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Législatives 2024 : la France dans le flou (suite)

Emiliano Grossman
17th July 2024

Le deuxième tour des législatives françaises du 7 juillet 2024 n’a pas donné le résultat prédit par la plupart des projections : donné gagnant, le Rassemblement national (RN) a fini 3e en nombre de sièges. Ceci démontre l’existence et l’importance d’un « front républicain » en France, bien que la formation d’un gouvernement est très incertaine. Emiliano Grossman affirme que l’enjeu est autant politique que culturel et que l’issue de la crise exige une remise en cause en profondeur du fonctionnement de la compétition politique en France.

Un front républicain bien vivant

Le « front républicain », l’alliance de tous les partis « républicains » contre le Front, puis le Rassemblement National (RN), a pesé de tout son poids le 7 juillet dernier, réduisant le nombre de sièges du RN à 143, une centaine de moins que la fourchette basse des prédictions du lendemain du premier tour. Au-delà de la déception dans le camp de Marine Le Pen, ce résultat montre qu’une grande partie des électeurs et électrices, indépendamment des tentatives de « dédiabolisation » ou de « normalisation », considèrent le RN toujours comme un parti à part.

Dès le soir du premier tour, plusieurs leaders du Nouveau Front Populaire (NFP) appelaient au désistement systématique des candidat·es arrivés 3e dans les circonscriptions où un candidat d’extrême-droite avait la possibilité de l’emporter. Au total, 129 candidat·es de l’union de gauche en position de se qualifier pour le second tour se sont retiré·es presque systématiquement, sur un total de 306 « triangulaires » et 5 « quadrangulaires ». Du côté du camp présidentiel, celles et ceux-ci se sont avéré·es plus hésitants : 81 désistements pour 14 maintiens. D’autres, comme les députés Les Républicains (LR) ont refusé de donner de consigne de vote.

Par conséquent, les reports de voix massifs ont changé l’ordre d’arrivée avec le NFP en tête, suivi du camp présidentiel et le RN seulement en troisième position. Il reste que l’élection a produit le parlement le plus divisé de l’histoire de la 5e République, avec trois pôles très opposés les uns aux autres et, donc, sans perspective de majorité claire.

Figure 1. Assemblée nationale 2024 par parti
Figure : Alix d’Agostino, De Facto · Données: Ministère de l’Intérieur français
Une crise autant “culturelle” que politique

Les discussions et débats depuis la confirmation des résultats témoignent surtout de la difficulté « culturelle » des élu·es français·es de faire face à l’absence de majorité claire et d’en apprécier les conséquences. Des responsables de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon en tête, répètent à souhait que le Nouveau Front Populaire a gagné les élections et que la mise en œuvre du programme est une obligation électorale. Après avoir précipité le pays dans la crise avec le recours à la dissolution, Emmanuel Macron, dans une « lettre aux Français » publiée le 10 juillet, s’érige désormais en gardien de la constitution, s’arrogeant le droit de désigner le vainqueur ou, en l’occurrence, d’affirmer qu’il n’y en a pas.

L’interprétation des résultats d’une élection est bien sûr régulièrement sujette à une bataille médiatique ou d’experts après celle-ci (voir notamment le travail de Gattermann et al., 2021), mais dans le contexte de systèmes électoraux majoritaires, ce débat est le plus souvent tranché de manière claire et définitive.

Le camp présidentiel avait pourtant déjà échoué en 2022 à obtenir une majorité législative. Cependant, il bénéficiait de l’absence d’une majorité claire contre lui, avec un groupe LR qui soutenait le gouvernement en cas de motion de censure. En outre, la constitution française donne des outils puissants à l’exécutif pour contraindre sa majorité, notamment quand celle-ci est fragile. L’article 49.3 permet d’engager la responsabilité du gouvernement sur une loi : sans motion de censure adoptée dans les 48 heures, la loi est alors réputée adoptée. Le gouvernement d’Elisabeth Borne a ainsi eu recours 23 fois à ce dispositif en 20 mois.

Mais ce n’est pas une option en l’état actuel des choses. Aucun des trois pôles n’ayant de majorité pour appliquer « son programme », l’idée de trouver des compromis avec des formations en-dehors de l’alliance électorale est vécue par beaucoup comme une trahison de l’électorat. A gauche, notamment, s’y ajoute un esprit de revanche après sept ans de présidence d’Emmanuel Macron, marquée par la remise en cause de nombreux acquis sociaux.

L’ancrage de la France dans la culture majoritaire explique les degrés divers d’incompréhension du sommet de l’Etat aux électeurs. Les perspectives d’un retour « à la normale » étant faibles, il est impératif de changer de logiciel. C’est aux élites politiques de montrer l’exemple et de défendre une vision plus consensuelle de la politique. A terme, cette évolution pourrait même avoir des effets apaisants sur la vie politique française, permettant d’engager des débats plus sereins sur des questions qui en auraient bien besoin comme la transition climatique, la justice sociale ou bien l’avenir de l’éducation ou de la santé. Ce travail d’apprentissage est en cours, mais il faudra sans doute compter sur les jeunes générations d’hommes et de femmes politiques.

Figure 2. Assemblée nationale 2024 par alliance
Figure : Alix d’Agostino, DeFacto · Données : Ministère de l’Intérieur français
Quels scénarios possibles ?

Reste la question que se pose tout observateur de la France ces jours-ci : quel gouvernement après ces élections législatives ? Les options semblent limitées.

Un gouvernement minoritaire avec un Premier ministre nommé par le Nouveau Front populaire n’est pas réaliste. Il tomberait rapidement avec les deux autres blocs clairement opposés, trop faible pour profiter des protections institutionnelles comme le « 49.3 ».

L’ancien Premier ministre Edouard Philippe a proposé un gouvernement avec l’appui du centre et de la droite. Ce gouvernement occuperait le centre de l’échiquier politique, mais il serait lui aussi trop faible en sièges, les deux bouts de cet échiquier étant trop puissants et unis dans leur opposition à Emmanuel Macron pour que ce scénario soit réaliste à moyen terme.

Dès lors, seule une remise en cause des trois blocs peut permettre l’émergence d’une majorité de gouvernement. Avant les élections, les Républicains semblaient fragilisés par l’alliance de leur président, Eric Ciotti, avec le RN, mais le parti a mieux résisté qu’espéré et cette alliance serait insuffisante en nombre de député·es.

A gauche, plusieurs figures de la France Insoumise ont annoncé ne pas vouloir siéger avec ce groupe, mais ce phénomène semble marginal à ce stade. Au centre, plusieurs cadres du camp présidentiel semblent se poser des questions sur l’avenir du mouvement macroniste. Symbole fort, l’ancienne Première ministre Elisabeth Borne aurait demandé à siéger avec le groupe MoDem, plutôt qu’avec Renaissance, le parti présidentiel. Gabriel Attal et Edouard Philippe, deux autres Premier ministres d’Emmanuel Macron, ont pris publiquement leurs distances avec le président. Pour compliquer davantage l’équation, nombre des députes Renaissance sont des anciens du Parti socialiste, membre de l’alliance de gauche. D’autres reconfigurations semblent dès lors possibles et même probables.

En tout état de cause, le front républicain – dans les stratégies partisanes et dans les urnes – semble exclure une alliance avec le RN. L’hypothèse la plus probable est celle d’un gouvernement allant du centre-droit à la gauche. Ses contours précis dépendront de la vitesse à laquelle les nouveaux dirigeants apprendront de la culture du compromis des responsables des différentes formations.


Image: Wikimedia Commons