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Contrôle politique notabiliaire versus nationalisme corse

André Fazi, Sean Mueller
10th November 2020

Le 1er octobre 2020, le Tribunal administratif de Bastia a décidé d’annuler l’élection de l’ancien maire M. Joseph Micheli au conseil municipal de Centuri. La raison de cette décision était que plusieurs bulletins de vote comportaient, « par série, des similitudes de rédaction et d’écriture manifestes, dont l’utilisation avait rendu possible l’identification d’électeurs ou de groupes d’électeurs auxquels ils avaient pu être remis ». D’après le Tribunal, cela portait atteinte au caractère secret du vote et donc à la sincérité même du scrutin. Durant les dernières décennies, ce procédé a rarement été révélé par le contentieux électoral, mais il n’a pourtant rien d’exceptionnel en Corse. Même s’il a en l’espèce favorisé l’élection d’un ancien militant indépendantiste, il renvoie essentiellement à une longue tradition de contrôle politique de l’électorat par les notables corses. Par-delà l'usage très répandu de techniques de fraude électorale, le pouvoir de ces derniers reposait fondamentalement sur la distribution ciblée de ressources fournies par l’État, ce qui les a transformés en agents indispensables du processus d’intégration de la Corse à la France. Ce système d’administration indirecte a donc profité à la fois au gouvernent central et à ces notables depuis la première moitié du XIXe siècle, mais il s’est pourtant écroulé dans les années 2010. Pourquoi ?

Des facteurs culturels…

Dans un article récemment publié dans Comparative Political Studies, avec David Siroky et Michael Hechter, nous avons tenté de fournir une explication théorique et de la tester en utilisant des données empiriques originales. L’approche théorique part du constat qu’il existe souvent un lien étroit entre une certaine différenciation culturelle, territoriale, historique et/ou économique, d’un côté, et des demandes régionalistes ou nationalistes, de l’autre. De ce point de vue, la Corse, devenue française par les armes en 1769, devrait être un territoire très propice au nationalisme : l’île se trouve loin de Paris, est économiquement moins développée[1], et ses culture, langue et histoire politique sont très distinctes.[2] Pourtant, les partis nationalistes corses contemporains, apparus dans les années 1970, ont longtemps occupé une place très marginale dans les différents types d’institutions locales. Les aspirations à l’autonomie étaient probablement déjà présentes mais efficacement contenues par les élites politiques en place. Celles-ci parvenaient à maintenir le statu quo en monopolisant les positions de pouvoir à tous les échelons – commune, département et collectivité territoriale/région – et en mobilisant des moyens clientélistes au détriment des outsiders, notamment les nationalistes.

…à l’importance du tourisme

Qu’est-ce qui explique qu’à partir des années 1990, les nationalistes commencent à progresser électoralement, jusqu’à la conquête de l’Assemblée de Corse et de son conseil exécutif en 2015? Et qu’est-ce qui explique que les résultats nationalistes soient meilleurs dans les communes littorales que dans les petites communes de l’intérieur qui ont connu une immigration bien moindre et où l’usage de la langue corse est donc resté bien plus vivace ? Notre théorie permet de comprendre à la fois le rôle cardinal des notables locaux, qui déterminaient de manière plus ou moins légale le sort des élections, et le déclin de leur influence. Comme déjà évoqué, cette influence reposait essentiellement sur le quasi-monopole de la distribution des ressources publiques : aides sociales, permis de construire, emplois dans l’administration locale, etc. Or, durant les dernières décennies, la croissance des ressources économiques privées, qui sont notamment le produit du développement touristique et ne sont pas sous contrôle direct des détenteurs du pouvoir local, a limité l’influence de ces derniers. En parallèle, elle a facilité l’émancipation financière et psychologique des électeurs, ainsi que la mobilisation et l’expression des sentiments d’appartenance culturelle corse, qui affectent positivement le vote nationaliste.

Combiner données statistiques et réponses d’experts

Pour vérifier cette hypothèse, il nous fallait mesurer trois choses : le degré de contrôle politique exercé par les notables locaux non-nationalistes et fidèles à Paris, le pourcentage des gens parlant la langue corse et le vote nationaliste. Considérant que les données officielles ne fournissent de réponse qu’à la dernière demande, nous avons constitué et interrogé un échantillon d’experts : des maires, conseillers et élus, des militants, des journalistes et des académiques. Au total, 264 répondants nous ont permis de couvrir 105 communes sur un total de 360. La figure 1 montre comment, dans une commune où le contrôle politique local est fort (=1) et où l’on trouve un fort pourcentage de personnes qui parlent la langue corse (à droite), les demandes d’autonomie régionale ne sont pas supérieures à celles d’une commune comptant peu de corsophones (à gauche). En revanche, en l’absence de ce contrôle (=0), ces demandes augmentent au fur et à mesure du pourcentage de corsophones dans la population.

Figure 1: Culture, contrôle notabiliaire et demande d'autonomie régionale

 

En même temps, la simple demande – localement variable – d’autonomie régionale ne se traduit pas toujours avec la même intensité dans les résultats électoraux des partis nationalistes. Comme le montre la figure 2, le contrôle politique local est encore une fois décisif : dans des communes où ce contrôle a déjà décliné (=0) du fait de la disponibilité de nouvelles ressources non-étatiques, et où la demande d’autonomie est élevée, le camp nationaliste est capable d’obtenir plus de 50% des suffrages exprimés (à droite). En revanche, toutes choses égales par ailleurs, les nationalistes n’obtiendront « que » quelque 30% là où le contrôle local reste fort (=1).

 

Figure 2: Demandes d'autonomie régionale, contrôle notabiliaire et vote nationaliste

 

Quel futur pour la Corse ?

La dernière section de notre article confronte l’analyse statistique aux données obtenues par 51 entretiens qualitatifs. Ces derniers confirment tant la permanence que l’affaiblissement des mécanismes qui ont permis à deux grands réseaux de notables d’exercer un pouvoir hégémonique durant plus d’un siècle et demi. Toutefois, cela ne signifie pas que la Corse a définitivement tourné la page de ce mode d’exercice du pouvoir : d’un côté, l’impact dévastateur de la pandémie de Sars-CoV-2, particulièrement dans les régions touristiques, peut favoriser la résurgence du rôle tutélaire de l’État et donc aussi de ses soutiens locaux, au détriment des nationalistes. D’un autre côté, cette crise sanitaire et économique a pu renforcer les sentiments d’appartenance collective et de solidarité régionale, ce qui serait théoriquement favorable aux nationalistes. Cependant, les nationalistes étant au pouvoir depuis décembre 2015, les prochaines élections régionales (en 2021) seront probablement, avant toute chose, un référendum sur la qualité générale de leur gouvernance.


[1] Il existe un débat dans la littérature sur le sécessionnisme si le sur- ou bien le sous-développement économique est plus favorable aux revendications régionalistes (ou bien les deux). Même si une région peu (et mal) développée comme la Corse dépend financièrement de la capitale, l’autonomie voire l’indépendance peut être idéalisée comme solution à tout problème. Néanmoins, il est clair que dans une région plus riche que le reste du pays, comme par exemple la Catalogne ou bien la Flandre, une autonomie accrue est synonyme de bénéfice financier.
[2] Pour l’anecdote, les plaques d'immatriculation automobile corses sont très recherchées dans le reste de la France : la tête de Maure incarnerait la force et ferait gagner en sécurité  (« “Depuis que je suis immatriculée en Corse, la voiture semble plus brillante”, les conducteurs racontent leur choix d'immatriculation », 20 Minutes, 24 janvier 2018).

 

Littérature

  • Siroky, David S., Sean Mueller, André Fazi et Michael Hechter. 2020. Containing Nationalism: Culture, Economics and Indirect Rule in Corsica. Comparative Political Studies.