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Le rôle du contexte à propos du niqab

Elham Manea
18th February 2021

 

Le contexte est important.  Dissocier le niqab de ses contextes religieux, sociaux et politiques et en faire une simple question de "choix", c'est passer à côté de beaucoup de nuances et de complexité. Ce contexte plus large est également pertinent pour la Suisse. L'ignorer ne le fera pas disparaître.

Le 7 mars 2021, le peuple suisse se prononcera sur l'initiative "Oui à l'interdiction de se dissimuler le vissage". A l'approche de la votation, Andreas Tunger-Zanetti a édité un livre intitulé Verhüllung: Die Burka-Debatte in der Schweiz et qui comprend des contributions d'auteur.rice.s donnant des arguments contre l'interdiction.

Le profil des femmes qui portent un niqab en Europe occidentale

Ce livre, se basant sur d'autres études menées dans plusieurs pays, établit le profil des femmes qui portent un niqab en Suisse.

La grande majorité d’entre elles est née ou est arrivée dès son plus jeune âge dans le pays d’Europe occidentale où elle vit encore aujourd’hui (notamment en Grande-Bretagne, en France, en Belgique ou aux Pays-Bas). Les femmes qui portent le niqab ont entre 18 et 35 ans ; près de la moitié d’entre elles ont découvert la religion à l’adolescence, soit parce qu’elles se sont converties à l’islam, soit parce qu’elles ont grandi dans une famille d’origine musulmane mais laïque. De nombreuses femmes niqabées européennes ont une bonne éducation et certaines ont un emploi rémunéré. Au Royaume-Uni, la proportion de celles ayant fait des études supérieures et ayant un emploi est d’ailleurs nettement plus élevée que sur le reste du continent européen. De plus, ces femmes portent le niqab de leur plein gré, comme un acte d’émancipation.

Je ne conteste pas les conclusions de mes collègues en ce qui concerne ce type particulier de femmes qui portent un niqab en Europe. Il s'agit de femmes qui se sont converties à l'Islam ou qui ont vécu une "renaissance musulmane", choisissant de vivre dans un type d'Islam rigoriste très spécifique.

Mais tout comme leurs partenaires masculins, elles ont souvent tendance à être des militantes missionnaires. Elles socialisent au sein d’un réseau formé de personnes partageant les mêmes idées, dans une situation qui s’apparente à une secte. C’est pourquoi celles et ceux qui partagent leur appartenance religieuse sont désignés comme des “sœurs” et des “frères”. Aux personnes qui rejoignent cette secte, on dit que “l’Islam efface la vie antérieure” (الإسلام يجَّبُ ما قبله). En d’autres termes, une fois que vous avez décidé d’adhérer, vous devenez une nouvelle personne.

Les missionnaires d'un Islam puritain

Le message est clair. Comme chaque femme est sexuelle (عورة), tout ce qui le rend visible doit rester caché : sa voix, son visage, ses mains, ses paumes et même ses pieds lorsqu’elle prie. Les filles doivent porter le hijab dès l’âge de six ans et toute fille qui a un corps aux formes susceptibles d’éveiller les désirs sexuels des hommes doit également porter le niqab. Les femmes et les filles ne doivent pas non plus porter de vêtements ajustés devant leurs père, frères et oncles, comme les hommes ne devraient pas être excités sexuellement par leurs filles, sœurs ou nièces.

Ce qui frappe dans l’étude de Tunger-Zanetti et dans d’autres auxquelles il se réfère, c’est la non prise en compte des contextes idéologiques, politiques et sociaux entourant le port du niqab dans les pays européens. Il semble que le niqab soit sorti de nulle part et que ces femmes aient décidé de le porter sur un simple coup de tête.

Mais pourquoi toutes ces femmes choisiraient-elles librement de porter un niqab ? D'autant plus que le niqab est désormais considéré comme une tradition marginale, controversée même au sein des pays musulmans, qualifiée d'extrême et rejetée par l'islam traditionnel. Même la plus haute autorité religieuse de l'islam sunnite, le cheikh d'Al Azhar, qui n'est pas exactement connu pour ses positions émancipatrices, a déclaré publiquement dans une émission de télévision que le niqab était une "coutume et non un commandement religieux" et qu'il est le produit d'une "opinion esseulée" dans la jurisprudence islamique [1].

Enseignements salafistes sur les femmes

Personne n'affirmera qu'on pouvait voir le niqab dans les rues d'Égypte ou de Tunisie dans les années 1960. On ne le voyait pas non plus dans les rues de Birmingham ou de Leicester en Grande-Bretagne à l'époque, ni dans les banlieues françaises, ni à Molenbeek en Belgique. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Partout où des interprétations néo-fondamentalistes de l'Islam, avec leurs structures et leurs ressources, apparaissent en Europe occidentale, le niqab ne tarde pas à suivre. Il s'agit d'un lien causal et non d'une simple corrélation fortuite.

Étant donné leur pertinence, je me concentrerai ici sur les enseignements salafistes concernant les femmes et leurs caractéristiques théologiques - et en particulier sur la forme missionnaire quiétiste du salafisme. Ceux-ci se fondent sur les opinions religieuses des cheikhs, qui sont considérés comme des autorités saintes par leurs fidèles.

Agnès De Féo, que Tunger-Zanetti cite abondamment, n'a jamais nié l'influence que les prédicateurs des mouvements salafiste et Tabligh avaient dans les banlieues françaises. Elle leur a consacré plusieurs chapitres dans son livre de 2020, Derrière le niqab - 10 ans d'enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le voile intégral. Dans une interview récente, elle a notamment mentionné les cheikhs saoudiens qui sont la source d'inspiration des femmes portant le niqab dans son étude : Ibn Baz, Ibn Uthaymin et al-Albani [2].

Que prêchent ces cheikhs aux femmes?

La réponse se trouve dans un livre de 528 pages qui porte le titre de „The Fatwas (religious edicts) on Women“. Celui-ci décrit les opinions religieuses des cheikhs à propos des femmes, de leur corps et comment elles doivent se comporter [3].

Le message est clair. Comme chaque femme est sexuelle (عورة), tout ce qui la rend visible doit rester caché: sa voix, son visage, ses mains, ses paumes et même ses pieds lorsqu'elle prie. Les filles doivent porter le hijab dès l'âge de six ans mais toute fille qui a un corps galbé susceptible d'éveiller les désirs sexuels des hommes doit également porter le niqab. Les femmes et les filles ne doivent pas non plus porter de vêtements serrés devant leurs père, frères et oncles, tout comme les hommes ne doivent pas être excités sexuellement par leurs filles, sœurs ou nièces.

La séparation des sexes suit un ordre divin qui vise à protéger les deux sexes contre la tentation. Pour la femme, et je cite ici, le mari est un "maître". Pour lui, elle est une "captive" et "elle doit lui obéir" en portant le voile et en suivant d'autres ordres, "car si elle lui obéit, elle obéit à Dieu". [4]. Selon cet enseignement strict, les femmes doivent quitter leur famille, y compris leurs parents, si elles ne suivent pas la voie islamique "correcte".

Le principe de loyauté et de désaveu, al-wala'wa-l-bara et la ségrégation

Ce point de vue est lié à une caractéristique théologique du salafisme, le principe de loyauté et de désaveu, al-wala'wa-l-bara. Selon ce principe, non seulement les vrais musulmans doivent aimer et adhérer à tout ce que Dieu commande et approuve, mais ils doivent aussi se distancer, s'opposer et détester tout ce que Dieu désapprouve et interdit.

Ce tout comprend les comportements, coutumes, traditions et les autres personnes [5]. Ainsi, pour les adeptes du salafisme, les vrais musulmans doivent être ouvertement hostiles aux polythéistes et proclamer leur haine à leur égard. Cela inclut également tout type d'interaction amicale avec eux. Soit ils se distancient des polythéistes, soit ils s'installent dans un endroit où le "vrai" Islam est pratiqué.

Ce concept de migration est appelé l'Hégire ("hijra"). Ces enseignements ont eu des implications évidentes pour les pays à majorité musulmane et pour les groupes minoritaires de confession islamique dans les démocraties occidentales. Lorsque ce type d'islam se répand dans une communauté, il la transforme en ghetto fermé. Cela déracine de nombreuses traditions islamiques dans ces communautés, éliminant leur riche diversité et la remplaçant par une doctrine rigide et sans compromis. En conséquence, des familles et des communautés entières se retrouvent divisées.

Cela explique également pourquoi les formes tolérantes de l'islam nord-africain en France et en Belgique ont été remplacées par une forme radicalisée de religion, caractérisée par le salafisme et d'autres formes d'islamisme. Une évolution similaire a eu lieu en Grande-Bretagne, bien qu'avec une forme différente de lecture fondamentaliste de l'Islam.

L'attitude des cheikhs face à l'esclavage

Cependant, les cheikhs ne limitent pas leur lecture de la religion aux femmes. Ils offrent une vision beaucoup plus large d’un ordre politique, social et religieux. La propriété d’autres êtres humains — oui, l’esclavage — en fait partie.

Ibn Baz dit que dans le cadre du djihad contre les "infidèles", leurs enfants et leurs épouses, ainsi que tous les captifs, peuvent être réduits en esclavage. Dans les pays où l'esclavage est encore pratiqué, il est possible d'acheter et de vendre des esclaves [6]. Ibn Uthaymin a des vues similaires. Il dit que, dans la guerre contre les infidèles, il est plus clément de prendre des garçons et des femmes comme esclaves plutôt que de les tuer [7]

Ces points de vue ne sont pas des opinions théoriques du passé. Ils sont exprimés et articulés dans le présent. Ce que ces hommes disent est également pertinent dans nos sociétés européennes. Leurs livres et fatwas sont enseignés et promus dans les madrasas et mosquées financées par les pays du Golfe.

Daesh n’a pas non plus agi de sa propre initiative lorsque des femmes et enfants ont été pris comme esclaves. Ces actions ont été légitimées par une interprétation fondamentaliste de l’islam, qui est marquée par une idéologie politique, et intégrées dans le courant dominant de l’islam.

Si quelques jeunes femmes d’Europe occidentale décident d’adopter cette interprétation fondamentaliste de leur religion, c’est leur choix. Toutefois, la manifestation visuelle de cette idéologie religieuse misogyne, pro esclavagiste et d’extrême droite — le niqab — ne doit ni être acceptée comme un choix de vie bénin, ni être vue comme faisant partie du courant dominant de l’islam.

L’argument de la “liberté de choix” me rappelle un argument similaire utilisé lors de la lutte contre l’esclavage aux États-Unis, selon lequel certains esclaves préféreraient choisir de demeurer en esclavage. Cela ne rend pas l’esclavage plus acceptable.

Le niqab - un style de vie punk individualiste?

Cet argument se concentre sur le nombre réel de femmes qui portent le niqab en Suisse. Leur nombre est estimé à quelques dizaines. N'avons-nous donc pas de problème juste parce qu'il ne touche que quelques femmes ? Et s'il y avait 3 000 femmes portant le niqab, devrions-nous nous inquiéter ?

Si c'est une question de principe, le nombre en soi ne devrait pas avoir d'impact. Pourtant, c'est le cas, car la situation peut changer au courant des vingt prochaines années. J'ai vu à quel point les choses peuvent changer rapidement dans les pays de la région ANMO, en Europe et en Afrique. Il y a trente ans, il aurait également été difficile de trouver une femme portant un niqab en France, au Royaume-Uni, en Tunisie ou en Afrique du Sud.

Bien sûr, on peut dire que les femmes qui portent un niqab construisent leur identité religieuse et veulent la montrer de manière visible ; cependant, l'idéologie religieuse même qui les inspire à être entièrement voilées ne doit pas être ignorée. Après tout, ce code vestimentaire strict, qui n'est obligatoire que dans les pays musulmans où l'idéologie religieuse est dominante, est considéré comme extrême partout - et est très contesté même dans les pays à majorité musulmane.

Il n'est donc pas pertinent de dire que les femmes de notre pays portent le niqab de leur plein gré, car cela ne signifie pas que toutes les porteuses de niqab en Europe le font pour les mêmes raisons. Il y a aussi de nombreux anciennes porteuses de niqab de pays européens comme la France, la Belgique, la Suède ou le Royaume-Uni [8] qui parlent de leurs expériences et des pressions (y compris la violence physique) qu'elles ont subies [9]. Ce contexte est ignoré dans toute la discussion en Suisse.

Pourquoi les contexte sociaux ne doivent pas être négligés en Europe

Les femmes musulmanes nées de nouveau et les convertis peuvent trouver "émancipant" de porter le niqab. Mais qu'en est-il de toutes les femmes et les filles qui tentent de résister au code vestimentaire et au contrôle social des islamistes ?

Dans de nombreux endroits d'Europe, les filles et les femmes sont obligées de porter le voile, de quitter l'école et de se marier tôt. Celles qui défient l'ordre social imposé sont souvent harcelées et violées collectivement.

La situation en Suisse ne peut être comparée à celle de la France, de la Belgique ou du Royaume-Uni. Il n'y a pas le même type de communautés fermées ségréguées en Suisse. Mais il y a des tendances dans certaines villes où certains groupes et strates ethniques sont très fortement représentés.

Développements en Suisse

L'impact de cette évolution sur les expériences des jeunes femmes musulmanes en Suisse n'a pas encore été étudié. La grande majorité des musulmans européens ne voient aucune contradiction entre leur foi et des structures démocratiques et libres ; c'est probablement aussi le cas en Suisse. Une très petite minorité peut approuver l'Islam salafiste - mais cela reste un phénomène marginal. Néanmoins, la Suisse n'est pas non plus à l'abri du salafisme, même s'il n'en est qu'à ses débuts.

Je suggère donc que l'interaction entre les centres d'influence salafistes en Suisse et dans les pays voisins soit étroitement surveillée au-delà des frontières de cantons tels que Bâle et Genève. Il est également important de considérer comment la propagation du salafisme arabisé dans des pays comme l'Albanie et le Kosovo est reproduite et reflétée par certains groupes de musulmans suisses de ces pays. Et il est important de noter que je limite mes observations ici à la forme Salafi. Je ne parle pas des formes d'islamisme comme la société des Frères musulmans et Milli Gürus.

Et non, je ne pense pas que l'interdiction du port du niqab offre des solutions à d'autres problèmes en Suisse. Mais je pense qu'il devrait être assez clair que le salafisme est une idéologie religieuse d'extrême droite : Il s'agit à la fois de vendre et de posséder des esclaves, de prêcher la ségrégation des sexes et de subordonner les femmes. Cette idéologie enseigne aux gens à haïr leur environnement et à se séparer de toute personne n'appartenant pas à leur secte.

Ignorer ce contexte ne le fera pas disparaître en Suisse. Et réduire le niqab principalement à un style de vie punk individualiste, comme l'a fait Agnes De Feo dans une récente interview, c'est ignorer des aspects importants. L'effacement du corps des femmes est basé sur une idéologie extrémiste et fonctionne au sein un contexte social.

Je comprends que mon estimé collègue Tunger-Zanetti et d'autres intellectuels soient préoccupés par la stigmatisation des musulmans suisses. Je partage également cette préoccupation. Cela ne doit, cependant, pas nous empêcher de poser des questions critiques, ni nous amener à ignorer l'ensemble du contexte théologique et social.

Si certaines jeunes femmes ont décidé d'adopter cette interprétation religieuse fondamentaliste, c'est leur choix. Toutefois, il doit être clair que le terme "liberté de choix" utilisé ici est adapté au cadre démocratique libre des sociétés occidentales. L'idéologie religieuse qu'elle promeut ne prévoit pas la liberté de choix lorsqu'elle est au pouvoir. Elle est de nature totalitaire.


Notes:

[1] Al Arabiya TV. 2010. ‘Niqab Is a Custom not a Religious Requirement’, 04 April, Program Journalism Gate (Wajehat Al Sahafa), en arabe, Al Arabyia TV, 2 avril 2010, consulté le 5 mai 2013, http://www.youtube.com/watch?v=r9uhzGyk9Eg.

[2] Il convient de mentionner ici que le cheikh Nasiruddin al-Albani, lui-même salafiste syrien installé en Arabie Saoudite, a contesté la nécessité de porter le niqab et a été violemment attaqué par les cheikhs salafistes saoudiens. Pour l'interview, voir Nadia Henni-Moulaï (janvier 2021), Agnès De Féo: « Les femmes portant le niqab en France ne subissent aucune coercition masculine », Middle East Eye, https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/niqab-voile-integral-france-femmes-musulmanes-islam-de-feo.

[3] Mohammed Ibn Uthaymin, Abdul Aziz Ibn Baz, Abdul Rahman Al Saadi, and Abdullah bin Jabrin,  Fatawa Al Nissa, In Arabic, Cairo: Dar Al Fajr, Edition of 2003.

[4] Ibid, voir p. 404.

[5] Pour plus d'informations sur le salafisme et le principe de al-wala’ wa-l-bara: Benham T. Said and Hazim Fouad, eds., Salafismus: Auf der suche nach der wahren Islam (Freiburg: Herder Verlag, 2014), pp. 64–74.

[6] Official website of Sheikh Imam Ibn Baz, Fatwas, In Arabic, On Owning (a person) and its Sharia Regulations, https://binbaz.org.sa

[7] Sheikh Ibn Uthaymin: In response to those who say that enslaving the women and children of the polytheists is a sign of the savagery of Islam, A Sound recording, In Arabic, https://www.youtube.com/watch?v=FsjYqdoTvng

[8] Siehe Manea, Elham (2016): Women and Sharia Law. The Impact of Legal Pluraliism in the UK. Cambridge University. Kapitel 6.

[9] Henda Ayari&Florence Bouquillat (2016). J’ai choisi d’être libre : [témoignage : rescapée du salafisme en France]. Lieu de publication non identifié: Flammarion; Yasmin Mohammed (2019), Unveiled: How Western Liberals Empower Radical Islam, Canada: Free Hearts Free Minds.

 

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