La monnaie, moyen de redistribution sociale?

Les auteurs de l’initiative «Mon­naie plei­ne» pré­ten­dent qu’elle assurerait la sta­bi­li­té finan­ciè­re de la Suis­se et une redis­tri­bu­ti­on des rich­es­ses par l’Etat. Sans leur don­ner ni tort ni rai­son, quel est donc leur raisonnement ?

Le 10 juin 2018, le peu­p­le suis­se s’exprimera sur l’initiative popu­lai­re « Mon­naie plei­ne ». Cel­le-ci pro­po­se d’augmenter le pou­voir de la Ban­que natio­na­le sur la cir­cu­la­ti­on de la mon­naie et de rest­reind­re celui des ban­ques com­mer­cia­les. Les initi­ants con­sidè­rent que cela favo­ri­se­rait la sta­bi­li­té éco­no­mi­que ; ils sou­hai­tent éga­le­ment que la Ban­que natio­na­le all­oue de nou­vel­les res­sour­ces aux bud­gets des can­tons et de la Con­fé­dé­ra­ti­on, et éven­tu­el­lement aux citoy­ens de maniè­re ponc­tu­el­le [1].

L’objectif de cet arti­cle est de con­tri­buer à éclai­rer cer­tains des enjeux du lar­ge débat que cet­te initia­ti­ve reflè­te. A cet­te fin, nous nous con­cen­trons sur deux ques­ti­ons qui lui sont trans­ver­sa­les : cel­le de la sta­bi­li­té finan­ciè­re de l’économie, et cel­le de la Ban­que natio­na­le dans la dis­tri­bu­ti­on de mon­naie, notam­ment auprès des pou­voirs publics.

Ce que souhaitent les initiants

Le comi­té de l’initiative sou­hai­te redé­fi­nir les rôles que jou­ent les ban­ques com­mer­cia­les et la Ban­que natio­na­le dans l’émission de la mon­naie. Leur objec­tif est de per­mett­re à cel­le-ci d’exercer un contrôle total sur la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­ti­on de la mon­naie. Il con­sidè­re que ce chan­ge­ment va rédu­i­re la vul­né­ra­bi­li­té de l’économie suis­se face à des cri­ses finan­ciè­res. Ils pen­sent éga­le­ment que la Ban­que natio­na­le sera en mes­u­re d’allouer davan­ta­ge de res­sour­ces aux pou­voirs publics.

Actu­el­lement, en Suis­se, la Ban­que natio­na­le a la responsa­bi­li­té d’imprimer puis de mett­re en cir­cu­la­ti­on tous les bil­lets et les piè­ces. Quant aux ban­ques pri­vées, elles se divi­sent en deux caté­go­ries : d’un côté les ban­ques d’épargne, de l’autre les ban­ques com­mer­cia­les qui all­ou­ent des cré­dits. La Ban­que natio­na­le dis­tri­bue à ces der­niè­res de la mon­naie (cont­re intérêts) sous for­me de bil­lets et de piè­ces qui cou­vrent une part de ces cré­dits, dans le but de leur garan­tir une cer­tai­ne sécu­ri­té. Par cont­re, le res­te du cré­dit n’existe que sous for­me d’écritures qui figu­rent dans les comp­tes des ban­ques com­mer­cia­les. Cet­te mon­naie est géné­ra­le­ment appe­lée « scrip­tu­ra­le ». Dans le voca­bu­lai­re des initi­ants, elle recou­vre tou­tes les tran­sac­tions électroniques.

Les initi­ants con­sidè­rent qu’en all­ouant des cré­dits qui ne sont que par­ti­el­lement assu­rés par des piè­ces et des bil­lets, ces ban­ques com­mer­cia­les émet­tent en fait de la mon­naie élec­tro­ni­que. Cet­te mon­naie est donc basée sur le cré­dit et repré­sen­te aujourd’hui quel­que 90% de la mon­naie en cir­cu­la­ti­on; autre­ment dit, seuls 10% des tran­sac­tions moné­taires que nous opé­rons au quo­ti­di­en exis­tent sous for­me de bil­lets ou de piè­ces [2]. Les initi­ants jugent que cet­te situa­ti­on attri­bue aux ban­ques com­mer­cia­les (notam­ment les gran­des ban­ques com­me le Cré­dit Suis­se ou l’UBS) un trop lar­ge pou­voir de décisi­on quant à la quan­ti­té de mon­naie à injec­ter dans le mar­ché et aux objec­tifs de ces inves­tis­se­ments. Ils y voi­ent deux pro­blè­mes en par­ti­cu­lier : ils esti­ment que les ban­ques com­mer­cia­les émet­tent une importan­te part de cet­te mon­naie à des fins spé­cu­la­ti­ves, défa­vor­ables à la sta­bi­li­té de l’économie ; et ils con­sidè­rent que ce sont les actionn­aires de ces ban­ques qui perçoivent les béné­fices de l’émission de la mon­naie alors qu’ils pour­rai­ent ali­men­ter les comp­tes publics. Il s’agit donc pour eux de trai­ter en même temps de la ques­ti­on de la sta­bi­li­té éco­no­mi­que et de cel­le de la capa­ci­té de la Ban­que natio­na­le d’alimenter les comp­tes publics.

La question de la stabilité économique

Selon le comi­té d’initiative, le sys­tème actu­el peut amener à des cri­ses éco­no­mi­ques majeu­res. Aus­si, leur pre­miè­re préoc­cup­a­ti­on est d’éviter ces cri­ses et leurs con­sé­quen­ces socia­les. Cet­te idée avait déjà fait l’objet d’une réfle­xi­on dans les années 1930 alors que la cri­se de 1929 avait pré­ci­pi­té une par­tie de la popu­la­ti­on dans la pau­vre­té [3]. À cet­te épo­que, cer­tains éco­no­mis­tes appel­ai­ent l’Etat à davan­ta­ge de pré­sence sur le mar­ché pour garan­tir plus de sta­bi­li­té et pour une redis­tri­bu­ti­on plus jus­te [4]. Aus­si, aujourd’hui, en par­ti­cu­lier depuis la cri­se de 2008, des éco­no­mis­tes appel­lent à nou­veau à un tel ren­for­ce­ment du rôle de l’Etat dans la régu­la­ti­on éco­no­mi­que. Dans ce but, les initi­ants sou­hai­tent que seu­le la Ban­que natio­na­le soit en droit d’émettre la tota­li­té de la mon­naie scrip­tu­ra­le (ou « élec­tro­ni­que »). Les ban­ques com­mer­cia­les, quant à elles, ne pour­rai­ent all­ou­er de cré­dit que lorsqu’elles dis­po­sent de la tota­li­té du mon­tant sous for­me de bil­lets ou de piè­ces mais aus­si de mon­naie scrip­tu­ra­le alors garan­tie par la Ban­que natio­na­le. Selon les initi­ants, ce sys­tème favo­ri­se­rait une éco­no­mie diri­gée non pas vers la finan­ce et la spé­cu­la­ti­on, mais vers l’économie réel­le et le déve­lo­p­pe­ment de l’emploi.

La question de l’alimentation des comptes publics

Les initi­ants par­tent du princi­pe que lors­que n’importe quel­le ban­que émet de la mon­naie aujourd’hui, cela lui rap­por­te un reve­nu. C’est le cas pour la Ban­que natio­na­le lorsqu’elle émet les bil­lets et les piè­ces ; c’est éga­le­ment le cas des ban­ques com­mer­cia­les lorsqu’elles émet­tent de la mon­naie scrip­tu­ra­le. Selon eux, si la Ban­que natio­na­le émet­t­ait l’ensemble de la mon­naie scrip­tu­ra­le, en plus des bil­lets et des piè­ces, elle récup­è­re­rait ain­si le reve­nu de cet­te émis­si­on moné­taire supplémentaire.

Aujourd’hui, la Ban­que natio­na­le ver­se une part de son béné­fice net aux can­tons et à la Con­fé­dé­ra­ti­on [5]. Les initi­ants con­sidè­rent donc qu’en pro­cé­dant à l’émission de la mon­naie élec­tro­ni­que, elle aug­m­en­te­rait son reve­nu et serait en mes­u­re d’allouer davan­ta­ge de res­sour­ces aux bud­gets de la Con­fé­dé­ra­ti­on et des can­tons. Ceci per­met­trait de bais­ser les impôts, de rem­bour­ser la det­te ou d’investir dans les infra­st­ruc­tures et les dis­po­si­tifs publics. Par ail­leurs, les citoyen.ne.s pour­rai­ent éga­le­ment tou­cher une part de cet­te dis­tri­bu­ti­on que les initi­ants esti­ment à envi­ron 600 à 800 francs par per­son­ne par année [6]. C’est leur qua­li­té de citoyen.ne.s de la Con­fé­dé­ra­ti­on qui leur don­ne­rait la pos­si­bi­li­té de béné­fi­cier de ce divi­den­de, mais de « façon irré­gu­liè­re et pour un mon­tant fluc­tu­ant » [7].

En réa­li­té, cet­te dis­tri­bu­ti­on ent­re la Con­fé­dé­ra­ti­on, les can­tons et les citoy­ens dev­rait fai­re l’objet d’une décisi­on poli­tique dans le cad­re d’une révi­si­on de la loi sur la Ban­que natio­na­le. En d’autres ter­mes, si « Mon­naie plei­ne » devait être adop­tée, les respons­ables poli­ti­ques gar­de­rai­ent donc le pou­voir de déter­mi­ner com­ment ces nou­vel­les res­sour­ces serai­ent répar­ties et utilisées.

Un vote pour susciter le débat

Les éco­no­mis­tes con­strui­sent des modè­les thé­o­ri­ques grâce aux­quels ils sou­hai­tent trou­ver des solu­ti­ons pour une orga­ni­sa­ti­on socia­le qu’ils esti­ment « jus­te ». Or, ces modè­les repo­sent sur cer­tai­nes repré­sen­ta­ti­ons du mon­de et des val­eurs impli­ci­tes [8]. Aus­si, dans cet arti­cle, nous avons sou­hai­té rend­re comp­te au mieux des princi­paux points de vue des initi­ants de Mon­naie plei­ne, en par­ti­cu­lier quant aux ques­ti­ons de la sta­bi­li­té éco­no­mi­que et du rôle de de la Ban­que natio­na­le dans l’alimentation des bud­gets publics.

Si l’initiative était adop­tée, cer­tai­nes ques­ti­ons res­ter­ai­ent cepen­dant ouver­tes. Par exemp­le, quel serait le rôle des ban­ques ? Com­ment la Ban­que natio­na­le effec­tu­er­ait-elle sa poli­tique moné­taire afin de garan­tir l’alimentation en suf­fi­sance des bud­gets publics ? Quels serai­ent les cri­tè­res de citoy­enne­té per­met­tant de rece­voir un reve­nu annu­el de la Ban­que natio­na­le (qu’en est-il des per­son­nes en pos­ses­si­on d’un per­mis de séjour par exemp­le) ? Com­ment l’argent nou­vel­lement trans­fé­ré aux can­tons et à la Con­fé­dé­ra­ti­on serait-il uti­li­sé et qui en béné­fi­cie­r­ait ? Etc.

Aus­si, si cer­tains sci­en­ti­fi­ques sont favor­ables à des modè­les éco­no­mi­ques sem­bla­bles à « Mon­naie plei­ne » [9], d’autre émet­tent néan­moins de for­tes cri­ti­ques à son sujet [10]. Ils relè­vent notam­ment les con­sé­quen­ces d’une tel­le poli­tique pour la place de la Suis­se dans l’économie mon­dia­le alors qu’aucun aut­re pays n’a pour le moment mis en place un tel sys­tème. Les cri­ti­ques por­tent éga­le­ment sur la capa­ci­té de la Ban­que natio­na­le d’évaluer seu­le la mas­se moné­taire néces­saire pour une éco­no­mie de mar­ché dyna­mi­que. Cer­tains dou­tent encore qu’un tel modè­le per­met­te à la Ban­que natio­na­le d’atteindre les pro­fits envi­sa­gés par les initi­ants. Les con­sé­quen­ces de ce pro­jet sur la sta­bi­li­té de l’économie sus­ci­tent aus­si des inquiétu­des. Cet­te visi­on cri­tique est par­ta­gée par une lar­ge par­tie des acteurs de l’économie et de la finan­ce en Suis­se ain­si que des respons­ables poli­ti­ques [11].

Indé­pen­dam­ment de la ques­ti­on de la per­ti­nence du modè­le éco­no­mi­que que les initi­ants pro­po­sent de mett­re en place, il nous sem­ble que l’initiative « Mon­naie plei­ne » pré­sen­te une qua­li­té : cel­le de mett­re en débat une thé­ma­tique géné­ra­le­ment réser­vée aux experts. L’initiative inter­ro­ge le pou­voir de l’Etat, de la Ban­que natio­na­le et du sec­teur des ban­ques com­mer­cia­les sur cet­te cir­cu­la­ti­on. Elle pose éga­le­ment la ques­ti­on de la dis­tri­bu­ti­on de la mon­naie dans le con­tex­te actuel.

À ce tit­re, le suc­cès de l’initiative ne dépend pas tant de son résul­tat que de sa capa­ci­té à sus­ci­ter l’intérêt des citoyen.ne.s pour la poli­tique éco­no­mi­que au sens lar­ge et ses con­sé­quen­ces sur la ques­ti­on sociale.

Réfé­rence: Mari­on Repet­ti, David Bie­ri, Simo­ne Fran­zi et Luis Cama­cho, «La mon­naie, moy­en de redis­tri­bu­ti­on socia­le ?», REISO, Revue d’in­for­ma­ti­on socia­le, mis en ligne le 26 avril 2018. 

 


[1] Mon­naie plei­ne. (Non daté). Com­men­taires du tex­te de l’initiative.

 

[2] Ban­que natio­na­le suis­se, (2018), Don­nées éco­no­mi­ques, Agré­gats moné­taires.

 

[3] Hanin Fré­dé­ric, 2006, Les dimen­si­ons de la socio­lo­gie éco­no­mi­que de la finan­ce : Per­spec­ti­ve cri­tique, trans­for­ma­ti­ons insti­tu­ti­on­nel­les et fac­teurs collec­tifs, Revue Inter­ven­ti­ons éco­no­mi­ques, 33, Ques­ti­ons et répon­ses sur l’initiative; Klapp­holz, Kurt, 1964, Value Judgments and Eco­no­mics, The Bri­tish Jour­nal for the Phi­lo­so­phy of Sci­ence, 15(28), pp. 97–114.

 

[4] Par exemp­le Keynes John. 2009. Sur la mon­naie et l’économie, Paris : Peti­te Biblio­t­hè­que Pay­ot. Voir éga­le­ment le Chi­ca­go Plan aux Etats-Unis pro­po­sé par Dou­glas, Paul, et al. (1939). A Pro­gram for Mone­ta­ry Reform, Uni­ver­stiy of Chicago.

 

[5] Arti­cle 31 de la Loi fédé­ra­le sur la Ban­que natio­na­le suis­se du 3 octob­re 2003.

 

[6] Ce chif­fre varie selon les cal­culs des initi­ants. Voir Mon­naie plei­ne (non daté). Com­men­taires du tex­te de l’initiative; Mon­naie plei­ne (non daté). Ques­ti­ons et répon­ses sur l’initiative.

 

[7] Mon­naie plei­ne (non daté). Ques­ti­ons et répon­ses sur l’initiative.

 

[8] Car­te­lier, Jean, 2002, Mon­naie ou don: réfle­xi­on sur le mythe éco­no­mi­que de la mon­naie, Jour­nal des anthro­po­lo­gues, 90–91.

 

[9] Par exemp­le Dys­on, Hidg­son Gra­ham et van Ler­ven Frank, 2016, A respon­se to cri­ti­ques of ‘full reser­ve ban­king’, Cam­bridge Jour­nal of Economics.

 

[10] Par exemp­le Bac­chet­ta Phil­lip­pe, 2018, The sov­er­eign money initia­ti­ve in Switz­er­land: an eco­no­mic assess­ment, Swiss Jour­nal of Eco­no­mics and Sta­tis­tics, 154(3).

 

[11] Voir le site Mon­naie plei­ne – Non ain­si que le Mes­sa­ge du Con­seil fédé­ral du 16 novembre 2016 rela­tif à l’initiative, Feuil­le fédé­ra­le, (48), pp. 8225–8248.

 

Image: Pixabay.
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