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Les relations économiques avec l’UE: De l’évidence économique à l’argument de communication politique

Guillaume Zumofen
9th December 2022

« Sur 3 francs que nous gagnons, 1 franc environ provient de nos relations avec l'UE » sermonne le Conseil fédéral à chaque votation sur la politique européenne . Si la balance commerciale helvétique confirme cette évidence économique, les Helvètes ont tout de même sanctionné à deux reprises cet argument politique, en 1992 et 2014. Quelle est donc la pertinence électorale de l'argument des avantages économiques lors des votations sur la politique européenne?

L'évidence économique

Comme la prospérité économique helvétique dépend de ses performances à l'exportation et à l'importation, la relation commerciale helvético-européenne se profile comme une évidence pour la conjoncture helvétique. Cette relation commerciale privilégiée est le fruit d'une proximité géographique et culturelle, mais également d'un long chemin politique qui traduit la volonté du Conseil fédéral de se rapprocher commercialement de ses voisins européens.

Dans les faits, l'Europe constitue le principal partenaire économique de la Suisse depuis l'expansion du commerce international. Alors que les pays de l'Union européenne (UE) représentaient 65 pour cent des exportations helvétiques en 1993, ils représentent encore 53 pour cent des exportations en 2021. A l'identique, 81 pour cent des importations de la Suisse provenaient des pays de l'UE en 1993. Ces importations constituent encore 70 pour cent des importations helvétiques en 2021.

La communication politique

De 1992 à 2022, quatorze votations populaires ont validé ou désapprouvé la politique européenne du Conseil fédéral. Lors de ces campagnes politiques, l'argument des avantages économiques, et notamment de l'étroite relation commerciale helvético-européenne, a été saillant à huit reprises: Adhésion à l’EEE (1992), Accords bilatéraux I (2000), Extension de la libre circulation des personnes aux nouveau États membres de l’UE (2005), Loi sur la coopération avec l’Europe de l’Est (2006), Reconduction de la libre circulation des personnes Suisse-UE et extension à la Bulgarie et Roumanie (2009), initiative populaire « Contre l’immigration de masse » (2014), initiative populaire « Halte à la surpopulation – Oui à la préservation durable des ressources naturelles » (2014) et initiative de limitation (2020).

Cette stratégie de communication politique a pour objectif de « cadrer » la relation helvético-européenne comme essentiellement économique, ou plutôt commerciale, afin de placer le curseur des débats sur le terrain fertile de l'évidence économique, plutôt que sur la pente glissante de la dimension culturelle.

La pertinence électorale de l'argument des avantages économiques

S’il est évident que le choix de vote des citoyens et citoyennes helvétiques, lors des votations sur la politique européenne, n’est pas dicté uniquement par le cadrage de la campagne politique, et plus précisément par la saillance de l’argument des avantages économiques, et que d’autres variables, notamment individuelles, et d’autres dimensions doivent être prises en compte, il est très intéressant de noter que le pourcentage d’Helvètes qui ont approuvé l’argument des avantages économiques lors des votation sur l’Adhésion à l’EEE de 1992 et sur l’initiative populaire « Contre l’immigration de masse » de 2014 apparaît statistiquement inférieur au même pourcentage lors des six autres votations qui ont validé la politique européenne du Conseil fédéral. Pour être précis, alors que « seulement » 5 Helvètes sur 10 ont approuvé l’argument des avantages économiques de la relation helvético-européenne en 1992 et 2014, ce ratio atteint entre 6,5 et 7 Helvètes sur 10 lors des six autres votations où l’argument des avantages économiques a été mis en avant par le Conseil fédéral.

Il est possible de faire l'hypothèse que, d'un côté, l'argument économique a été supplanté par la dimension culturelle de la relation helvético-européenne en 1992, et que d'un autre côté, les arguments économiques focalisés sur les menaces pour le marché du travail helvétique, avec un cadrage de la campagne sur les baisses de salaire et la hausse du chômage induite par « l’immigration de masse », ont contrebalancé l'argument de la clause guillotine, et donc de l'accès au grand marché européen en 2014. À partir de là, en se focalisant sur le pourcentage de votants qui approuve l’argument des avantages économiques, les 1,5 à 2 Helvètes de différence entre les deux votations de 1992 et 2014, et les six autres votations sur la politique européenne, incarnent probablement cette fraction de la population susceptible de faire pencher la balance en faveur du camp des partisans ou du camp des opposants à une relation helvético-européenne étroite en fonction de motifs économiques.

Fort de cette analyse, le Conseil fédéral aura intérêt, à l'avenir, à non seulement orienter la campagne sur le terrain économique afin d’éviter une trop forte prévalence de la dimension culturelle, mais devra également s’attacher à mettre en avant le poids économique de la relation commerciale afin d’éviter de se faire déborder par l’argument économique des menaces qui pèsent sur le marché du travail. En effet, si l’argument des avantages économiques n’est pas forcément décisif dans le choix de vote, cette évidence économique induit néanmoins une dynamique de campagne favorable à une relation helvético-européenne étroite.

Cadrage (Framing en anglais)
Lors d'une votation, les acteurs engagés dans la campagne utilisent des outils de communication politique pour cadrer stratégiquement les débats politiques. Leur objectif est ainsi, d'un côté, de renforcer la saillance de certains arguments ou dimensions spécifiques (qui sont favorables à leur position politique), et d'un autre côté, de garder d'autres arguments et dimensions à l'arrière-plan (qui sont défavorables à leur position politique). Une telle stratégie de cadrage peut s'avérer décisive pour motiver un choix de vote.


Note: cet article est la version écrite abrégée du chapitre du livre «Die Wirtschaftsbeziehungen mit der EU: Fakten und Narrative», dans: Heer Elia, Heidelberger Anja, Bühlmann Marc (eds.). Schweiz – EU: Sonderwege, Holzwege, Königswege. Die vielfältigen Beziehungen seit dem EWR-Nein. Zurich: NZZ Libro. p. 115 – 146.

Image: DFAE