Naturalisation facilitée : «Suissitude» et inégalités de genre

La Suis­se a intro­du­it la natu­ra­li­sa­ti­on faci­li­tée basée sur le maria­ge en 1992, afin de remé­dier aux pro­fon­des iné­ga­li­tés de gen­re qui mar­quai­ent alors le droit de la natio­na­li­té. Not­re recher­che, menée dans les insti­tu­ti­ons en char­ge des pro­cé­du­res de natu­ra­li­sa­ti­on faci­li­tée, mont­re que l’instruction des deman­des reflè­te encore aujourd’hui des idées extrê­me­ment con­ser­vat­ri­ces con­cer­nant ce qu’est un «bon maria­ge» et la per­si­s­tance d’une visi­on patri­li­né­ai­re de la citoyenneté.

La poli­tique de citoy­enne­té est l’outil par excel­lence de l’état-nation pour déter­mi­ner les fron­tiè­res de la com­mu­n­au­té natio­na­le ima­gi­née. Elle défi­nit for­mel­lement qui fait par­tie de «nous» et qui en res­te exclu. En Suis­se, le régime de citoy­enne­té est basé sur un très fort droit du sang et les con­di­ti­ons d’accès sont par­ti­cu­liè­re­ment stric­tes en com­pa­rai­son inter­na­tio­na­le. La natu­ra­li­sa­ti­on est la seu­le maniè­re pour les étranger·ère·s d’obtenir la natio­na­li­té suisse.

Par­mi les dif­fé­ren­tes pro­cé­du­res exi­s­tan­tes, la natu­ra­li­sa­ti­on faci­li­tée est desti­née aux conjoint·e·s de citoyen·ne·s suis­ses. Elle a été intro­du­i­te en 1992 pour mett­re un ter­me aux iné­ga­li­tés de gen­re qui mar­quai­ent alors la loi sur la natio­na­li­té. Jusqu’à cet­te date, les étran­gè­res qui se mari­ai­ent avec un Suis­se acqué­rai­ent la natio­na­li­té auto­ma­ti­que­ment le jour du maria­ge, alors que les Suis­ses­ses mariées à un étran­ger ne pou­vai­ent pas lui trans­mett­re leur natio­na­li­té. Jusqu’en 1984, elles pou­vai­ent même perd­re leur pas­se­port suis­se suite à un tel mariage.

Com­pa­rée à la natu­ra­li­sa­ti­on ordinaire, la pro­cé­du­re faci­li­tée pour les conjoint·e·s de citoyen·ne·s suis­ses est plus simp­le, plus rapi­de et moins coû­teu­se. Au cours de la pro­cé­du­re, les admi­nis­tra­ti­ons can­to­na­les sont char­gées de pro­du­i­re un rap­port d’enquête sur les candidat·e·s, sur la base de docu­ments admi­nis­tra­tifs et d’un ent­re­ti­en per­son­nel. Ce rap­port sert de base à la décisi­on d’octroyer ou non la natio­na­li­té suis­se. Les cri­tè­res qui défi­nis­sent l’accès à la natio­na­li­té doiv­ent être inter­pré­tés au cas par cas par les employé·e·s en char­ge de la natu­ra­li­sa­ti­on. Ces per­son­nes ont donc une mar­ge de manœu­vre dans la maniè­re dont ils trai­tent les dos­siers. Elles peu­vent déci­der de l’étendue de l’enquête à mener sur les candidat·e·s ou, par exemp­le, des ques­ti­ons pré­ci­ses à poser à un·e candidat·e en particulier.

Dans not­re recher­che, nous avons pu obser­ver les pra­ti­ques quo­ti­di­en­nes des employé·e·s de l’administration en char­ge des natu­ra­li­sa­ti­ons dans deux can­tons. Nous nous som­mes intéres­sées à la maniè­re dont les deman­des indi­vi­du­el­les sont trai­tées et com­ment les employé·e·s font usa­ge de la mar­ge de manœu­vre dont elles et ils dis­po­sent dans l’application de la loi sur la natio­na­li­té. Sur la base de cet­te étu­de de ter­rain, nos ana­ly­ses mon­t­rent d’une part que les employé·e·s de l’administration mobi­li­sent une visi­on nor­ma­ti­ve de ce qu’est un «bon maria­ge» et que d’autre part elles et ils con­strui­sent une hié­rar­chie du méri­te à deve­nir suis­se, basée sur des idées liées au gen­re, à la clas­se socia­le ou à l’ethnicité des candidat·e·s.

Une vision normative de la relation conjugale

L’accès à la natu­ra­li­sa­ti­on faci­li­tée est basé sur le lien du maria­ge ent­re la ou le candidat·e et un ou une citoyen·ne suis­se. Une par­tie importan­te de l’évaluation effec­tuée par les employé·e·s con­sis­te donc à véri­fier la véra­ci­té et la légiti­mi­té du maria­ge. C’est dans ce con­tex­te que le gen­re ent­re en jeu com­me caté­go­rie de dif­fé­rence. Il ne suf­fit pas d’être marié·e léga­le­ment à un·e ressortissant·e suis­se pour se voir garan­tir l’octroi de la natio­na­li­té, mais le cou­p­le doit cor­re­spond­re à ce qui a été défi­ni dans la légis­la­ti­on par la noti­on de com­mu­n­au­té con­ju­ga­le. Cet­te noti­on cor­re­spond à une visi­on plus rest­rein­te et tra­di­ti­on­nel­le du maria­ge. Elle impli­que des atten­tes spé­ci­fi­ques quant à l’identité du cou­p­le et sa maniè­re de viv­re. Tout d’abord, il doit être hété­ro­se­xu­el, car en Suis­se les homosexuel·le·s ne peu­vent pas se mari­er et le par­ten­a­ri­at enre­gis­tré ne leur ouvre pas les por­tes de la pro­cé­du­re faci­li­tée. Ensui­te, d’autres atten­tes con­cer­nent la pré­sence d’enfants ou la per­spec­ti­ve d’en avoir, la dif­fé­rence d’âge, le fait d’avoir des hob­bies com­muns ou de viv­re une stric­te fidé­li­té sexuelle.

Par ail­leurs, les employé·e·s mobi­li­sent con­stam­ment l’idée que le maria­ge doit être basé sur l’amour, ce qui n’est pas un cri­tè­re légis­la­tif. Selon ces fonc­tionn­aires, en Suis­se le maria­ge dev­rait être un maria­ge d’amour. Ain­si, si elles ou ils ne sen­tent pas cet­te com­po­san­te dans les cou­ples qu’ils éva­lu­ent, le maria­ge est con­sidé­ré com­me suspect et don­ne lieu à des recher­ches sup­plé­men­taires pour véri­fier sa légitimité.

La nationalité encore et toujours patrilinéaire

En plus de cet­te défi­ni­ti­on nor­ma­ti­ve de ce que dev­rait être un maria­ge en Suis­se, not­re recher­che mont­re que les employé·e·s en char­ge d’évaluer les candidat·e·s à la natu­ra­li­sa­ti­on faci­li­tée les clas­sent sur une échel­le du méri­te selon dif­fé­ren­tes logi­ques liées au gen­re, à l’ethnicité ou à la clas­se socia­le des candidat·e·s.

A tit­re d’exemple, et de maniè­re sur­pren­an­te, les pra­ti­ques admi­nis­tra­ti­ves reflè­tent aujourd’hui encore une logi­que de natio­na­li­té patri­li­né­ai­re, mal­gré la stric­te éga­li­té des sexes dans la légis­la­ti­on. Selon cet­te logi­que, le citoy­en est pri­mor­dia­le­ment un hom­me, ce qui va direc­te­ment influ­en­cer la maniè­re dont la deman­de sera trai­tée, en fonc­tion du sexe du par­ten­aire suis­se. Ain­si, les hom­mes suis­ses sont encore vus com­me intrin­sè­que­ment plus légiti­mes à trans­mett­re leur natio­na­li­té, même dans des cas où leur maria­ge ne serait pas tout à fait con­for­me à l’idéal du maria­ge d’amour. A l’inverse, les femmes suis­ses sont moins légiti­mes à fai­re cet­te trans­mis­si­on et sont même sou­vent pré­sen­tées com­me de poten­ti­el­les vic­ti­mes de leurs maris étran­gers, en par­ti­cu­lier si ces der­niers sont extra-euro­péens, plus jeu­nes ou issus de l’asile. L’administration per­ço­it donc cer­tains maria­ges com­me a prio­ri plus suspects et com­me étant poten­ti­el­lement des maria­ges blancs. Cet­te sus­pi­ci­on don­ne ensui­te lieu à une enquê­te plus appro­fon­die, afin de s’assurer de la légiti­mi­té du cou­p­le et de son adé­qua­ti­on avec la noti­on de com­mu­n­au­té con­ju­ga­le.

Pratiques institutionnelles ancrées dans un idéal patriarcal de «suissitude»

L’analyse des pra­ti­ques de natu­ra­li­sa­ti­on faci­li­tée mont­re donc que les décisi­ons peu­vent être expli­quées non seu­le­ment par la légis­la­ti­on, mais qu’elles sont aus­si basées sur un idé­al de «suis­situ­de». Les insti­tu­ti­ons éta­ti­ques sont ici dans une posi­ti­on de pou­voir qui leur per­met de défi­nir les con­tours de l’appartenance à la com­mu­n­au­té natio­na­le et d’établir les nor­mes per­for­ma­ti­ves de ce qu’est «être suis­se». Elles défi­nis­sent ain­si com­ment doiv­ent viv­re les cou­ples afin de pou­voir béné­fi­cier de la natu­ra­li­sa­ti­on faci­li­tée, ou qui est plus légiti­me à trans­mett­re sa nationalité.

Ces pra­ti­ques insti­tu­ti­on­nel­les con­cer­nant la natu­ra­li­sa­ti­on sont cepen­dant ancrées dans un con­tex­te his­to­ri­que et socié­tal plus lar­ge. Alors que la ten­dance actu­el­le est de pré­sen­ter la Suis­se com­me plu­tôt exem­p­lai­re en matiè­re d’émancipation fémi­ni­ne – par­ti­cu­liè­re­ment en com­pa­rai­son avec cer­tai­nes «cul­tures» extra-euro­péen­nes –, les logi­ques pré­sen­tées ici soulign­ent com­bi­en les struc­tures éta­ti­ques par­ti­ci­pent à la repro­duc­tion et à la per­pé­tua­ti­on de dis­cours nor­ma­tifs appu­yant une visi­on con­ser­vat­ri­ce et patri­ar­ca­le de la société.


Cet arti­cle fait par­tie de la blog-série “Gen­der mat­ters! (Nicht-)Zugehörigkeit in der Schwei­zer Migra­ti­ons­ge­sell­schaft” et a été initia­le­ment publié par le nccr – on the move.


Pho­to: rawpixel.com

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