Le défi de la légitimité : Communiquer sur la restriction de la mobilité pendant la pandémie

Face à la pan­dé­mie de COVID-19, les gou­ver­ne­ments du mon­de ent­ier ont réa­gi en impo­sant des restric­tions incisi­ves de la mobi­li­té des per­son­nes. Dans des socié­tés libé­ra­les pro­fon­dé­ment inter­dé­pen­dan­tes, ces restric­tions de mobi­li­té ont un coût social et éco­no­mi­que important. L’in­ca­pa­ci­té à jus­ti­fier et à légiti­mer ces restric­tions incisi­ves des liber­tés indi­vi­du­el­les ris­que de con­tri­buer à la poli­ti­sa­ti­on de la cri­se sani­taire et donc à sa trans­for­ma­ti­on en cri­se poli­tique. Pour les dirigeant.e.s poli­ti­ques, une com­mu­ni­ca­ti­on de cri­se effi­cace est essen­ti­el­le pour atté­nu­er ce ris­que. Pour être effi­cace, la com­mu­ni­ca­ti­on de cri­se doit être légitime.

La communication de crise : un outil central de gestion des pandémies

L’u­ne des tâches les plus import­an­tes aux­quel­les sont confronté.e.s les dirigeant.e.s et les décideurs.deuses au début d’u­ne urgence de san­té publi­que con­sis­te à collec­ter, trai­ter et dif­fu­ser les infor­ma­ti­ons néces­saires pour fai­re face à la situa­ti­on de cri­se. La pan­dé­mie de COVID-19 pose de nombreux défis à une com­mu­ni­ca­ti­on de cri­se effi­cace et légiti­me en rai­son du carac­tè­re trans­fron­ta­lier de la cri­se, de l’ab­sence d’in­for­ma­ti­ons fia­bles à un sta­de pré­coce et de la mul­ti­pli­ca­ti­on rapi­de de sources non fia­bles en ligne. Pour gar­der une longueur d’a­van­ce sur la cri­se et garan­tir des niveaux éle­vés de con­for­mi­té aux nou­vel­les mes­u­res, les dirigeant.e.s poli­ti­ques doiv­ent donc s’as­su­rer de la légiti­mi­té de leur stra­té­gie de com­mu­ni­ca­ti­on de crise.

Qu’est-ce qu’une communication légitime en temps de crise ?

Not­re pro­jet de recher­che tes­te la légiti­mi­té de la com­mu­ni­ca­ti­on de cri­se sur les restric­tions de mobi­li­té en Suis­se, en Fran­ce, au Royau­me-Uni ain­si que cel­le des acteurs de l’UE et de l’O­NU pen­dant les dif­fé­ren­tes vagues de la pan­dé­mie. Nous nous con­cen­trons sur la com­mu­ni­ca­ti­on des mes­u­res con­cer­nant les voya­ges inter­na­tion­aux et nation­aux ain­si que sur la distancia­ti­on socia­le, car elles font par­tie des pre­miè­res restric­tions des liber­tés civi­les, les plus con­ti­nues et les plus incisi­ves. En nous inspi­rant de la lit­té­ra­tu­re sur la com­mu­ni­ca­ti­on de cri­se, nous pos­tu­lons que la légiti­mi­té des mes­u­res poli­ti­ques visant à con­trer la cri­se est plus éle­vée lors­qu’un réseau con­nec­té d’ac­teurs poli­ti­ques four­nit un flux d’in­for­ma­ti­ons cohé­rent et en temps oppor­tun. L’op­por­tu­ni­té fait réfé­rence à la vites­se à laquel­le les messages sont com­mu­ni­qués et mis à jour tout au long de la cri­se, la cohé­rence se réfè­re au con­te­nu des messages des acteurs dans le temps et la con­gru­ence décrit le niveau de con­nec­ti­vi­té ent­re les acteurs.

Le cas suisse : la communication sur les restrictions de mobilité

Dans cet­te pre­miè­re ana­ly­se, nous mesurons la rapi­di­té, la cohé­rence et la con­gru­ence de la com­mu­ni­ca­ti­on sur les restric­tions de mobi­li­té de 15 décideurs.deuses suis­ses sur Twit­ter pen­dant la pre­miè­re vague de la pan­dé­mie. Ces acteurs inclu­ent des mem­bres de l’exécutif, du légis­la­tif et des princi­pa­les agen­ces de san­té, c’est-à-dire des respons­ables gou­ver­na­men­taux ain­si que tous les princi­paux par­tis poli­ti­ques. Pour la péri­ode com­pri­se ent­re jan­vier et août 2020, ces acteurs ont pro­du­it un total de 1722 tweets liés au COVID-19, dont 379 direc­te­ment liés soit aux voya­ges inter­na­tion­aux, soit aux dépla­ce­ments inté­ri­eurs, soit à la distancia­ti­on socia­le. Pour cha­que tweet, nous codons le sous-thè­me de la mobi­li­té, la posi­ti­on de l’ac­teur (pour ou cont­re la restric­tion), et l’ar­gu­ment qu’il/elle uti­li­se pour jus­ti­fier sa posi­ti­on, sur une échel­le par­tant des argu­ments plus tech­ni­ques (san­té) aux argu­ments plus poli­ti­ques (iden­ti­té).

Des restrictions de mobilité différentes, des stratégies de communication inégales, un potentiel de politisation

Nous con­sta­tons que la légiti­mi­té de la com­mu­ni­ca­ti­on de cri­se varie en fonc­tion du type de mobi­li­té en jeu. La com­mu­ni­ca­ti­on sur la mobi­li­té natio­na­le et la distancia­ti­on socia­le, bien que souf­frant d’un fai­ble degré de réac­ti­vi­té, mont­re un niveau géné­ra­le­ment éle­vé de cohé­rence ent­re les acteurs dans le temps et une for­te con­gru­ence. Le réseau de dis­cours est diri­gé par des agen­ces tech­no­cra­ti­ques (Office fédé­ral de la san­té publi­que) qui mobi­li­sent princi­pa­le­ment des argu­ments de san­té pour jus­ti­fier les restric­tions. Les par­tis poli­ti­ques, en revan­che, restent lar­ge­ment dés­en­ga­gés de ce réseau de com­mu­ni­ca­ti­on. Tout en assurant un haut niveau de cohé­rence autour d’u­ne jus­ti­fi­ca­ti­on des mes­u­res basée sur la sci­ence et stric­te­ment ori­en­tée vers les pro­blè­mes, la fai­bles­se de l’en­ga­ge­ment des acteurs poli­ti­ques dans ce dis­cours ris­que d’a­lié­ner les par­ties de la popu­la­ti­on qui ne suiv­ent pas ou ne s’i­den­ti­fient pas à la com­mu­ni­ca­ti­on des agen­ces tech­no­cra­ti­ques et des experts. D’aut­re part, la com­mu­ni­ca­ti­on sur la mobi­li­té inter­na­tio­na­le, bien que plus réac­ti­ve, est moins cohé­ren­te et plus con­tro­ver­sée. L’arène dis­cur­si­ve est plus peu­plée de par­tis et d’acteurs poli­ti­ques qui mon­t­rent moins de cohé­rence dans leur argu­men­ta­ti­on au fil du temps et ten­dent à adop­ter des points de vue plus con­flic­tu­els. Ceux-ci ont ten­dance à sou­le­ver des argu­ments iden­ti­taires char­gés de val­eurs oppo­sant la soli­da­ri­té natio­na­le à la soli­da­ri­té internationale/européenne plu­tôt que de se con­cen­trer sur des argu­ments sani­taires plus limi­tés et fon­dés sur la science.

Pour con­clu­re, nous con­sta­tons que les deux stra­té­gies de com­mu­ni­ca­ti­on sur la mobi­li­té inté­ri­eu­re et la distancia­ti­on socia­le, d’u­ne part, et sur les voya­ges inter­na­tion­aux, d’aut­re part, au cours de la pre­miè­re pha­se de la pan­dé­mie pré­sen­tent un poten­ti­el de poli­ti­sa­ti­on crois­san­te, mais pour des rai­sons dif­fé­ren­tes. Dans le cas des restric­tions rela­ti­ves à la mobi­li­té inté­ri­eu­re et à la distancia­ti­on socia­le, la pré­do­mi­nan­ce des acteurs tech­no­cra­ti­ques sur les acteurs poli­ti­ques dans un dis­cours par ail­leurs très cohé­rent et con­gru­ent com­por­te le ris­que de ne pas att­eind­re les par­ties de la socié­té qui ne s’i­den­ti­fient pas aux posi­ti­ons des acteurs tech­no­cra­ti­ques et man­quent de con­seils poli­ti­ques. Dans le cas de la mobi­li­té inter­na­tio­na­le, en revan­che, un ensem­ble plus hété­ro­gè­ne d’ac­teurs va de pair avec une plus gran­de incohé­rence et incon­grui­té de la com­mu­ni­ca­ti­on offi­ci­el­le. Dans ce dis­cours, l’ac­cent plus étroit mis sur les pro­blè­mes de san­té est de plus en plus mar­gi­na­li­sé par des argu­ments iden­ti­taires plus géné­raux, poli­ti­ques et char­gés de val­eurs, ce qui accroît le niveau de con­te­sta­ti­on dans la com­mu­ni­ca­ti­on offi­ci­el­le et aug­men­te le ris­que d’u­ne poli­ti­sa­ti­on croissante.

Marie-Eve Bélan­ger est maît­re de con­fé­ren­ces au Dépar­te­ment de sci­en­ces poli­ti­ques de l’Uni­ver­si­té de Genè­ve et cher­cheu­se séni­or au Cent­re d’étu­des com­pa­ra­ti­ves et inter­na­tio­na­les de l’É­co­le poly­tech­ni­que fédé­ra­le de Zürich. Ses recher­ches actu­el­les por­tent sur les ques­ti­ons de la poli­ti­sa­ti­on des fron­tiè­res euro­péen­nes et sur l’ef­fet de la pan­dé­mie de Covid-19 sur les dis­cours rela­tifs aux fron­tiè­res en Europe.

San­dra Lavenex est pro­fes­seur de poli­tique euro­péen­ne et inter­na­tio­na­le au Dépar­te­ment des sci­en­ces poli­ti­ques et rela­ti­ons inter­na­tio­na­les de l’Université de Genè­ve ain­si que pro­fes­seu­re invi­tée au Col­lè­ge d’Europe.

Réfé­rence:

Bélan­ger, Marie-Eve & Lavenex, San­dra. (2021). Com­mu­ni­ca­ting Mobi­li­ty Restric­tions During the COVID-19 Cri­sis on Twit­ter: The Legi­ti­ma­cy Chal­len­ge. Swiss Poli­ti­cal Sci­ence Review. 10.1111/spsr.12494.

Pro­jet finan­cé par le “NCCR — on the move” ain­si que par le Fonds Natio­nal Suis­se (31CA30_196359/1)

 

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