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Confiance et demande de vaccination: que nous enseigne l’histoire?

Laure Athias, Moudo Macina
15th July 2022

Le contexte pandémique actuel est marqué entre autres par une défiance de certaines parties de la population vis-à-vis de la vaccination. Ce phénomène n’est guère nouveau et tient au fait que dans des environnements où l’acquisition d’information est coûteuse et/ou imparfaite (d’autant plus en présence de rumeurs ou de théories du complot), les individus recourent à des raccourcis cognitifs pour prendre leurs décisions. La confiance, ou son corollaire la méfiance, est donc importante en matière de santé, qu’elle soit dans l’efficacité des vaccins ou dans les institutions. On s’attend donc à ce que cette méfiance soit variable, en fonction des contextes culturels locaux, institutionnels et politiques, et cela a été démontré empiriquement. Le but de cette recherche est au contraire d’estimer l’inertie de cette méfiance, autrement dit l’importance de la persistance dans le temps de normes de méfiance héritées des générations précédentes, pour expliquer les comportements de santé dans un contexte donné. A cette fin, elle s’appuie sur un choc historique de grande ampleur, la traite transatlantique des esclaves en Afrique, dont l’effet adverse sur la confiance contemporaine a été largement documenté dans la littérature. Ce travail de recherche est donc profondément interdisciplinaire, à la croisée de l’économie, l’histoire, l’anthropologie, la médecine et la sociologie.

Démarche de recherche

Ce travail de recherche combine des données historiques développées par deux chercheurs en économie, Nathan Nunn et Léonard Wantchekon, sur la traite des esclaves par groupe ethnique dans 18 pays d’Afrique subsaharienne, avec des données individuelles sur le statut vaccinal des enfants (de moins de cinq ans) contre la rougeole, géolocalisées au niveau des villages, provenant des Enquêtes Démographiques et de Santé (EDS) collectées entre 2010 et 2014 (ces enquêtes donnent également beaucoup d’informations sur les caractéristiques individuelles de l’enfant, des parents, et du ménage).

Plus précisément, l’objectif est d’estimer l’importance de la transmission de normes de méfiance à travers les générations. Il est alors essentiel de pouvoir comparer le comportement d’individus qui font face à la même offre de santé, aux mêmes institutions et à la même culture locale, et de ne faire varier que l’exposition historique de leurs ancêtres à l’esclavage. Ceci est rendu possible grâce à la migration qui a eu lieu au cours des siècles, si bien qu’aujourd’hui, dans un même village, cohabitent des individus de différentes ethnies. Par ailleurs, afin d’isoler uniquement l’effet du choc historique sur le comportement contemporain face à la vaccination, nous introduisons un grand nombre de variables de contrôle, y compris les préférences culturelles initiales des groupes ethniques en matière de comportement préventif (en utilisant les données sur les normes des groupes ethniques précoloniaux développées en 1967 par l’anthropologue George P. Murdock).

Résultats, discussions et implications

Nos résultats indiquent un effet négatif et significatif de l’exposition des ancêtres à l’esclavage sur la demande de vaccination des descendants. En particulier, un enfant dont la mère appartient à un groupe ethnique victime de l’esclavage a 5 fois moins de chance d’être vacciné contre la rougeole qu’un enfant vivant du même village mais dont la mère appartient à un groupe ethnique qui n’a pas connu l’esclavage. Cet effet compense, voire domine, l'effet des déterminants classiques de la demande de santé, tels que le revenu et l'éducation. Nous exploitons la demande pour d’autres services de santé afin de montrer que l’effet de l’exposition historique des ancêtres à l’esclavage affecte la structure globale de la demande de santé, même pour des services de santé non essentiels (consentement pour les tests sanguins gratuits) ou pour des services qui dépendent moins de la contribution d’autres personnes (utilisation de moustiquaires imprégnées d’insecticide contre le paludisme).

Autrement dit, les comportements les plus hostiles à la vaccination peuvent être rationnels (le résultat de chocs historiques qui affectent la confiance sur le très long terme), et donc non obligatoirement liés à un manque d’éducation ou à une idéologie politique particulière. Cette perspective pourrait également être utile pour éclairer les comportements actuels face à la vaccination dans les pays occidentaux, d’autant plus que les implications en matière de politiques publiques sont potentiellement importantes. Il s’agirait de considérer la spécificité historique de certains groupes dans la conception et la communication des politiques de santé, y compris en matière de politique de prévention.

Note: cet article a été publié dans le cadre du IDHEAP Policy brief.

Référence:

Athias, L. & Macina, M. (2022) Demand for Vaccination in Sub-Saharan Africa: The Vertical Legacy of the Slave TradeSocial Science & Medicine 293, 114640.

Image: Unsplash.com