Les « schengen boys » et le nouvel ordre sécuritaire

Le fonc­tion­ne­ment de la sécu­ri­té natio­na­le est cal­qué sur le modè­le euro­péen. C’est ce que démont­re une étu­de qui plo­n­ge pour la pre­miè­re fois au cœur de cet uni­vers tra­di­ti­on­nel­lement secret.

Note: La ver­si­on ori­gi­na­le de cet arti­cle a été publiée dans Cam­pus No. 128 et écri­te par Vin­cent Mon­net, sur la base de l’étu­de de Davids­ho­fer, Ste­phan, Amal Taw­fik et Jonas Hag­mann (2016). “Ana­ly­se du champ de la sécu­ri­té en Suis­se : vers une hyper­tro­phie de la sécu­ri­té inté­ri­eu­re et autres réfle­xi­ons métho­do­lo­gi­ques”, Cul­tures & Con­flits 102.

«Cir­cu­lez, il n’y a rien à voir. » Cet été, au len­de­main de la pré­sen­ta­ti­on du der­nier rap­port sur la sécu­ri­té natio­na­le par le con­seil­ler fédé­ral Guy Par­me­lin, de nombreu­ses voix se sont éle­vées pour dénon­cer la vacui­té et le man­que de visi­on des auto­ri­tés natio­na­les dans ce domai­ne pour­tant ô com­bi­en sensible.

Der­riè­re un dis­cours offi­ciel qui con­sis­te pour l’essentiel à trou­ver un impro­bable moy­en ter­me ent­re coo­pé­ra­ti­on et indé­pen­dance, les cho­ses bougent pour­tant plus vite qu’il n’y paraît. Sous l’influence d’une nou­vel­le géné­ra­ti­on d’acteurs s’appuyant sur un savoir-fai­re direc­te­ment impor­té de Bru­xel­les, les « Schen­gen Boys », la Suis­se s’est en effet con­sidé­ra­ble­ment rappro­chée du modè­le sécu­ri­taire euro­péen au cours de ces der­niè­res années.

«Depuis la chu­te du mur de Ber­lin, les débats sur la stra­té­gie de la Suis­se en matiè­re de sécu­ri­té se rédui­sent à une oppo­si­ti­on assez sté­ri­le ent­re les ten­ants de l’isolationnisme et les défens­eurs de la coo­pé­ra­ti­on inter­na­tio­na­le. Cet immo­bi­lisme poli­tique con­tras­te tou­te­fois for­te­ment avec la réa­li­té. Sur le ter­rain, en effet, beau­coup de cho­ses ont chan­gé depuis l’entrée effec­ti­ve de la Suis­se dans l’espace Schen­gen en décembre 2008. C’est ce que nous sou­hai­ti­ons démon­trer avec cet­te étu­de qui off­re pour la pre­miè­re fois une pho­to­gra­phie com­plè­te du pay­sa­ge sécu­ri­taire national.»

Ste­phan Davids­ho­fer, Uni­ver­si­té de Genève 

Le pre­mier cons­tat tiré sur la base de ces résul­tats con­fir­me la recon­fi­gu­ra­ti­on du pay­sa­ge sécu­ri­taire natio­nal. Cel­le-ci se tra­du­it princi­pa­le­ment par une per­te de vites­se de l’establishment tra­di­ti­on­nel incar­né par l’armée et la diplo­ma­tie et une mon­tée en puis­sance, voi­re une hyper­tro­phie des ser­vices actifs à l’échelle intérieure.

«L’idée qui domi­ne aujourd’hui est que l’insécurité s’est glo­ba­li­sée et que face à ce nou­veau défi, les anci­en­nes dis­tinc­tions ent­re sécu­ri­té exté­ri­eu­re et sécu­ri­té inté­ri­eu­re ne font plus sens. Du coup, il y a eu une redis­tri­bu­ti­on tota­le des cartes.»

Ste­phan Davids­ho­fer, Uni­ver­si­té de Genève 

Alors que l’armée et le corps diplo­ma­tique ont long­temps joui d’une cer­tai­ne main­mi­se sur les ques­ti­ons sécu­ri­taires natio­na­les en jouant le rôle de cour­roie de trans­mis­si­on ent­re les pou­voirs publics et la socié­té, leur influ­ence n’a en effet ces­sé de décli­ner ces der­niè­res années. En cau­se : l’isolement rela­tif du pays, qui ne fait par­tie ni de l’OTAN ni des orga­ni­sa­ti­ons euro­péen­nes de défen­se, mais aus­si le fai­ble suc­cès des opé­ra­ti­ons de main­tien de la paix et la réti­cence du pays à four­nir des con­tin­gents de Cas­ques bleus.

À l’inverse, des agen­ces com­me le Secré­ta­ri­at d’État aux migra­ti­ons (SEM), le Ser­vice de rens­eig­ne­ment (SRC), la poli­ce fédé­ra­le ou le corps des gar­des-fron­tiè­res, qui jouai­ent jusqu’ici un rôle rela­ti­ve­ment mineur sur la scè­ne sécu­ri­taire, ont con­sidé­ra­ble­ment élar­gi leur champ d’action. Sym­bo­le de cet­te trans­for­ma­ti­on, la poli­ce fédé­ra­le est aujourd’hui deve­nue un relais obli­gé pour les can­tons dans la mes­u­re où c’est elle qui sert de cen­tra­le d’engagement et de point de con­ta­ct avec l’Union euro­péen­ne et ses pré­cieu­ses bases de données.

Loin de dis­pa­raît­re com­me cer­tains le pré­di­sai­ent au moment de l’entrée dans Schen­gen, les gar­des-fron­tiè­res, dont le métier s’est « poli­cia­ri­sé », ont, de leur côté, vu leurs pré­ro­ga­ti­ves s’étendre. Dans le cad­re des doua­nes volan­tes, ils peu­vent désor­mais être déployés sur une por­ti­on beau­coup plus vas­te du ter­ri­toire natio­nal, com­me en attes­te leur inter­ven­ti­on au mois d’août et de sep­tembre der­niers sur le mar­ché de la Plai­ne de Plain­pa­lais, soit en plein cœur de Genè­ve. Ils sont par ail­leurs aus­si prés­ents aux fron­tiè­res exté­ri­eu­res de l’Union euro­péen­ne (Grè­ce, Tur­quie, Ita­lie notam­ment) dans le cad­re des opé­ra­ti­ons pilo­tées par Fron­tex (l’Agence euro­péen­ne de gar­de-­fron­tiè­res et de garde-côtes).

Ce sont ces fonc­tionn­aires ayant tiré pro­fit de l’européanisation de la sécu­ri­té, aux­quels s’ajoutent ceux du SRC ou du SEM, que les cher­cheurs ont bap­ti­sés les Schen­gen Boys. L’appellation fait réfé­rence aux Chi­ca­go Boys, un grou­pe d’intellectuels chi­li­ens for­més aux pré­cep­tes du néo­li­bé­ra­lisme à l’Université de Chi­ca­go qui a joué un rôle de pre­mier plan dans la tran­si­ti­on éco­no­mi­que du Chi­li après le coup d’État d’Augusto Pinochet.

«La com­pa­rai­son avec les Chi­ca­go Boys n’a pas une gran­de val­eur ana­ly­tique. Nous avons sur­tout choi­si cet­te méta­pho­re pour mett­re en évi­dence le fait que le savoir-fai­re uti­li­sé par ceux qui gèrent aujourd’hui les ques­ti­ons de sécu­ri­té sur le ter­rain en Suis­se a, lui aus­si, été importé.»

Ste­phan Davids­ho­fer, Uni­ver­si­té de Genève 

Ce qui ras­sem­ble ces « Schen­gen Boys », c’est en effet une visi­on com­mu­ne fon­dée sur le con­trô­le de la mobi­li­té. Dans les gran­des lignes, cel­le-ci con­sis­te à faci­li­ter autant que pos­si­ble la libre cir­cu­la­ti­on au sein de l’espace com­mun des indi­vi­dus qui y ont droit, tout en limitant au maxi­mum cel­le des ter­ro­ris­tes, cri­mi­nels et autres migrants.

Si on deman­de aux acteurs de la sécu­ri­té suis­se quel type de menace ils trai­tent con­crè­te­ment, la migra­ti­on et le ter­ro­risme revi­en­nent de maniè­re tout à fait cen­tra­le. Alors qu’il y a encore dix ou vingt ans ces ques­ti­ons rele­vai­ent essen­ti­el­lement de l’économie, sauf peut-être aux yeux de quel­ques for­ma­ti­ons d’extrême-droite, elles struc­tu­rent aujourd’hui l’ensemble de l’univers sécu­ri­taire. De maniè­re pres­que obses­si­onnel­le, tout est désor­mais vu au tra­vers de ce prisme. Résul­tat : la figu­re du migrant est aujourd’hui deve­nue le point de con­ver­gence de tout ce qui, de maniè­re réel­le ou fan­tas­mée, repré­sen­te une menace pour not­re sécu­ri­té. Et c’est vrai aus­si bien pour la clas­se poli­tique que pour les pro­fes­si­onnels de la sécurité.

À l’échelle euro­péen­ne, ce glis­se­ment est con­fir­mé par l’utilisation du fameux Sys­tème d’Information Schen­gen. Con­çue à l’origine pour ser­vir à la recher­che de per­son­nes dis­pa­ru­es ou à la traque de véhi­cu­les volés, cet­te immense base de don­nées est aujourd’hui con­sul­tée dans près de 90 pour­cent des cas pour des ques­ti­ons migratoires.

En Suis­se, cet­te évo­lu­ti­on se tra­du­it essen­ti­el­lement par des trans­for­ma­ti­ons au niveau opé­ra­ti­on­nel. C’est ain­si qu’avant de pas­ser la main aux Ser­vices de rens­eig­ne­ment, c’est désor­mais le Secré­ta­ri­at d’État aux migra­ti­ons qui se trouve en pre­miè­re ligne lorsqu’il s’agit d’opérer un pre­mier tri au sein des requé­rants d’asile pour iden­ti­fier les indi­vi­dus poten­ti­el­lement dangereux.

La con­clu­si­on qui s’impose, c’est que le Son­der­fall hel­vé­tique n’existe plus. La réa­li­té du ter­rain mont­re que not­re poli­tique en matiè­re de sécu­ri­té est cal­quée sur cel­le de l’Union euro­péen­ne, qu’elle est très lar­ge­ment fon­dée sur la coo­pé­ra­ti­on inter­na­tio­na­le et qu’elle est por­tée princi­pa­le­ment par des acteurs dont le savoir-fai­re a été direc­te­ment impor­té du modè­le Schen­gen. Et le plus éton­nant dans tout cela, c’est qu’il n’y a pas de pro­jet ou de véri­ta­ble inten­ti­onnali­té der­riè­re cet­te évo­lu­ti­on. Les cho­ses se sont fai­tes de maniè­re pres­que auto­ma­tique, par néces­si­té de s’adapter aux nou­veaux enjeux.

Don­nées et méthodes
Péné­trer au cœur d’un uni­vers qui, par défi­ni­ti­on, a le cul­te du secret n’est cepen­dant pas cho­se faci­le. Pour réa­li­ser ce tour de for­ce, nous avons fait cir­cu­ler un ques­ti­onn­aire à l’ensemble des agen­ces de sécu­ri­té publi­que acti­ves au niveau fédé­ral, can­to­nal et com­mu­nal en s’appuyant lar­ge­ment sur le réseau très étof­fé du Cen­ter for Secu­ri­ty Stu­dies de l’EPFZ.

Objec­tif : rend­re comp­te des res­sour­ces dont dis­po­sent les acteurs de ce domai­ne en ter­mes de car­ri­è­re, d’études, de réseaux de rela­ti­ons, d’usage de la tech­no­lo­gie, de ges­ti­on du temps de tra­vail, etc.
Avec plus de 600 répon­ses, qu’il a mal­gré tout fal­lu deux ans et demi pour réunir, nous avons ain­si obte­nu un échan­til­lon tout à fait repré­sen­ta­tif de la popu­la­ti­on étu­diée à l’échelle de la Suisse.


Pho­to de cou­ver­tu­re: Next genera­ti­on pho­to (CC-BY-NC-ND)

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