Le mythe des pertes de voix au profit de la droite radicale
Tarik Abou-Chadi, Daniel Bischof, Thomas Kurer, Markus Wagner
9th July 2024
L’un des principaux mythes concernant la social-démocratie est que son déclin est directement lié à la montée de la droite radicale à travers l’Europe en raison de son positionnement politique sur des thématiques telles que l’immigration. En utilisant plusieurs bases de données et instruments de recherche, nous démontrons que les sociaux-démocrates d’Europe occidentale n’ont perdu qu’une petite partie de leurs électeurs-rices au profit de la droite radicale. Dans le même temps, seuls quelques partisans actuels de la droite radicale s’identifiaient auparavant à la social-démocratie et peu de personnes envisagent de voter à la fois pour un parti social-démocrate et pour un parti de droite radicale.
Le mythe
Les partis sociaux-démocrates d’Europe occidentale ont connu un fort déclin électoral au cours des deux dernières décennies. Dans le même temps, les partis de la droite radicale ont enregistré des gains significatifs lors des élections. À première vue, il semble évident d’établir un lien – quoique superficiellement plausible – entre ces deux faits, puisque la montée de la droite radicale a eu lieu en même temps que le déclin des sociaux-démocrates. Dans de nombreux pays, les partis de la droite radicale bénéficient d’un soutien important de la part des électeurs de la classe ouvrière.
Cette tendance, observée dans de nombreux contextes, a donné naissance à un mythe en deux parties que de nombreux universitaires, journalistes et autres observateurs de la politique ont propagé et intégré. D’une part, les électeurs-rices sociaux-démocrates de la classe ouvrière ont fait défection et ont transféré leur soutien aux partis de la droite radicale. D’autre part, les partis sociaux-démocrates pourraient reconquérir ces électeurs-rices en faisant appel à elles et eux plus directement, par exemple en adoptant des positions plus fermes sur l’immigration. En suivant ce raisonnement, ceci permettrait d’affaiblir la droite radicale en récupérant une partie de ses électeurs-rices et donc, en même temps, de renforcer la social-démocratie.
Preuve n° 1 – Pas de transfert direct de voix des sociaux-démocrates vers la droite radicale
Deux questions cruciales sont abordées dans cette section : (1) Au profit de quelles formations les partis sociaux-démocrates ont-ils perdu leurs électeurs-rices ? (2) Quel type d’électeurs-rice les partis sociaux-démocrates ont-ils perdu de manière disproportionnée, et au profit de qui ?
Afin d’étudier ces questions, nous avons compilé des données d’enquête qui nous permettent d’analyser les schémas de changement de vote. Nous compilons des données sur les choix de vote actuels et anciens en Autriche, au Danemark, en Finlande, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Norvège, en Suède, en Suisse et au Royaume-Uni.
Figure 1. Transfert de voix des partis sociodémocrates vers d’autres familles de partis
Figure : Alix d’Agostino, DeFacto
La figure 1 montre pour quelles familles de partis les ancien-nes électeurs-rices sociaux-démocrates ont changé. Trois tendances se dégagent. Premièrement, les sociaux-démocrates ont perdu de loin la plus grande partie de leur électorat au profit de partis généralement situés à leur gauche sur le plan économique et/ou culturel : les partis verts/gauche-libertaires et les partis de la gauche radicale. Deuxièmement, une part importante des électeurs-rices s’est alliée à des concurrents du courant dominant de la droite. Enfin, seule une petite partie des électeurs-rices est passée d’un parti social-démocrate à un parti de droite radicale. Nos premiers résultats vont donc clairement à l’encontre du mythe des pertes de voix au profit de la droite radicale. Les pertes au profit du centre et de la gauche progressiste sont donc au cœur des pertes de voix des sociaux-démocrates. Celles-ci sont clairement réparties entre les électeurs-rices de différents niveaux d’éducation, celles et ceux de niveaux d’éducation moyen et élevé se tournant vers les partis verts/de gauche/libertaires, tandis que les moins éduqué-es optent davantage pour le courant dominant de la droite.
Preuve n° 2 – Modes de changement de vote sur le long terme
Pour comprendre les tendances à long terme, nous exploitons des données de panel qui suivent les mêmes répondant-es en Allemagne, en Suisse et au Royaume-Uni sur une période de 30 ans. Pour mener nos analyses, nous avons besoin d’une identification cohérente du « noyau dur » des électeurs-rices sociaux-démocrates à travers le temps et l’espace. Nous avons décidé d’utiliser une stratégie prudente en définissant un électeur-rice social-démocrate comme quelqu’un qui vote régulièrement pour les sociaux-démocrates.
Contrairement au discours public, nous ne trouvons peu d’éléments qui confirment que les sociaux-démocrates se tournent vers un parti en particulier. Nos résultats indiquent que les sociaux-démocrates perdent leurs électeurs-rices dans toutes les directions, mais que la plupart des anciennes et anciens sociaux-démocrates semblent être les électeurs-rices démobilisé-es d’aujourd’hui.
En réalité, les sociaux-démocrates des trois pays se sont tournés vers des options progressistes – les Verts en Allemagne, les libéraux-démocrates au Royaume-Uni ainsi que les Verts et, surtout, le Parti Vert’libéral en Suisse. Le constat suivant est plus inquiétant : dans les trois pays, les sociaux-démocrates luttent pour attirer de « nouveaux électeurs et électrices ». C’est au SPD allemand que cette tendance est la plus marquée : le SPD perd son noyau dur sans trouver les moyens d’attirer de « nouveaux électeurs-rices ».
Figure 2. La transition des sociaux-démocrates vers d’autres partis au Royaume-Uni, en Allemagne et en Suisse
Figure : Alix d’Agostino, DeFacto
Preuve n° 3 – Propension à votre pour d’autres partis
Nous fournissons une troisième preuve qui va à l’encontre du mythe selon lequel la crise électorale des partis sociaux-démocrates est due à des pertes de voix au profit de la droite radicale. Nous cherchons à savoir combien de personnes qui envisageraient de voter pour un parti social-démocrate envisageraient également de voter pour un parti de droite radicale, en utilisant des données d’enquête provenant d’Autriche, du Danemark, de Finlande, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Suède et du Royaume-Uni. Sur une échelle de 0 à 10, on demande aux personnes interrogées quelle est la probabilité qu’elles votent un jour pour un parti spécifique dans leur pays. Nous considérons qu’une personne est un électeur ou électrice potentielle d’un parti lorsqu’elle attribue à ce dernier une note supérieure à 5 sur cette échelle.
Figure 3. Part des personnes qui envisageraient de voter pour les sociaux-démocrates et qui envisageraient également de voter pour la droite radicale, les Verts ou la gauche radicale.
Figure : Alix d’Agostino, DeFacto
La figure 3 montre la proportion de personnes qui envisageraient de voter pour un parti social-démocrate et qui envisageraient également de voter pour un parti de droite radicale ou un parti vert/gauche-libertaire. On constate qu’au cours des 20 dernières années, moins de 20 % des personnes qui envisageraient de voter pour un parti social-démocrate voteraient également pour la droite radicale. Ce chiffre est éclipsé par les plus de 60 % de personnes qui envisageraient de voter pour un parti vert/gauche-libertaire. Ces chiffres sont conformes aux recherches indiquant que les électeurs-rices sociaux-démocrates et verts/gauches/libertaires partagent des positions politiques similaires sur de nombreux sujets, notamment la politique sociale et l’État-providence. Cela souligne deux choses. Premièrement, les partis sociaux-démocrates ne peuvent atteindre, éventuellement, qu’une petite partie des partisans de la droite radicale. Deuxièmement, les stratégies visant à attirer ces électeurs-rices comporteront le risque très élevé d’en perdre beaucoup d’autres au profit de partis plus progressistes.
Conclusions et implications
Dans cet article, nous avons fourni des preuves empiriques provenant de sources multiples qui contredisent très clairement le mythe selon lequel le déclin électoral des partis sociaux-démocrates est dû à des pertes de voix au profit de la droite radicale. Nos conclusions vont également à l’encontre de l’idée selon laquelle les stratégies visant à reconquérir les électeurs et électrices de la classe ouvrière au profit de la droite radicale en adoptant des positions plus strictes sur l’immigration ou moins progressistes fonctionneront pour les partis sociaux-démocrates. Une tendance importante et souvent négligée que nous documentons ici est que les partis sociaux-démocrates luttent pour attirer de nouveaux électeurs. Par conséquent, au lieu de se concentrer sur la façon dont ils ont perdu, les partis sociaux-démocrates feraient mieux d’élaborer des stratégies pour gagner de nouveaux électeurs.
Références
Abou-Chadi, Tarik, Denis Cohen et Markus Wagner. 2022. “The centre-right versus the radical right: the role of migration issues and economic grievances.” Journal of Ethnic and Migration Studies 48(2):366–384.
Krause, Werner, Denis Cohen et Tarik Abou-Chadi. 2023. “Does accommodation work? Mainstream party strategies and the success of radical right parties.” Political Science Research and Methods 11(1): 172–179.
Tiré de
Abou-Chadi, Tarik et Markus Wagner. 2023. “Losing the Middle Ground: The electoral decline of Social Democratic parties since 2000.” In Häusermann/Kitschelt Beyond Social Democracy: The Transformation of the Left in Emerging Knowledge Societies. Accès en ligne : https://osf.io/m7azv/
Bischof, Daniel et Thomas Kurer. 2023. “Lost in Transition – Where Are All the Social Democrats Today?” In Häusermann/Kitschelt Beyond Social Democracy: The Transformation of the Left in Emerging Knowledge Societies. Accès en ligne : https://osf.io/n2hbu/
Image: Unsplash.com
Note: Cet article a été édité et traduit par Robin Stähli, DeFacto.