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Le secteur public peut-il étendre les frontières morales de ses travailleurs ?

Laure Athias
27th February 2024

Introduction

Un grand nombre de décisions impliquent des arbitrages entre l’intérêt particulier et le bien commun. Par exemple, quand ils décident des politiques à mettre en place, les décideurs publics considèrent-ils et internalisent-ils les effets différenciés d’une même politique pour différents groupes sociaux (les Suisses versus les étrangers, par exemple) ? La disposition à faire prévaloir le bien commun sur l’intérêt particulier fait référence à une valeur particulière : l’universalisme (à savoir l’aptitude à considérer le bien-être de toute personne de façon équitable, que celle-ci soit socialement proche ou distante (Enke et al. 2022)). Cette valeur a attiré une attention considérable dans la littérature en sciences sociales car c’est un prédicteur des comportements prosociaux, des opinions politiques, des attitudes vis-à-vis de l’environnement, entre autres, à considérer au même titre que les variables “classiques”, telles que le revenu, la richesse, l’éducation, la religiosité ou les croyances sur l’efficacité du gouvernement. Ce que l’on sait moins, voire pas, est comment générer une telle valeur, comment un même individu peut devenir universaliste. C’est précisément le but de cette recherche : étudier si les institutions économiques peuvent façonner cette valeur, et à travers quels mécanismes.

Démarche de recherche

La philosophie et les sciences sociales ont de tout temps souligné la différence de nature entre les secteurs public et privé, au niveau des objectifs organisationnels, quant à l’importance relative accordée au bien commun et à l’intérêt particulier. L’hypothèse théorique que cette recherche formule et teste est que le secteur public inculque l’universalisme à ses travailleurs en les exposant à l’esprit public, autrement dit, à la primauté du bien commun sur l’intérêt particulier.

Le Panel suisse de ménages fournit des données géolocalisées au niveau individuel sur les choix professionnels des répondants entre les secteurs public et privé ainsi que sur leurs préférences à travers le temps. Il est alors possible d’estimer, pour des mêmes individus, exposés au même marché du travail, comment leur universalisme (ainsi que leurs autres préférences) varie lorsqu’ils passent d’un secteur à un autre. L’identification causale fait toutefois face au biais de sélection dynamique qui explique pourquoi un individu change de secteur. En particulier, il se peut qu’un individu change de secteur suite à un choc positif sur son universalisme (en tombant amoureux d’une nouvelle personne par exemple !), et soit donc devenu universaliste avant de changer de secteur.

Pour faire face à ce biais, cette étude compare l’universalisme initial des individus qui changent de secteur (avant qu’ils ne changent de secteur) à celui des individus qui sont restés dans le même secteur, et identifie que la sélection basée sur l’universalisme se fait au niveau des services publics (éducation, santé et services sociaux, présents dans les secteurs public et privé), mais pas au niveau du secteur public. Il est alors possible de capturer l’effet causal du secteur institutionnel en se focalisant sur les travailleurs qui n’œuvrent pas dans les services publics.

Résultats, discussions et implications

Les résultats indiquent que 33% des travailleurs initialement non-universalistes deviennent universalistes quand ils passent du secteur privé au secteur public. En revanche, on n’observe pas un tel effet du secteur public sur l’idéologie, les préférences en termes de dépenses sociales et de redistribution, ni sur la confiance dans les institutions publiques. Par ailleurs, ces travailleurs qui deviennent universalistes adoptent le comportement général que la littérature associe aux universalistes : ils ont moins d’amis, donnent moins localement mais plus globalement, et se comportent moins en “passager clandestin”. Ces résultats suggèrent que les travailleurs ont bien internalisé cette valeur et que celle-ci, une fois internalisée, guide leur comportement.

Évidemment, cet effet peut varier en fonction de la capture des Etats (forme de corruption politique dans laquelle les intérêts privés d’un groupe influencent considérablement le processus décisionnel d’un État à leur propre avantage). Cette recherche exploite justement des différences historiques de capture de l’Etat qui ont généré des différences culturelles persistantes dans les croyances que les individus ont dans l’Etat, et dans son devoir de privilégier le bien commun sur l’intérêt particulier, pour mettre en lumière l’impact du secteur public sur l’universalisme à travers l’exposition à l’esprit public.

Comme les travailleurs peuvent également être parents ou amis, et donc diffuser à leur tour leurs valeurs, les répercussions du secteur public sur la diffusion de cette valeur dans la société en général sont importantes. Une première implication des résultats est qu’une société peut faire le choix d’une grande taille du secteur public pour garantir une diffusion importante de cette valeur. Cette recherche suggère également que toute réforme du secteur public, pour être fructueuse, doit combiner incitations et messages moraux centrés autour du bien commun, et ainsi exploiter les complémentarités entre les deux.

Note: Cet article a été publié dans le cadre du Policy Brief No. 7 de l'IDHEAP.

Références:

  • Laure Athias (2024).  Common Good Institutions, Identity in the Workplace, and Value Dynamics. Working Paper
  • Benjamin Enke, Ricardo Rodriguez-Padilla and Florian Zimmermann (2022). Moral Universalism: Measurement and Economic Relevance. Management Science, 68(5), 3590-3603.

Image: Shuttershock