Europe: générosité coupable?

L’argument selon lequel l’ouverture aux vic­ti­mes de la guer­re en Ukrai­ne serait révé­latri­ce d’une fer­me­tu­re racis­te vis-à-vis des réfu­gi­és syri­ens, afghans ou yéméni­tes a con­nu une lar­ge dif­fu­si­on ces der­niers jours. Beau­coup de ses pro­pa­ga­teurs sont pleins de bon­nes inten­ti­ons. Ils sou­hai­tent pous­ser l’Europe à plus de géné­ro­si­té et pren­nent au pied de la lett­re l’universalité des droits humains. L’argument méri­te cepen­dant d’être con­sidé­ré avec pru­dence et nuan­cé pour plu­sieurs raisons.

La pre­miè­re est que cer­tains pays d’Europe ont con­nu dans le pas­sé des élans d’ouverture à des popu­la­ti­ons très diver­ses. Les Koso­vars en 1999, face à ce que le HCR décri­vit com­me le plus grand exo­de depuis la Secon­de Guer­re mon­dia­le, quand l’OTAN éta­blit un pont aéri­en d’évacuation. Les Syri­ens, en été 2015, quand les fron­tiè­res furent ouver­tes, en par­ti­cu­lier vers l’Allemagne et la Suède.

Il est vrai qu’ensuite, des accords dis­cu­ta­bles – en par­ti­cu­lier avec la Tur­quie – main­tin­rent à distance les réfu­gi­és aupa­ra­vant accueil­lis à bras ouverts, mais les per­mis octroyés en Euro­pe à des cen­tai­nes de mil­liers d’entre eux furent sou­vent défi­nitifs, con­tr­ai­re­ment aux admis­si­ons tem­por­ai­res offer­tes aujourd’hui aux Ukrai­ni­ens. [Note: L’Allemagne a octroyé le sta­tut de réfu­gié à 350’000 Syri­ens. À l’échelle euro­péen­ne, le taux de pro­tec­tion (part des per­son­nes béné­fi­ci­ant d’un droit de séjour 2015–2020) s’est éta­b­li à 85 %, avec des écarts con­sidé­ra­bles ent­re les pays.] 

La deu­xiè­me nuan­ce tient à la géo­gra­phie. Même si Alep et Damas ne sont pas si loin de l’Europe, de nombreux autres pays d’accueil poten­tiels – Jor­da­nie, Liban, Syrie – sont bien plus pro­ches et l’assistance d’urgence a pu s’y con­cen­trer. L’Ukraine, au con­tr­ai­re, ne joux­te, à l’exception de la Mol­da­vie et des pays « enne­mis », que l’Union euro­péen­ne. Un accueil ail­leurs n’est pas envisageable.

La troi­siè­me nuan­ce tient au dérou­le­ment tem­po­rel des évé­ne­ments. La cri­se ukrai­ni­en­ne a, cer­tes, débu­té de longue date dans l’Est du pays, mais l’entrée des chars rus­ses sur le ter­ri­toire, le 24 févri­er, a déclen­ché un exo­de d’une sou­dai­ne­té sans com­mu­ne mes­u­re avec des cri­ses, tout aus­si meur­triè­res voi­re plus ter­ri­bles encore au Moy­en-Ori­ent, mais éta­lées sur des années. Nul ne sait com­ment les Ukrai­ni­ens seront accueil­lis dans un an si la situa­ti­on s’enlise.

Une qua­triè­me nuan­ce tient au pro­fil des popu­la­ti­ons en fui­te, mar­qué jusqu’ici par une majo­ri­té de femmes et d’enfants. L’expérience hon­groi­se de 1956 mont­re déjà, en Suis­se, com­bi­en ce pro­fil des vic­ti­mes a été important. À cet­te épo­que, l’arrivée d’hommes jeu­nes avait sus­ci­té des réac­tions de rejet et en 1957 les por­tes s’étaient refermées.

Les quel­ques argu­ments qui pré­cè­dent n’invalident pas l’idée d’une soli­da­ri­té plus faci­le vis-à-vis des popu­la­ti­ons jugées cul­tu­rel­lement pro­ches. Les ana­lys­tes de la cri­se de 2015–2016, dont l’historien Leo Lucas­sen, ont bien mon­tré que la peur de l’Islam avait joué un rôle dans la fer­me­tu­re des fron­tiè­res euro­péen­nes. Mais il mont­re aus­si qu’il faut dis­tin­guer soi­gneu­se­ment le poids respec­tif des cou­ches d’explications qui se superposent.

S’offusquer du racisme de cer­tai­nes atti­tu­des de rejet est jus­ti­fié, mais la pro­xi­mi­té géo­gra­phi­que de la soli­da­ri­té res­te aus­si, dans une lar­ge mes­u­re, un inva­ri­ant de l’histoire. La Con­ven­ti­on de 1951 sur les réfu­gi­és pré­voyait expli­ci­te­ment à l’origine de ne s’appliquer qu’à l’Europe, tout com­me la Con­ven­ti­on de 1969 de l’Organisation de l’Unité Afri­cai­ne se desti­ne dans son pré­am­bu­le à l’Afrique et la Décla­ra­ti­on de Car­tha­gè­ne de 1984 à l’Amérique latine.

On peut rêver qu’un jour, la com­pas­si­on et l’accueil s’affranchiront de tou­tes les distan­ces, mais il faut veil­ler à ne pas dénigrer la soli­da­ri­té du pro­che au nom d’un idé­al lointain.

La ver­si­on ori­gi­na­le de ce tex­te a été publiée sur le blog d’Etienne Piguet le 18 mars 2022.

Eti­en­ne Piguet est pro­fes­seur en Géo­gra­phie à l’université de Neu­châ­tel et chef de pro­jet du nccr – on the move dans le pro­jet de recher­che Migrant Entre­pre­neurs­hip et vice-pré­si­dent de la Com­mis­si­on fédé­ra­le suis­se des migra­ti­ons CFM/EKM.

Ce blog a été publié dans la blog seri­es du nccr — on the move.

Réfé­rence:

– Lucas­sen, L. (2017). Pee­ling an Oni­on: the “Refu­gee Cri­sis” from a His­to­ri­cal Per­spec­ti­ve. Eth­nic and Racial Stu­dies 41 (3), 383–410.

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