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Lorsque les citoyens sont directement influencés par le contenu des médias

Laurent Bernhard
25th November 2016

Les médias jouent aujourd’hui un rôle primordial dans les campagnes politiques. Cependant, la plupart des études empiriques portant sur le choix de vote des citoyens n’ont pas établi d’effets directs émanant de la couverture médiatique. L’analyse de trois votations fédérales démontre que les médias ont exercé une influence systématique pour la plus complexe et la moins familière d’entre elles -  la réforme de l’imposition des entreprises II.

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La démocratie directe pose des exigences élevées aux citoyens. En effet, les objets soumis au vote se caractérisent souvent par une complexité certaine. Pour le citoyen lambda, il s’avère donc difficile de comprendre les contenus politiques en question et, par conséquent, de se forger une opinion de manière approfondie.

De nombreuses études ont mis en avant l’importance des débats publics qui précèdent les votations. Les campagnes sont généralement d’une grande utilité dans la mesure où elles permettent aux citoyens de prendre connaissance des enjeux et d’arriver à une décision en adéquation avec leurs préférences respectives.

L’importance des médias

Les médias, en tant qu’instances intermédiaires entre les élites politiques et les citoyens jouent un rôle primordial dans le cadre de ces campagnes. En Suisse, les citoyens s’informent sur les votations principalement par les journaux et les médias électroniques traditionnels (TV et radio). Les médias ne sélectionnent pas seulement les acteurs politiques qui sont traités dans leur couverture, mais décident également de la façon dont ceux-ci y sont représentés. En outre, les acteurs médiatiques ne se privent pas de rendre publics leurs propres positions et points de vue.

Il n’est guère surprenant que de nombreuses études empiriques aient conclu que les citoyens sont influencés par leur consommation médiatique. Il a notamment été démontré que les médias permettent aux individus d’acquérir et d’améliorer leurs connaissances portant sur le contenu des votations. Il en est de même pour les mots d’ordre des différents partis politiques. Par ailleurs, il est avéré que les médias affectent les critères de décision des citoyens. Ainsi, les arguments mis en avant dans leurs comptes-rendus ont une grande chance d’entrer en ligne de compte dans le processus de formation de l’opinion.

A ma connaissance, aucune étude n’a cependant mis en lumière l’effet direct du contenu médiatique sur la décision de vote dans le domaine de la démocratie directe jusqu’ici. Quant aux recherches électorales, dont la plupart ont été menées aux Etats-Unis, elles n’ont généralement pas fait état d’une telle influence. Au vu de l’importance des médias de nos jours, cette absence d’effets directs a de quoi surprendre. Le politologue américain Larry M. Bartels a même désigné ce type de résultats comme étant l’un des plus grands embarras des sciences sociales modernes.

Les chercheurs spécialisés ont mis en avant de nombreuses explications d’ordre substantiel ou méthodologique. Celles-ci sont notamment liées aux fortes prédispositions politiques des citoyens, au fait que les effets des messages opposés ont pour tendance de se neutraliser, à la difficulté de tenir compte de la consommation médiatique des individus et au nombre insuffisant de personnes interrogées dans les enquêtes d’opinion utilisées.

Le cas de la réforme de l’imposition des entreprises II

Face à ces difficultés, il est à supposer que l’impact médiatique a le plus de chance de se manifester lors de votations se caractérisant par des contenus particulièrement complexes et très éloignés des préoccupations quotidiennes des citoyens. Dans une telle situation de prise de décision, ces derniers sont susceptibles de s’appuyer sur des opinions externes, parmi lesquelles figure la couverture médiatique.

Il est évident que la réforme de l’imposition des entreprises II (RIE 2) constitue un cas aussi bien complexe que peu familier. La réforme contenait une série de mesures techniques qui sont d’habitude l’affaire des spécialistes du droit fiscal et des responsables des entreprises concernées. La disposition phare portait sur une diminution de l’imposition des dividendes pour certaines participations qualifiées. Pour illustrer le contenu peu abordable de la RIE 2, le texte prévoyait entre autres une imputation de l’impôt sur le bénéfice à l’impôt sur le capital au niveau cantonal, l’introduction du principe de l’apport en capital, l’élargissement de la notion de « remploi » et la liquidation partielle indirecte.

La gauche avait lancé le référendum contre cette loi en 2007. Le 24 février 2008, la RIE 2 passait la rampe de justesse en obtenant le soutien de 50,5 pourcent des votants.

L’analyse empirique

L’enquête conduite à l’Université de Zurich dans le cadre d’un projet de NCCR Democracy porte sur trois votations. En plus de la RIE 2, deux cas bien moins difficiles à appréhender ont été sélectionnés. Il s’agit d’objets liés au domaine de l’immigration – la révision de la loi sur l’asile de 2006 et l’initiative populaire « contre la naturalisation de masse » de 2008.

L’étude repose sur trois enquêtes de panel (une pour chaque votation), dans lesquelles environ 1000 citoyens de Suisse alémanique et de Suisse romande ont été interrogés à deux reprises, à savoir au début des trois campagnes sélectionnées et immédiatement après les différents scrutins. L’astuce méthodologique consistait à intégrer les informations des analyses des contenus des principaux journaux et émissions télévisées politiques dans la banque de données des panels par le biais de questions se rapportant à la consommation médiatique des personnes sondées.

En tenant compte d’autres déterminants potentiels, il ressort de l’analyse que la couverture médiatique a exercé une influence significative sur la direction des changements d’opinion des citoyens quant à la réforme de l’imposition des entreprises II. Plus une personne a été exposée à des affirmations favorables (ou hostiles) à la RIE 2, plus elle a été encline à se tourner vers un oui (ou un non) à partir d’une position initialement indécise ou contraire au cours de cette campagne. L’orientation de la couverture médiatique a donc pesé sur le choix de vote des citoyens. A l’inverse, de tels effets n’ont pas pu être constatés pour ce qui est des deux autres votations.

Cette analyse amène à la conclusion que les citoyens sont systématiquement influençables lorsqu’ils doivent faire face à des objets d’un contenu extraordinairement complexe et peu familier. En revanche, ils semblent résister à l’emprise des médias lorsqu’il s’agit de votations plus abordables pour eux.


Référence:

  • Bartels, Larry M. (1993). Messages received: the political impact of media exposure. American Political Science Review, 87(2), 267-285.

Photo de couverture: Wally Gobetz (CC-BY-NC-ND)