Réformes du fédéralisme : qui de l’Allemagne ou de la Suisse s’en sort le mieux 

Fin 2016 sonne les dix ans de la réforme du fédéralisme en Allemagne. En Suisse, c’est en janvier 2018 que prendra fin la première décennie de la réforme de la péréquation financière et de la répartition des tâches (RPT). Deux réformes très similaires en termes d’attentes et d’objectifs, mais qui se distinguent radicalement par leurs résultats. Comparaison de deux systèmes fédéraux en mutation.

Le 1er septembre 2016 sonnait les dix ans de la réforme du fédéralisme en Allemagne. Une première démonstration qui encourage les bilans et évaluations, comme le montrent les nombreux rapports gouvernementaux et les contributions académiques publiées cette année (Kropp et Behnke, Benz, Reus et Dose, Stecker, Hildebrandt et Wolf). Le gong retentira aussi bientôt en Suisse puisque janvier 2018 marquera les dix ans de la réforme de la péréquation financière et de la répartition des tâches (RPT). Lancées avec quelques mois d’écart seulement et considérées par beaucoup comme les plus significatives de leur histoire fédérale, ces réformes sont également très similaires dans leurs objectifs.

Ainsi, profitant de l’engouement médiatique que suscite la fin de cette décennie, il était intéressant de se rendre dans la capitale allemande pour procéder à une étude comparative entre les réformes du fédéralisme allemand et suisse. Sont-elles si similaires que nous le pensons ? Quelles sont les bonnes ou les mauvaises pratiques ? Et que pouvons-nous apprendre de l’expérience allemande ?

L’Allemagne et la Suisse : des cas comparables

S’agissant de la politique, l’Allemagne et la Suisse se ressemblent à maints égards. Sur le fond d’abord, toutes deux sont définies comme des exemples typiques de fédéralisme coopératif, privilégiant le compromis et assurant une forte collaboration entre les niveaux de gouvernements. Les deux Etats fédéraux comprennent également un important réseau formel ou informel de conférences, de comités et de commissions, créant ainsi une véritable gouvernance multilatérale (Kropp 2010).

L’Allemagne et la Suisse prévoient encore une certaine autonomie au niveau régional – à savoir les Länder et les cantons respectivement – en charge de l’exécution de la législation fédérale et de l’administration des politiques publiques. Bien qu’il faille rester prudent dans cette affirmation puisque le fédéralisme allemand est relativement centralisé et ne laisse que peu de compétences exclusives aux Länder, tandis que le fédéralisme suisse est fortement décentralisé et prévoit davantage d’autonomie aux cantons (Hooghe, Marks, Schakel, 2010 ; Mathys et Keuffer, 2015). Enfin, ces deux Etats font face aux mêmes problèmes institutionnels récurrents de distribution de compétences et de finances entre entités fédérées.

Sur la forme ensuite, l’Allemagne et la Suisse se sont munies des mêmes principaux objectifs lorsqu’il a fallu se lancer dans une réforme du fédéralisme. Pour faire court, il s’avérait nécessaire de désenchevêtrer les tâches entre niveaux de gouvernement afin d’augmenter la transparence et l’efficacité de mise en œuvre des tâches publiques. Les tâches exécutées conjointement par le gouvernement fédéral et le niveau régional étaient dès lors traitées par des instruments relativement identiques dans les deux Etats: des contrats administratifs, communément appelés Verwaltungsabkommen ou Verwaltungsvereinbarungen en Allemagne (art. 91a et b LF) et conventions- programmes en Suisse (art. 20a LSu). Cependant, si ce système contractuel existe en Suisse depuis la réforme de 2008 et liste vingt-neuf diverses tâches communes aujourd’hui, il est appliqué depuis 1969 en Allemagne pour quatre domaines publics seulement: l’économie régionale, l’agriculture, l’éducation supérieure et la promotion de la recherche. De plus, alors que l’accord se déroule entre la Confédération et un seul canton uniquement pour des périodes continues de quatre ans, le contrat allemand se signe entre le gouvernement fédéral et les seize Länder et s’étend sur une période indéterminée. Toutefois, impossible de les recenser précisément aujourd’hui car leur nombre est trop élevé.

Même si les deux systèmes politico-administratifs se ressemblent considérablement, des différences en termes de taille, d’histoire, de processus parlementaire et de politique européenne peuvent biaiser cette étude si nous les passions sous silence. Car alors que la Constitution helvétique de 1848 constitue l’Etat fédéral moderne après la courte guerre civile du Sonderbund faisant moins de cent morts, c’est dans l’histoire tumultueuse d’après-guerre que se créée la République fédérale d’Allemagne (RFA), accompagnée de la Loi fondamentale (Grundgesetz) en 1949 (même si l’Allemagne est déjà considérée comme une fédération depuis 1871).

Certains politologues allemands soulignent d’ailleurs l’importance de l’histoire sur les décisions et les structures d’aujourd’hui, désignée par le path-dependency. Selon eux, la rigidité institutionnelle dont fait preuve parfois le système politique allemand puise ses racines dans son passé (Auel, 2008 ; 2010). Mais nous verrons plus loin que les portées de la réforme contredisent cette thèse. Au-delà de l’histoire, il convient de rappeler que même si le système parlementaire allemand est bicaméral tout comme en Suisse, il prévoit une participation significative des Länder (représentés au Bundesrat) qui peut souvent faire échouer les lois. De même, contrairement à la Suisse, l’Allemagne doit absorber les directives européennes dans sa propre législation, et là encore, la grande implication des Länder y est parfois laborieuse pour les législateurs fédéraux.

Les objectifs de la réforme allemande

L’objectif majeur de la réforme en Allemagne était de diminuer le nombre de lois fédérales qui nécessitait l’approbation des Länder (Stecker, 2016). Car le droit de veto des Länder sur les lois fédérales bloquait trop souvent les processus de décision, menant alors la politique allemande vers l’inertie, ce que Fritz W. Scharpf (1985) désignait comme le piège de la décision commune (ou Politikverflechtungsfalle). 

A cela s’ajoutait une centralisation croissante des prises de décision et des débats politiques au niveau du gouvernement fédéral (Bund) au détriment des Länder, basée sur le catalogue extensif des compétences concurrentes et de la législation-cadre prévus dans la Loi fondamentale (Benz, 2005, 2009). En Suisse, l’enchevêtrement des décisions et la centralisation rampante des compétences vers la Confédération étaient tout aussi problématiques (Vatter et Wälti, 2003). Ces impasses politiques ont mené l’Allemagne à la réforme, finalement acceptée en 2006 après trois ans d’intenses discussions grâce à une coalition inespérée entre le CDU/CSU (Union-chrétienne démocrate et sociale) et le SPD (parti social-démocrate).

Les trois étapes de la réforme allemande

Cette réforme de 2006 s’inscrit dans un contexte plus large puisqu’elle fut la première parmi trois autres vagues de transformations. La seconde s’est produite en 2009 avec l’introduction du « Debt brake » (ou frein à l’endettement, Schuldenbremse), projet qui visait à contenir les dettes publiques excessives et qui exigeait des Länder que leurs budgets soient à l’équilibre dès l’exercice 2020 (Kropp et Behnke, 2016). Ce faisant, ce projet lançait les politiques d’austérité, résultant sur davantage de pression sur les gouvernements qui ne pouvaient prendre en charge les tâches additionnelles attribuées suite à la première réforme. Berlin et La Saar par exemple, sont encore lourdement endettés.

La troisième étape se fonde sur le principe de solidarité nationale et veut réajuster la péréquation financière. Cette réforme de « fond » n’est prévue que pour l’horizon 2019, année notamment de l’expiration du « Pacte de Solidarité II », au titre duquel sont versées les aides à la reconstruction des Länder Est-allemands. Suite à la réunification, la Loi Fondamentale prévoyait une équivalence des conditions de vie sur l’ensemble du territoire. Or, l’introduction des nouveaux Länder à la RFA a résulté sur une participation excessive des Länder Ouest-allemands. La péréquation se montrait assurément trop ambitieuse et est encore en proie aux ajustements (Guihéry, 2001). D’ailleurs, le 17 octobre dernier, le Bund et les 16 Länder se sont accordés sur un nouveau système de redistribution (2019–2030) prévoyant notamment une augmentation de la part d’impôt fédéral versée aux Länder. Rappelons que les Länder n’ont pratiquement aucun droit de lever l’impôt et se financent par le mécanisme fédéral de péréquation financière.

Bien que le fédéralisme allemand soit positivement reconnu comme un institutionnalisme dynamique, les experts en la matière ne peuvent que critiquer aujourd’hui cette réforme en « zigzag » qui n’est qu’un amalgame de contradictions, passant d’un désenchevêtrement pour plus d’autonomie à un ré-enchevêtrement créé par l’austérité fiscale imposée par le Debt brake (Kropp et Behnke, 2016).

Un bilan décevant pour l’Allemagne

Aujourd’hui, le bilan allemand semble donc sans appel. Pour les spécialistes, la réforme initiée en 2006 a échoué. En pratique, aucun changement incrémental du fédéralisme et de son application n’a été observé. Le désenchevêtrement s’est avéré inadéquat pour certaines politiques publiques dans la mesure où davantage de compétences, bien que mineures, ont été octroyées aux Länder mais sans pour autant prévoir un financement supplémentaire. D’autant plus que selon l’analyse effectuée par Stecker (2016) de toute la législation fédérale entre 1978 et 2016, la menace de veto des Länder a été réduite de 17%, mais reste inchangée à 65% dans les domaines des lois sur les taxations.

Un domaine particulièrement controversé est celui de l’éducation. Suite à la réforme de 2006, l’éducation a été exclusivement prise en charge par les Länder. Au fil des années toutefois, il a été reconnu que l’intervention du gouvernement fédéral était nécessaire à la bonne exécution de cette tâche et que les Länder seuls ne pouvaient faire face aux effets de spill-overs (la migration interrégionale de main d’œuvre qualifiée), ni aux coûts engendrés par son administration. Pour certains politologues, ce domaine public illustre l’incongruence générale du système réformé (Kropp et Behnke, 2016).

D’autres concluent même que le système allemand a perdu de sa flexibilité suite à toutes ces modifications dans la loi fondamentale, augmentant ainsi la régulation constitutionnelle (Bednar, 2009), mais a gagné en diversité et en développements asymétriques (Benz, 1999 ; Dose et Reus, 2016). Cela pourrait réfuter la théorie du path-dependency dans les structures actuelles. L’insuffisance de la réforme du fédéralisme en est notamment l’effet : la pratique de la négociation, de la coopération et du consensus ont d’une part, renforcé les relations inter-administratives, mais de l’autre, affaibli le fédéralisme allemand (Sturm, 2008).

L’équilibre des pouvoirs a glissé vers le centre, tandis que la plupart des gouvernements des Länder se sont montrés réticents à prendre en charge des politiques autonomes. L’incohérence de la distribution des tâches, les contradictions dans les objectifs de réforme et l’écart important entre les ambitions des réformateurs et la pratique, sont autant de faits à déplorer.

La RPT suisse en cours d’ajustement ?

La réforme suisse est également sous le feu des critiques. Parce que les enchevêtrements refont surface dans certaines applications de tâches communes, il est aujourd’hui aussi question de revoir la répartition des tâches entre niveaux de gouvernement. Aussi, bien que l’instrument de la convention-programme soit désormais incontestablement adopté par les gouvernements régionaux, ces derniers souhaitent encore des améliorations notables en ce qui concerne leur marge de manœuvre et le contenu du contrat (Mathys, 2016). A cet égard, une motion de la Commission des finances du Conseil national a exigé une analyse de l’ensemble des tâches communes pour 2018. L’idée d’un nouveau désenchevêtrement des tâches séduit. Néanmoins, ce projet appelé « RPT II » semble financièrement complexe.

N’oublions pas qu’à l’époque de l’acceptation de la RPT en 2004, les désenchevêtrements avaient été facilités par une péréquation financière plus forte et plus efficace. Même situation pour l’Allemagne de l’Ouest: lors de l’introduction des Verwaltungsabkommen en 1969, la péréquation financière était relativement stable. Cependant, après la chute du mur en 1989, l’introduction des cinq Länder de l’Est dans le contingent des onze ouest-allemands, a profondément modifié cet équilibre. L’insuffisance des finances est encore en proie à de vives critiques, rendant compliquée une répartition des tâches additionnelle.

Notre propre bilan

En se rapportant aux faits, nous avons envie d’alléguer que c’est aujourd’hui la Suisse qui s’en sort le mieux, et ce pour plusieurs raisons: le système de péréquation financière ne connaît pas les difficultés qui incombent à l’Allemagne depuis la chute du mur et bien que souvent critiquée par les cantons contributeurs, le fédéralisme fiscal semble néanmoins mieux fonctionner. Aussi, les objectifs de la réforme helvétique paraissent mesurés et clairs entre les attentes et les résultats escomptés, contrairement au « zigzag » des ambitions allemandes. La Suisse pourrait néanmoins tirer des leçons des contrats administratifs allemands qui accueillent la satisfaction des Länder depuis 1969.

Nous ne pouvons conclure sans atténuer notre réponse toutefois, d’abord parce que les systèmes politiques et administratifs ne sont jamais identiques et que chacun développe ses propres variantes. Par exemple, la péréquation financière allemande a été beaucoup plus ambitieuse que la Suisse puisque répondait aux besoins du principe d’équivalence des conditions de vie sur tout le territoire, entraînant une lourde participation financière des Länder Ouest-allemands pour les nouveaux Länder. Ensuite, parce qu’aucun des processus de réformes n’est encore achevé. Il serait ainsi prématuré de se prononcer de manière définitive, mais nous constatons en 2016, que la modernisation du système public en Suisse a été considérablement épargnée par la plupart des détracteurs allemands. 


Références

  • Auel, K. (2008). Still no exit from the joint decision trap: the German federal reform(s), German Politics, Vol.17, No.4, pp.424–439.
  • Auel, K. (2010). Between Reformstau and Länder strangulation? German co-operative federalism re-considered. Regional and Federal Studies, 20(2), 229-249.
  • Bednar, J. (2009). The robust federation. Principles of Design.
  • Benz, A. (1999). From Unitary to Asymmetric Federalism in Germany: Taking Stock after 50 years. Publius 29, 4: Wilson Social Sciences Abstracts, 55.
  • Benz, A. (2005). Kein Ausweg aus der Politikverflechtung? – Warum die Bundesstaatskommission scheiterte, aber nicht scheitern musste, Politische Vierteljahresschrift, Vol.46, No.2, pp.204–214
  • Benz, A. (2009). Intergovernmental Relations in German Federalism – joint decision-making and the dynamics of horizontal cooperation in Forum of Federations
  • Benz, A. (2016). Gradual Constitutional Change and Federal Dynamics–German Federalism Reform in Historical Perspective. Regional & Federal Studies, 1-22.
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  • Guihery, L. (2001). « Fédéralisme fiscal en Allemagne. Quelle réforme de la péréquation financière allemande ? », Économie publique/Public Economics
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  • Kropp, S (2010). Kooperativer Föderalismus und Politikverflechtung. Wiesbaden : VS
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  • Scharpf, F. W. (2008). Community, Diversity and Autonomy: The Challenges of Reforming German Federalism. German politics, 17:4, 509-521
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  • Stecker, C. (2016). The effects of federalism reform on the legislative process in Germany. Regional & Federal Studies, 1-22.
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  • Vatter, A. & Wälti, S. (2003), Swiss Federalism from a Comparative Perspective –Dealing with Reform Obstacles. Swiss Political Science Review

Photos: Auteur, collage par Salim Brüggemann

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