l’identification d’électeurs ou de grou­pes d’électeurs aux­quels ils avai­ent pu être remis ». D’après le Tri­bu­nal, cela por­tait att­ein­te au carac­tè­re secret du vote et donc à la sin­cé­ri­té même du scru­tin. Durant les der­niè­res décen­nies, ce pro­cé­dé a rare­ment été révé­lé par le con­ten­tieux élec­to­ral, mais il n’a pour­tant rien d’exceptionnel en Cor­se. Même s’il a en l’espèce favo­ri­sé l’élection d’un anci­en mili­tant indé­pen­dan­tis­te, il ren­voie essen­ti­el­lement à une longue tra­di­ti­on de con­trô­le poli­tique de l’électorat par les nota­bles cor­ses. Par-delà l’u­sa­ge très répan­du de tech­ni­ques de frau­de élec­to­ra­le, le pou­voir de ces der­niers repo­sait fon­da­men­ta­le­ment sur la dis­tri­bu­ti­on cib­lée de res­sour­ces four­nies par l’État, ce qui les a trans­for­més en agents indis­pensables du pro­ces­sus d’intégration de la Cor­se à la Fran­ce. Ce sys­tème d’administration indi­rec­te a donc pro­fi­té à la fois au gou­ver­nent cen­tral et à ces nota­bles depuis la pre­miè­re moi­tié du XIXe siè­cle, mais il s’est pour­tant écrou­lé dans les années 2010. Pourquoi ?

Des facteurs culturels…

Dans un arti­cle récem­ment publié dans Com­pa­ra­ti­ve Poli­ti­cal Stu­dies, avec David Siro­ky et Micha­el Hech­ter, nous avons ten­té de four­nir une expli­ca­ti­on thé­o­ri­que et de la tes­ter en uti­li­sant des don­nées empi­ri­ques ori­gi­na­les. L’approche thé­o­ri­que part du cons­tat qu’il exis­te sou­vent un lien étroit ent­re une cer­tai­ne dif­fé­ren­cia­ti­on cul­tu­rel­le, ter­ri­to­ria­le, his­to­ri­que et/ou éco­no­mi­que, d’un côté, et des deman­des régio­na­lis­tes ou natio­na­lis­tes, de l’autre. De ce point de vue, la Cor­se, deve­nue fran­çai­se par les armes en 1769, dev­rait être un ter­ri­toire très pro­pi­ce au natio­na­lisme : l’île se trouve loin de Paris, est éco­no­mi­que­ment moins déve­lo­p­pée[1], et ses cul­tu­re, lan­gue et his­toire poli­tique sont très dis­tinc­tes.[2] Pour­tant, les par­tis natio­na­lis­tes cor­ses con­tem­porains, appa­rus dans les années 1970, ont long­temps occu­pé une place très mar­gi­na­le dans les dif­férents types d’institutions loca­les. Les aspi­ra­ti­ons à l’autonomie étai­ent pro­ba­ble­ment déjà pré­sen­tes mais effi­cace­ment con­te­nues par les éli­tes poli­ti­ques en place. Cel­les-ci par­ve­nai­ent à main­tenir le sta­tu quo en mono­po­li­sant les posi­ti­ons de pou­voir à tous les éche­lons – com­mu­ne, dépar­te­ment et collec­ti­vi­té territoriale/région – et en mobi­li­sant des moy­ens cli­en­té­lis­tes au détri­ment des out­si­ders, notam­ment les nationalistes.

…à l’importance du tourisme

Qu’est-ce qui expli­que qu’à par­tir des années 1990, les natio­na­lis­tes com­men­cent à pro­gres­ser élec­to­ra­le­ment, jusqu’à la con­quê­te de l’Assemblée de Cor­se et de son con­seil exé­cu­tif en 2015? Et qu’est-ce qui expli­que que les résul­tats natio­na­lis­tes soi­ent mei­lleurs dans les com­mu­nes lit­to­ra­les que dans les peti­tes com­mu­nes de l’intérieur qui ont con­nu une immi­gra­ti­on bien moind­re et où l’usage de la lan­gue cor­se est donc res­té bien plus viva­ce ? Not­re théo­rie per­met de com­prend­re à la fois le rôle car­di­nal des nota­bles locaux, qui déter­mi­nai­ent de maniè­re plus ou moins léga­le le sort des élec­tions, et le déclin de leur influ­ence. Com­me déjà évo­qué, cet­te influ­ence repo­sait essen­ti­el­lement sur le qua­si-mono­po­le de la dis­tri­bu­ti­on des res­sour­ces publi­ques : aides socia­les, per­mis de con­strui­re, emplois dans l’administration loca­le, etc. Or, durant les der­niè­res décen­nies, la crois­sance des res­sour­ces éco­no­mi­ques pri­vées, qui sont notam­ment le pro­du­it du déve­lo­p­pe­ment tou­ris­tique et ne sont pas sous con­trô­le direct des déten­teurs du pou­voir local, a limi­té l’influence de ces der­niers. En par­al­lè­le, elle a faci­li­té l’émancipation finan­ciè­re et psy­cho­lo­gi­que des élec­teurs, ain­si que la mobi­li­sa­ti­on et l’expression des sen­ti­ments d’appartenance cul­tu­rel­le cor­se, qui affec­tent posi­ti­ve­ment le vote nationaliste.

Combiner données statistiques et réponses d’experts

Pour véri­fier cet­te hypo­thè­se, il nous fal­l­ait mes­u­rer trois cho­ses : le degré de con­trô­le poli­tique exer­cé par les nota­bles locaux non-natio­na­lis­tes et fidè­les à Paris, le pour­cen­ta­ge des gens par­lant la lan­gue cor­se et le vote natio­na­lis­te. Con­sidé­rant que les don­nées offi­ci­el­les ne four­nis­sent de répon­se qu’à la der­niè­re deman­de, nous avons con­sti­tué et inter­ro­gé un échan­til­lon d’experts : des mai­res, con­seil­lers et élus, des mili­tants, des jour­na­lis­tes et des aca­dé­mi­ques. Au total, 264 répondants nous ont per­mis de cou­vrir 105 com­mu­nes sur un total de 360. La figu­re 1 mont­re com­ment, dans une com­mu­ne où le con­trô­le poli­tique local est fort (=1) et où l’on trouve un fort pour­cen­ta­ge de per­son­nes qui par­lent la lan­gue cor­se (à droi­te), les deman­des d’autonomie régio­na­le ne sont pas supé­ri­eu­res à cel­les d’une com­mu­ne comp­tant peu de cors­o­pho­nes (à gau­che). En revan­che, en l’absence de ce con­trô­le (=0), ces deman­des aug­men­tent au fur et à mes­u­re du pour­cen­ta­ge de cors­o­pho­nes dans la population.

Figure 1: Culture, contrôle notabiliaire et demande d’autonomie régionale

 

En même temps, la simp­le deman­de – loca­le­ment varia­ble – d’autonomie régio­na­le ne se tra­du­it pas tou­jours avec la même inten­si­té dans les résul­tats élec­toraux des par­tis natio­na­lis­tes. Com­me le mont­re la figu­re 2, le con­trô­le poli­tique local est encore une fois décisif : dans des com­mu­nes où ce con­trô­le a déjà décli­né (=0) du fait de la dis­po­ni­bi­li­té de nou­vel­les res­sour­ces non-éta­ti­ques, et où la deman­de d’autonomie est éle­vée, le camp natio­na­lis­te est capa­ble d’obtenir plus de 50% des suf­fra­ges expri­més (à droi­te). En revan­che, tou­tes cho­ses éga­les par ail­leurs, les natio­na­lis­tes n’obtiendront « que » quel­que 30% là où le con­trô­le local res­te fort (=1).

 

Figure 2: Demandes d’autonomie régionale, contrôle notabiliaire et vote nationaliste

 

Quel futur pour la Corse ?

La der­niè­re sec­tion de not­re arti­cle con­fron­te l’analyse sta­tis­tique aux don­nées obte­nues par 51 ent­re­ti­ens qua­li­ta­tifs. Ces der­niers con­fir­ment tant la per­ma­nence que l’affaiblissement des méca­nis­mes qui ont per­mis à deux grands réseaux de nota­bles d’exercer un pou­voir hégé­mo­ni­que durant plus d’un siè­cle et demi. Tou­te­fois, cela ne signi­fie pas que la Cor­se a défi­ni­ti­ve­ment tour­né la page de ce mode d’exercice du pou­voir : d’un côté, l’impact déva­s­ta­teur de la pan­dé­mie de Sars-CoV‑2, par­ti­cu­liè­re­ment dans les régi­ons tou­ris­ti­ques, peut favo­ri­ser la résur­gence du rôle tuté­lai­re de l’État et donc aus­si de ses sou­ti­ens locaux, au détri­ment des natio­na­lis­tes. D’un aut­re côté, cet­te cri­se sani­taire et éco­no­mi­que a pu ren­forcer les sen­ti­ments d’appartenance collec­ti­ve et de soli­da­ri­té régio­na­le, ce qui serait thé­o­ri­que­ment favor­able aux natio­na­lis­tes. Cepen­dant, les natio­na­lis­tes étant au pou­voir depuis décembre 2015, les pro­chai­nes élec­tions régio­na­les (en 2021) seront pro­ba­ble­ment, avant tou­te cho­se, un réfé­ren­dum sur la qua­li­té géné­ra­le de leur gouvernance.


[1] Il existe un débat dans la littérature sur le sécessionnisme si le sur- ou bien le sous-développement économique est plus favorable aux revendications régionalistes (ou bien les deux). Même si une région peu (et mal) développée comme la Corse dépend financièrement de la capitale, l’autonomie voire l’indépendance peut être idéalisée comme solution à tout problème. Néanmoins, il est clair que dans une région plus riche que le reste du pays, comme par exemple la Catalogne ou bien la Flandre, une autonomie accrue est synonyme de bénéfice financier.
[2] Pour l’anecdote, les plaques d’immatriculation automobile corses sont très recherchées dans le reste de la France : la tête de Maure incarnerait la force et ferait gagner en sécurité  (« “Depuis que je suis immatriculée en Corse, la voiture semble plus brillante”, les conducteurs racontent leur choix d’immatriculation », 20 Minutes, 24 janvier 2018).

 

Lit­té­ra­tu­re

  • Siro­ky, David S., Sean Muel­ler, André Fazi et Micha­el Hech­ter. 2020. Con­tai­ning Natio­na­lism: Cul­tu­re, Eco­no­mics and Indi­rect Rule in Cor­si­ca. Com­pa­ra­ti­ve Poli­ti­cal Studies.
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