Quand la corruption n’enrichit personne: Repenser la responsabilité de fonction comme une question d’accountability
Emanuela Ceva
23rd May 2025

Peut-on parler de corruption quand nul n’empoche d’argent ? L’affaire Lauber-Infantino secoue encore les esprits, non pour des valises de billets, mais pour ce qu’il révèle : un pouvoir exercé hors de tout devoir d’accountability. Repenser la corruption comme déficit de responsabilité de fonction plutôt que simple quête d’enrichissement ouvre une perspective nouvelle – au cœur des activité de recherche et formation du nouveau Research Center for Corruption Studies à l’Université de Genève.
Un scandale sans “gagnant” financier
En 2016 et 2017, le procureur général de la Confédération Michael Lauber a tenu plusieurs rencontres secrètes avec Gianni Infantino, le président de la FIFA, alors même que le Ministère public enquêtait sur des affaires de corruption au sein de la Fédération internationale de football. Aucune enveloppe de cash n’a été échangée lors de ces réunions informelles – en apparence, personne n’y a obtenu de gain financier personnel. Pourtant, ces rencontres ont mis en doute la fiabilité des institutions suisses. Lauber a été accusé d’avoir violé plusieurs devoirs liés à sa fonction par l’Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération. En 2020, face à la pression publique, il a démissionné, ayant « sérieusement violé ses devoirs officiels » et porté atteinte à la réputation de son office. De son côté, Infantino a fait l’objet d’une enquête pénale pour instigation à abus d’autorité, avant d’être blanchi fin 2023. Aucun pot-de-vin classique ni enrichissement illicite n’aura donc été établi. Mais la question demeure : y a-t-il eu corruption ?
Abus de pouvoir public à des fins privées : les limites de la définition classique de corruption
L’affaire Lauber-Infantino met en lumière les angles morts de la conception classique de la corruption comme « abus de pouvoir public à des fins privées ». Cette définition, popularisée par des organismes internationaux, vise avant tout les cas où un fonctionnaire profite de sa position pour obtenir un avantage financier indu. Elle couvre par exemple le fonctionnaire qui attribue un marché public en échange d’un pot-de-vin, ou l’élu qui embauche un proche incompétent contre des faveurs. Ces situations sont bien réelles. La Suisse elle-même n’en est pas exempte : Transparency International souligne la persistance d’un « népotisme généralisé » dans le secteur public helvétique. Par ailleurs, de récents scandales incluent les avantages indus accordés au Conseiller d’État genevois Pierre Maudet en 2015.
Cependant, réduire la corruption au seul profit personnel illicite ne suffit pas à en saisir la portée éthique. Dans l’affaire Lauber, aucun enrichissement personnel n’a été démontré, et pourtant quelque chose d’essentiel a été corrompu : la responsabilité de fonction de procureur général. De même, le népotisme ou les conflits d’intérêts ne se traduisent pas toujours en gain monétaire. La définition traditionnelle échoue à qualifier ces dérives autrement qu’en les considérant comme de simples « failles ». Or, du point de vue de l’ordre public démocratique, leur gravité tient au fait qu’elles trahissent l’engagement des institutions publiques en matière d’accountability et les relations de confiance tant au sein des institutions qu’à leur égard.
La corruption comme “accountability deficit”
Pour mieux cerner le noyau éthique de la corruption, il est nécessaire d’en repenser la conception générale. Une telle réorientation implique d’intégrer la conception traditionnelle de la corruption comme abus de pouvoir individuel à des fins personnelles à une conception capable de saisir également les éléments structurels de la corruption en tant qu’« ennemi interne des institutions ». Nous pouvons alors voir que la corruption apparaît au sein des institutions lorsqu’il y a rupture des relations d’accountability entre les fonctionnaires, ce qui mine leur responsabilité de fonction. En d’autres termes, un acte corruptif se produit lorsque le ou la titulaire d’une fonction use du pouvoir qui lui est confié d’une manière injustifiable par rapport au mandat de cette fonction. Il y a corruption parce qu’il y a manquement à l’obligation de « rendre des comptes » qui caractérise l’exercice légitime d’une charge – que ce manquement serve ou non l’enrichissement personnel de ses auteur·es.
Cette approche offre un cadre analytique plus large. Elle englobe les phénomènes de corruption sans corrupteur typique, comme la collusion informelle entre un magistrat et une partie prenante (le cas Lauber), ou le favoritisme sans pots-de-vin et même si aucun délit pénal n’est avéré. Le cœur du problème n’est plus qui s’en met plein les poches, mais qui trahit la confiance et les obligations attachées à sa charge. Ce déficit mine l’action institutionnelle, car il sape les fondements de l’interdépendance entre les fonctionnaires et, ainsi faisant, le maillage relationnel même de l’action institutionnelle. Cette conception rejoint les efforts récents de la recherche pour penser la corruption institutionnelle (Thompson 2018) plutôt que de la réduire à quelques « pommes pourries » individuelles.
Vers une éthique publique de l’accountability
Ce changement de regard s’accompagne d’une réorientation des efforts anti-corruption. Si l’on admet que la corruption est avant tout un déficit d’accountability, il devient crucial de renforcer les mécanismes qui garantissent la responsabilité des fonctionnaires envers leur mandat. C’est tout l’enjeu du nouveau Research Center for Corruption Studies (RCCS) inauguré à la Faculté de Sciences de la Société de l’Université de Genève. Ce centre de recherche adopte une approche transdisciplinaire, pour faire avancer l’étude de la corruption et de l’éthique de l’anticorruption à partir de perspectives normatives informées par les politiques publiques. Concrètement, ses travaux s’appuient sur l’éthique de la responsabilité de fonction afin d’éclairer des cas aux frontières du concept de corruption. Par exemple, le RCCS étudie la corruption aux marges de la démocratie – dans des régimes hybrides où le pouvoir n’est pas pleinement soumis au contrôle démocratique – ainsi qu’aux marges du secteur public – dans les ONG ou les entreprises, où les détenteurs d’autorité doivent répondre de leurs actes devant une multitude d’acteurs (y compris diverses parties prenantes) qui dépassent généralement les formes habituelles de responsabilité publique. Ce faisant, il teste la robustesse de l’idée d’une responsabilité de fonction fondée sur l’accountability à travers un large spectre d’institutions et de contextes. L’ambition est de faire dialoguer la théorie normative avec la réalité du terrain, afin de mieux outiller tant les chercheurs et les chercheuses que les praticiens et les praticiennes de l’anticorruption.
Intégrer l’accountability dans la formation et la pratique
Reconnaître la corruption comme un problème de responsabilité de fonction et non seulement de vénalité a des implications concrètes. Pour les études sur la corruption, cela invite à dépasser les seuls indicateurs économiques ou juridiques (nombre de condamnations, montants détournés) et à prêter attention aux dysfonctionnements institutionnels plus diffus d’un point de vue éthique. Pour la formation en éthique publique, cette approche recentre le discours sur les devoirs attachés à toute fonction d’autorité. Plutôt que de simplement exhorter les fonctionnaires à ne pas « mettre la main dans le sac », il s’agit de les sensibiliser aux exigences de leur charge : transparence, justification de leurs décisions, prévention des conflits d’intérêts, etc.
Des modules de formation continue pour les agents publics seront rattachés au RCCS et seront inspirés par l’éthique de la responsabilité de fonction. C’est en hissant cette culture institutionnelle au premier plan – dans la recherche académique comme dans la pratique administrative – que l’on pourra mieux débusquer l’« ennemi intérieur » de nos démocraties et renforcer la fiabilité de l’action publique.
Références
Emanuela Ceva and Maria Paola Ferretti, Political Corruption. The Internal Enemy of Public Institutions, New York and Oxford : Oxford University Press 2021.
Dennis Thompson, « Theories of Institutional Corruption », Annual Review of Political Science 21 (1) : 495-513.
Note: cette contribution a été éditée par Robin Stähli, DeFacto.
Image: Pexels.com