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Où trouve-t-on les votant·e·s suisses types? Analyse des cantons “baromètres”

Julien Jaquet, Pascal Sciarini
23rd September 2022

L'idée de circonscriptions électorales "baromètres" est très répandue aux États-Unis, où les médias s'intéressent beaucoup aux États ou comtés dont le résultat du vote présente la plus grande correspondance avec le vote au niveau national lors de l'élection présidentielle. La maxime as Maine goes, so goes the nation a d'ailleurs longtemps fait figure d'axiome. Si l'idée de circonscriptions baromètres a plutôt été envisagée dans le cadre d'élections, on peut aussi l'appliquer au à la démocratie directe suisse, afin de savoir dans quel(s) canton(s) l'on vote le plus comme au niveau national.

Si elles ne permettent pas de prédire le résultat du vote au niveau national, les circonscriptions électorales "baromètres" peuvent néanmoins aider à l'anticiper. Il n'est donc pas rare que les chercheur·euse·s et journalistes s'intéressent aux circonscriptions qui possèdent des propriétés, en termes de composition de l'opinion publique, qui les rendent plus susceptibles de rendre compte des tendances au niveau national.

Si l'idée de circonscriptions baromètres a plutôt été envisagée dans le cadre d'élections, notamment aux États-Unis, nous l'appliquons ici au cas de la démocratie directe suisse, qui présente certaines similarités avec le contexte électoral américain. Tout d'abord, tout comme les élections dans un système bipartite, les votes de démocratie directe se caractérisent par un résultat binaire (oui ou non), ce qui rend l'identification de circonscriptions baromètres plus simple que pour des élections dans un système multipartite. De plus, les plus grands cantons suisses – tout comme les grands États américains – influencent plus la décision de vote au niveau national. Finalement, le caractère fédéral et hautement décentralisé de la Suisse, dans laquelle chaque canton représente un système politique et partisan en soi, induit une variabilité notable entre cantons.

Considérations méthodologiques

Notre analyse s'appuie sur 182 votations populaires de la période 2000-2020, parmi lesquelles 126 votations à la double majorité du peuple et des cantons. Ceci garantit que nos résultats soient le plus à jour possible, tout en couvrant un nombre suffisamment élevé de votations – et donc représentatifs.

Comme la taille des cantons suisses présente de grandes variations, ceux-ci n'ont pas tous la même chance de se retrouver dans le camp des gagnant·e·s (c'est-à-dire, dans le camp du résultat du vote, oui ou non) lors d'une votation populaire au niveau national. Concrètement, les plus grands cantons comme Zurich ou Berne contribuent plus que les petits cantons au résultat du vote, et ainsi ont une plus grande probabilité de se retrouver dans le camp majoritaire. Nos calculs en tiennent compte, afin de ne pas favoriser arbitrairement les grands cantons.

Afin de mesurer combien chaque canton peut servir d'indicateur pour le résultat du vote au niveau national, nous avons calculé deux indices (ratios). Suivant Broh (1980: p. 566 et suiv.), nous avons d'abord calculé la proportion des votes avec laquelle un canton s'est trouvé dans le camp des gagnant·e·s; puis, nous avons calculé la proportion (hypothétique) avec laquelle un canton aurait pu se retrouver dans le camp des gagnant·e·s par simple effet du hasard. En divisant la première proportion par la seconde, on obtient un ratio qui nous indique dans quelle mesure un canton donné est un canton "baromètre". Une valeur de "1" signifie que la situation empirique observée pour un canton donné ne diffère pas du hasard, tandis qu'une valeur supérieure à "1" indique que celui-ci s'est retrouvé plus souvent dans le camp du vainqueur que par simple hasard. Selon une procédure similaire, nous avons ensuite calculé un second indice, en tenant compte cette fois-ci de l'écart du vote en pourcentage de voix entre un canton donné et le résultat au niveau national. Pour ce second indice, plus la valeur est proche de 0, plus l'écart dans le canton et le résultat au niveau national est petit.

As Basel Country goes, so goes the nation?

Le graphique 1 ci-dessous présente la valeur de ces indices pour les 26 cantons. Les cantons se trouvant en haut à droite du graphique sont ceux qui s'approchent en moyenne le plus du résultat du vote au niveau national – et sont donc les meilleurs cantons "baromètres" – tandis que ceux qui se trouvent en bas à gauche du graphique sont ceux qui s'écartent généralement le plus du résultat national.

Selon notre analyse, le canton de Bâle-Campagne, avec une valeur de 1.73 pour le premier indice et de 0.10 pour le second, est celui qui présente le meilleur pouvoir indicatif du résultat du vote au niveau fédéral. Sur les 182 votations considérées, Bâle-Campagne a été dans le camp du vainqueur dans 94 % des cas et l'écart moyen entre le pourcentage de voix (oui ou non) au niveau du canton et le pourcentage de voix (oui ou non) au niveau national s'est limité à 2.5 points de pourcentage. Le canton de Soleure suit de prêt avec des indices de 1.70 et 0.15 (94.5 % des cas dans le camp vainqueur et écart moyen en termes de pourcentage de voix de 3.7 points.)

A l'opposé, on trouve le canton de Genève, qui n'a été dans le camp du vainqueur "que" dans 76.4 % des cas et dont l'écart moyen en termes de pourcentage de voix a été de 9.9 points de pourcentage. Si ces résultats montrent qu'il existe une certaine homogénéité du vote en Suisse (même le canton le plus éloigné du trend national s'est retrouvé dans le camp majoritaire dans trois quarts des cas), certains cantons (Bâle-Campagne, Soleure ou encore les Grisons et Schaffhouse) se démarquent néanmoins comme étant les cantons "types" de la Suisse.

Graphique 1: Relation entre les deux indices "baromètres"
Source: nos propres calculs sur la base de données Swissvotes et de l'OFS.
Pour aller plus loin…

Pourquoi certains cantons sont-ils de meilleurs baromètres du résultat du vote au niveau fédéral que d'autres – tels que Genève? Les raisons sont potentiellement multiples. Dans le chapitre de livre duquel est tiré cet article, nous en avons identifié deux : la distance idéologique entre les préférences de l'électorat de chaque canton et la position idéologique de l'électorat suisse moyen, ainsi que le fait d'être un canton pivot (ou swing states), c'est-à-dire un canton susceptible de faire basculer la majorité en cas de votation à la double majorité du peuple et des cantons.

Référence:
  • Broh, C. Anthony. 1980. Whether Bellwethers or Weather-jars Indicate Election Outcomes. Political Research Quarterly 33(4): 564–570

Note: Cet article est la version écrite abrégée du chapitre du livre "Wo die typischen Schweizer Stimmbürger:innen wohnen: Eine «Bellwether»-Analyse der Schweizer Kantone.", in: Schaub Hans-Peter/Bühlmann Marc (Hrsg.). Direkte Demokratie in der Schweiz, Neue Erkenntnisse aus der Abstimmungsforschung. Zürich: Seismo.

Image: OFS