Les partis progressistes ont du mal à rallier la classe ouvrière de l’industrie en déclin et les travailleurs socioculturels en raison de leurs positions différentes sur l’échiquier politique. Bien qu’il soit conseillé de faire appel travailleurs du secteur tertiaire – la “nouvelle” classe ouvrière – pour surmonter ce défi, cet article révèle que les questions culturelles tendent également à diviser les travailleurs socioculturels qui sont plus étroitement alignés sur la nouvelle gauche tandis que les travailleurs du secteur tertiaire et de l’industrie restent plus proches des partis sociaux-démocrates.
Contextualiser le mythe : classe sociale et vote dans l’économie du savoir
Les préférences politiques et le comportement électoral sont fortement influencés par la classe sociale, entendue comme la fonction que l’on occupe dans le marché de l’emploi. Deux transformations essentielles distinguent le conflit de classe dans les sociétés post-industrielles des économies industrielles : premièrement, le déclin brutal de la classe ouvrière, qui s’explique par la diminution du nombre d’emplois dans le secteur ouvrier ainsi que par la croissance du secteur des services et l’expansion générale de l’enseignement supérieur ; deuxièmement, le fait que les partis de gauche s’appuient sur l’électorat de la classe moyenne pour atténuer le déclin de leur électorat de base.
Cependant, les récentes tentatives de mobilisation conjointe ne vont pas sans problèmes pour la gauche : les travailleurs socioculturels affichent des positions plus libérales sur les questions culturelles, tandis que les ouvriers adoptent des positions plus autoritaires et nationalistes (Oesch & Rennwald, 2018). Cela peut poser des problèmes à la gauche lorsque ces thématiques deviennent fortement politisées. Même si certaines sections à la gauche de la classe ouvrière peuvent afficher des attitudes culturelles progressistes, l’absence de superposition des préférences économiques et culturelles des travailleurs socioculturels et des travailleurs du secteur tertiaire et de l’industrie pose des problèmes à la gauche.
Le mythe : une coalition naturelle entre les classes du secteur tertiaire ?
Certains ont fait valoir qu’il existe de plus grandes similitudes entre la “nouvelle” classe ouvrière, c’est-à-dire les travailleurs peu qualifiés du secteur des services, et les travailleurs socioculturels, et qu’elles pourraient aider les partis de gauche à surmonter les difficultés mentionnées plus haut. Deux éléments caractérisent à la fois les travailleurs peu qualifiés et les travailleurs socioculturels, à savoir leur composition démographique et la nature de leurs emplois. Comme le montre la figure 1, les travailleurs socioculturels sont plus proches des travailleurs du secteur tertiaire que d’autres professions de la classe moyenne (comme les cadres) en ce qui concerne la probabilité d’être une femme ainsi que le fait de travailler à temps partiel ou bien être au chômage.
Figure 1. Profil sociodémographique des classes sélectionnées
Figure : Alix d’Agostino, DeFacto · Note : Statistiques descriptives basées sur les données de l’enquête sociale européenne collectées entre 2020 et 2022 dans 15 pays d’Europe occidentale.
Similitudes sociodémographiques et différences politiques : préférences politiques des classes moyenne et ouvrière
La principale conclusion à tirer de la comparaison des préférences politiques entre les classes sociales est la suivante : si les travailleurs du secteur tertiaire sont marginalement plus libertaires sur le plan culturel que les travailleurs de l’industrie, ils sont loin d’être proches des travailleurs socioculturels sur ces questions. Ces trois classes sont en moyenne d’accord sur la question de la redistribution des revenus, favorisant une plus grande intervention de l’État, en opposition flagrante avec les préférences libérales de la classe managériale (un électorat traditionnel de la droite). Toutefois, sur les questions culturelles, il existe des différences entre le positionnement moyen de la classe ouvrière et des travailleurs socioculturels. Sur ces trois sujets, les travailleurs du secteur tertiaire sont positionnés, avec les travailleurs de la production, sur le pôle autoritaire de l’éventail (la ligne 0 indique la préférence moyenne de l’échantillon sur chacune de ces questions), ce qui contraste clairement avec les classes moyennes qui favorisent les positions libertaires. La mobilisation conjointe de la classe ouvrière et de la nouvelle classe moyenne reste un défi, que l’électorat visé soit celui des travailleurs de l’industrie ou des services.
Les différences de préférences entre les travailleurs socioculturels et les travailleurs du secteur tertiaire s’accentuent dans les contextes où ces questions sont fortement politisées par les partis. En d’autres termes, lorsque les partis politiques adoptent des positions distinctes sur les questions culturelles et que ces sujets occupent une place importante dans leurs programmes, les différences de préférences entre les classes sociales se retrouvent amplifiées.
Figure 2. Préférences prédites moyennes par classe sociale pour quatre thèmes
Figure : Alix d’Agostino, DeFacto · Source des données : European Social Survey (ESS) Round 10 (2020-2022), limitée à 15 pays d’Europe occidentale. Les variables de résultats sont standardisées, l’axe des x représente la distance en écart-type par rapport à la moyenne, qui est représentée par la valeur 0. · Note : Estimations basées sur une régression OLS contrôlant le sexe, l’âge, l’appartenance syndicale, le type de contrat (permanent ou temporaire) et les effets fixes du pays.
Des préférences au comportement politique: pour quels partis votent les travailleurs du secteur tertiaire ?
Les trois classes sur lesquelles nous nous concentrons ont une propension plus élevée à voter pour des partis de gauche, comme le montre la figure 3, qu’ils soient radicaux de gauche (en particulier les travailleurs socio-culturels) ou sociaux-démocrates (en particulier les travailleurs de l’industrie), ainsi qu’une probabilité nettement plus faible de voter pour le courant dominant de la droite. La division culturelle des préférences entre la “nouvelle” classe moyenne et les travailleurs est évidente dans leur soutien différent aux Verts et à la droite radicale. Alors que les travailleurs socioculturels sont plus enclins à voter pour les Verts, ce n’est pas le cas des ouvriers qui, au contraire, sont plus enclins à voter pour la droite radicale. Les travailleurs socioculturels et les ouvriers diffèrent aussi nettement dans leur probabilité de s’abstenir, ces derniers étant plus susceptibles de plus de 15 % de ne pas avoir voté lors des dernières élections nationales.
Deux conclusions se dégagent de ces analyses. Premièrement, les trois classes constituent des électorats de gauche pertinents, mais avec des profils différents au sein de ce bloc idéologique. Les travailleurs socioculturels ont davantage tendance à soutenir les nouvelles alternatives de gauche, tandis que les ouvriers sont plus étroitement alignés sur les partis de gauche traditionnels. Deuxièmement, ces trois classes se distinguent principalement par leur niveau de participation politique. Les taux d’abstention plus élevés chez les ouvriers indiquent qu’il existe une marge pour mobiliser ces individus, ce qui pourrait favoriser une coalition de gauche.
Figure 3. Différences de comportement électoral selon la classe des répondants (par rapport à la classe des cadres)
Figure : Alix d’Agostino, DeFacto · Note : Effets marginaux moyens de la classe sociale des répondants sur le soutien aux différentes familles de partis. Chaque coefficient indique les différences de soutien pour chaque classe spécifique par rapport à la classe dirigeante. Analyses basées sur les données de l’ESS pour 2002-2010. Figure adaptée de la figure 4.2. dans Ares & van Ditmars (forthcoming).
Conclusion : une coalition souple entre les ouvriers et les travailleurs socioculturels ?
Les résultats examinés ici donnent des indices sur la possibilité pour les partis de s’orienter vers ces différents groupes en même temps. Bien qu’une coalition interclasses du secteur tertiaire ne soit pas aussi évidente que certains pourraient le penser, les partis ont la possibilité de créer des ponts dans ce sens, en particulier si l’on considère les similitudes sociodémographiques entre les travailleurs du secteur tertiaire et les travailleurs socioculturels. Les similitudes sociodémographiques entre les travailleurs du secteur des services et les travailleurs socioculturels en termes de sexe, d’âge et d’emploi atypique pourraient servir de point de départ à l’élaboration et à la mobilisation d’une nouvelle identité politique progressiste. En outre, les travailleurs du secteur tertiaire semblent légèrement plus libertaires que les ouvriers sur certains enjeux passés en revue.
Une coalition de ces trois classes pour soutenir la gauche peut plus facilement s’articuler autour d’un programme de redistribution ambitieux. La classe ouvrière et les travailleurs socio-culturels partagent une préoccupation pour la redistribution économique et un État-providence fort. Cela peut expliquer pourquoi les électorats principaux des partis de gauche s’en détournent lorsque ceux-ci se rapprochent de la droite sur les questions économiques
Finally, it is important to point out that all workers display higher levels of electoral abstention, which indicates an electoral potential that is currently untapped. Their mobilization could improve the performance of the progressive block not only in the short term. It could also generate an enduring left-wing attachment for those being socialized in the service class in the contexts of their families, as studies of intergenerational political transmission have shown.
Enfin, il est important de souligner que tous les travailleurs affichent des niveaux plus élevés d’abstention électorale, ce qui indique un potentiel électoral actuellement inexploité. Leur mobilisation pourrait améliorer les résultats du bloc progressiste non seulement à court terme, mais aussi générer un attachement durable à la gauche chez ceux qui évoluent dans le secteur services ainsi que ceux qui y ont contexte familial, comme l’ont montré les études sur la transmission politique intergénérationnelle.
Références:
Ares, M. (2017). A new working class? A cross-national and a longitudinal approach to class voting in post-industrial societies [European University Institute]. http://hdl.handle.net/1814/49184
Ares, M. (2020). Changing classes, changing preferences: How social class mobility affects economic preferences. West European Politics, 43(6), 1211–1237. https://doi.org/10.1080/01402382.2019.1644575
Oesch, D., & Rennwald, L. (2018). Electoral competition in Europe’s new tripolar political space: Class voting for the left, centre-right and radical right. European Journal of Political Research, 57(0), 783–807. https://doi.org/10.1111/1475-6765.12259
Tiré de
Ares, M. (2022). Issue politicization and social class: How the electoral supply activates class divides in political preferences. European Journal of Political Research, 61(2), 503–523. https://doi.org/10.1111/1475-6765.12469
Ares, M., & van Ditmars, M. M. (2022). Intergenerational Social Mobility, Political Socialization and Support for the Left under Post-industrial Realignment. British Journal of Political Science, 1–19. https://doi.org/10.1017/S0007123422000230
Ares, M., & van Ditmars, M. M. (forthcoming). Who continues to vote for the left? Social class of origin, intergenerational mobility and party choice in Western Europe. In S. Häusermann & H. Kitschelt, Beyond Social Democracy: Transformation of the Left in Emerging Knowledge Societies. Access here: https://osf.io/preprints/osf/76hn8
Note: cet article a été édité par Robin Stähli, DeFacto.
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