1

La gouvernance environnementale face au “piège de la complexité institutionnelle” ou quand trop de règles tue les règles

Stephane Nahrath
29th August 2022

Depuis plus d’un siècle, on assiste en Europe à une croissance du champ d’intervention de l’État. L’augmentation du nombre de politiques publiques pose la question de leur mise en cohérence. Cet enjeu d’intégration se pose avec une acuité particulière dans le cas des politiques environnementales qui ont connu une très forte croissance à partir de la seconde moitié du XXè siècle. Les manifestations fréquentes de déficits ou de conflictualisation ( notamment judiciarisation ) de leur mise en œuvre incitent à se demander jusqu’à quel point ces régimes de politiques environnementales sont capables de maintenir leur cohérence et un niveau d’intégration permettant de garantir leur efficacité sur le long terme.

L’hypothèse du “piège de la complexité institutionnelle”

Nous formulons l’hypothèse que les régimes de politiques environnementales connaissent sur le long terme trois phases historiques distinctes : ( 1 ) une première phase ( fin du XIXè – milieu du XXè ) de mise en place du régime caractérisée par un nombre limité de régulations et un niveau de cohérence assez élevé ; ( 2 ) une deuxième phase de développement (1950 – 1990 ) caractérisée par une forte croissance du nombre de régulations et un maintien de la cohérence du régime ; ( 3 ) une troisième phase (1990 à aujourd’hui ) durant laquelle l’extension du régime s’accélère et s’accompagne d’une multiplication des instruments dont la coordination s’avère de plus en plus difficile. On assiste ainsi à un arrêt de la capacité d’intégration du régime et à une augmentation des blocages et des incohérences ; cette situation correspond à ce que nous appelons un “piège de la complexité institutionnelle”.

La discussion de cette hypothèse se fonde sur deux études distinctes portant sur le secteur de l’eau. Une première étude ( Bolognesi et Nahrath 2020 ) analyse les systèmes de gouvernance de l’eau de six pays européens ( Suisse, Belgique, Espagne, France, Italie et Pays-Bas ) de 1750 à 2006. La cohérence est évaluée au moyen d’une analyse qualitative approfondie de l’évolution de l’ensemble des règles de droit ( public et privé ) dans l’ensemble des 6 pays dans le cadre d’un projet européen ( Kuks et Kissling-Naef 2004 ). Une seconde étude ( Bolognesi, Metz et Nahrath 2021 ) étudie le développement du régime des politiques de lutte contre les inondations en Suisse entre 1848 et 2017, ainsi que sa cohérence via une analyse systématique des ( non ) coordinations entre instruments au sein des 9 principales bases légales. Dans les deux études, l’objectif consistait à déterminer si l’augmentation constante du nombre d’instruments, ainsi que de l’étendue des domaines régulés, induit un blocage de l’intégration et donc une réduction de la cohérence du régime, annulant les effets positifs recherchés par ces ajouts successifs de régulation.

Résultats et implications pour les décideurs

Dans les deux études, les trois phases, telles que formulées dans l’hypothèse, ont pu être empiriquement identifiées. Dans la première étude, nous montrons comment, dans les 6 pays, à partir de la fin du XXè siècle, l’extension du régime de l’eau provoque un fort infléchissement de son intégration ; ceci principalement en raison d’un accroissement des incohérences internes ainsi que d’une forte augmentation des coûts de transaction.

La seconde étude montre une dynamique similaire dans le cas du régime de lutte contre les inondations en Suisse. La croissance exponentielle, entre 1990 et 2010, des interdépendances entre instruments ( Illustration 1 ) implique des coûts de transactions nécessaires au maintien de la cohérence tellement élevés que l’intégration du régime devient rapidement impossible à opérer.

 

Illustration 1 | multiplication des liens (essentiellement non coordonnés) entre instruments des principales politiques de lutte contre les inondations en Suisse entre 1990 et 2010. Les abréviations (en anglais) renvoient aux principales bases légales fédérales. En rouge, les liens nouvellement créés durant la dernière décennie. En gris, les liens déjà existants avant la dernière décennie.

Ces deux études montrent bien comment l’extension des politiques de gestion de l’eau contribue, à partir d’un certain stade d’étendue, à rendre l’intégration du régime impossible ( trop de règles tue les règles ), ce qui fait tomber ce dernier dans un “piège de la complexité institutionnelle”.

Au vu de ces résultats, le défi à relever pour les décideurs politiques réside dans la capacité à tenir ensemble extension et intégration. Pour ce faire, il s’agit de trouver un moyen de réduire le nombre de règles et d’instruments, sans pour autant réduire le champ d’intervention de l’État.

Note: cet article a été publié dans le cadre du IDHEAP Policy brief.

Référence: 

Bolognesi, T., Nahrath, S. (2020). Environmental Governance Dynamics: Some Micro Foundations of Macro Failures. Ecological Economics, 170.

Bolognesi, T., Metz, F., Nahrath, S. (2021). Institutional complexity traps in policy integration processes: a long-term perspective on Swiss flood risk management. Policy Sciences, 54, 911-941.

Kuks, S., Kissling-Naef, I. (Ed.) (2004). The Evolution of National Water Regimes in Europe. Transitions in Water Rights and Water Policies. Berlin : Springer.

Source de l'image: Unsplash.com