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Moutier, Quo Vadis?

Sean Mueller
18th February 2016

Nous sommes en 2016. Toute la Suisse est occupée par les Fédéralistes. Toute? Non! Un village peuplé d'irréductibles Jurassiens résiste encore et toujours aux structures octroyées lors du Congrès de Vienne 200 ans auparavant. Et la vie n'est pas facile pour les garnisons de politologues défendant des approches différentes pour expliquer cette situation...

Parler de la Suisse politique aux collègues internationaux suscite souvent des bâillements. Certes, il y a l’UDC, qui a bouleversé le système des partis ces deux dernières décennies. Mais pas aussi profondément que Syriza en Grèce ou le M5S en Italie. Certes, les accords bilatéraux avec l’Union Européenne semblent présenter une configuration assez unique... Mais d’autres pays comme la Norvège ou l’Islande se trouvent dans des situations similaires, et d’autres encore comme le Royaume-Uni y aspirent.

Contexte suisse...

Enfin et surtout, la Suisse est un pays fédéral, avec quatre langues territorialisées et deux religions historiques, constitué de 26 cantons et 2'300 communes autonomes. Or, même si d’autres fédérations la dépassent en termes de diversité culturelle (p.ex. l’Inde et la Russie) ou de nombre d’unités régionales et locales (p.ex. les Etats-Unis et le Brésil), c’est la combinaison de ces trois facteurs qui rend le cas de Moutier tellement spécial.

Moutier? Oui, Moutier, ce village avec une histoire pas encore terminée; situé au carrefour des forces interculturelles et cible des attractions confédérales; où des accords bilatéraux (entre les cantons du Jura et de Berne) ont bel et bien été signés; et dont le destin possède même un lien étroit avec des rapports de force entre les différents partis politiques. Moutier donc.

…enjeux jurassiens…

Mais partons du début, même si l’histoire du Jura (bernois) est déjà assez bien connue. Ancienne partie de la principauté épiscopale de Bâle, sept districts furent attribués au canton de Berne en 1815. Trois devinrent le canton de Jura, en 1978/9 (Delémont, Franches-Montagnes et Porrentruy). Un autre (le district de Laufon), devenu exclave, rejoignit le canton de Bâle-Campagne (BL), entre 1989 et 1993. Trois districts enfin décidèrent de rester dans le canton de Berne, formant ainsi le nouveau Jura bernois: La Neuveville, Courtelary et le district de Moutier. Le tableau 1 montre pour chacun de ces territoires la composition culturelle majoritaire.

Tableau 1 :

Jura

Cette situation est le résultat de non moins de trois séries de votations. Le premier vote eut lieu le 14 juin 1974 dans tout l’ancien Jura bernois (les sept districts). Une majorité simple (52%) décida de quitter Berne. Un deuxième vote se tint en mars 1975 dans les trois districts du futur Jura bernois (ainsi que dans le Laufon), qui décidèrent tous de rester avec Berne.

Enfin, le troisième vote de septembre 1975 ne concerna que quelques communes situées le long de la nouvelle frontière cantonale. Cela y engendra de légères modifications (graphique 1) sans pourtant remettre en question ni la naissance du dernier et plus jeune canton suisse, la République et Canton du Jura (JU), ni la situation de Moutier, où 54% refusèrent de rejoindre ce nouveau canton.

Graphique 1: 

Jura

…et le futur de Moutier

Mais comme après chaque votation, il y a toujours des déçus et mécontents. Ce fut d’autant plus le cas après 1975, car l’ancien Jura bernois resta divisé (voir «irlandisé»), alors même qu’au premier scrutin une majorité vota pour la création du nouveau canton.

Après de nombreuses années d’agitations et de discussions, un nouveau scrutin fut annoncé pour novembre 2013. Organisé en même temps dans le canton du Jura et dans le Jura bernois, des discussions constitutionnelles portant sur la création d’un nouveau canton devaient être lancées au cas où les électorats des deux territoires l’approuveraient séparément. Or, ce ne fut pas le cas. La nette majorité de Oui au Jura fut contrée par une claire majorité de Non dans le Jura bernois.

Seule exception: Moutier, où pour la première fois dans son histoire, une majorité (55%) a voté pour la création d’un nouveau canton. Le 18 juin 2017, Moutier votera donc encore, cette fois-ci sur son départ définitif de Berne. Mais pourquoi? Le résultat de 2013 a été l’objet d’une étude qui vient d’être publiée.

Héritage culturel et préférences politiques

Dans cet article, nous avons développé une approche théorique qui regarde les êtres humains comme des acteurs rationnels, mais avec une forte base culturelle. Cette dernière influence les réflexions individuelles à travers les valeurs, les attentes et donc aussi les préférences politiques transmises principalement par la famille, les amis, à l’école et au travail. Plus spécifiquement, au niveau de toutes les communes du Jura bernois, nous avons constaté que la composition culturelle explique très bien son comportement électoral : plus elle comprenait de Catholiques et de Francophones, plus une commune votait pour (le lancement de la procédure portant sur) la création d’un nouveau canton. Cette corrélation était d’autant plus forte lorsque la commune se trouvait proche de Delémont, capitale du canton de Jura.

En outre, nous avons supposé que la décision à prendre ce jour-là ne portait pas seulement sur la forme de l’Etat («Berne», «Jura», «Arc Jurassien», etc.), mais aussi sur son contenu – en bref, entre interventionnisme et égalitarisme (JU) et laissez-faire et individualisme (BE). Pour mesurer ces préférences politiques plus directement, nous avons utilisé les résultats de la votation du 13 février 2011 concernant l’initiative sur les armes ainsi que le résultat des partis socialistes (PS bernois et PS autonome du Jura-sud) aux dernières élections cantonales (mars 2014).

Résultat: les racines culturelles aident à mieux comprendre les préférences politiques, lesquelles à leur tour nous aident à interpréter le vote de novembre 2013. Le graphique 2 démontre les effets marginaux de ces trois variables, c’est-à-dire l’influence isolée d’un facteur au niveau des communes en assumant que toutes leurs autres caractéristiques soient égales.

Graphique 2: 

Jura

«Il pleuvra la liberté!»

Que deviendra donc ce village peuplé d'irréductibles Jurassiens? Quarante ans après le premier vote en faveur de la création du canton du Jura, le 14 juin 2014, le maire de Moutier, Maxime Zuber (PSA-JS), terminait un discours avec les paroles suivantes: «En 2017, il pleuvra à Moutier [...] Si vous le voulez, il pleuvra la Liberté!».

Ces mots d’un politicien couronné du succès (Zuber siège au Grand Conseil bernois depuis 2002 et est maire de Moutier depuis 1994, mais quittera la politique le 1er août 2016) révèlent l’importance de la question jurassienne qui pourra bientôt être réglée.

Question importante tout d’abord pour les cantons de Berne et du Jura, en termes de perte ou de gain; mais importante aussi pour la Suisse entière, qui pourra démontrer (en pensant à l’Écosse et la Catalogne, par exemple) une fois de plus comment résoudre un conflit culturel, politique et surtout territorial à travers la concordance, la patience, le fédéralisme et la démocratie directe. Car la liberté de tous n’est-elle pas plus que la simple somme des libertés de chacun?


Littérature:

Note de l'auteur: Je remercie André Fazi, Université de Corse, pour son soutien linguistique indispensable.

Foto: Wikimedia Commons