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Assemblées communales ou votations : comment le processus de prise de décision influence le résultat

Alice el-Wakil, Michael A. Strebel
19th May 2022

En Suisse, la question de savoir si une commune va fusionner avec d’autres est une des questions systématiquement soumises au vote des citoyen·nes. Ils et elles prennent ces décisions soit lors de votations, soit lors d’assemblées communales. Est-ce que ces différents processus politiques influencent la nature de leurs décisions ? En analysant tous les votes sur des projets de fusion de communes en Suisse depuis 1999, nous démontrons que les décisions prises en votations sont moins unanimes que celles prises en assemblées communales. Ce résultat s’explique surtout par le fait que les citoyen·nes qui sont en désaccord avec la majorité participent moins aux assemblées qu’aux votations.

La manière dont nous décidons de certaines questions politiques – chacun·e de son côté ou en groupe, avec ou sans informations, etc. – peut influencer le contenu de nos décisions collectives. Identifier ces possibles influences, leur nature, et leurs causes est important pour déterminer quels types de processus devraient être mis en œuvre dans les systèmes démocratiques.

Pourquoi les assemblées communales pourraient conduire à des résultats plus unanimes que les votations

En théorie de la démocratie, on présume souvent que les décisions prises en assemblée, par des citoyen·nes rassemblé·es dans un même espace, sont plus unanimes que les décisions prises en votations, par des citoyen·nes isolé·es. Cela peut être dû à deux types de mécanismes.

Les premiers sont des mécanismes « internes », propres au déroulement des assemblées. Le fait que les participant·es soient rassemblé·es au même endroit peut en effet encourager le développement de décisions que de nombreux·ses participant·es peuvent soutenir, par exemple lorsque la proximité physique leur permet de mieux comprendre les positions de leurs concitoyen·nes qui pensent différemment, ou parce que tous·tes et tous ont reçu les mêmes informations avant le vote. La proximité physique peut également avoir des effets néfastes en renforçant les opportunités d’exercer des formes de pression sociale qui suppriment le désaccord, par exemple lorsque les participant·es à une assemblée n’osent pas exprimer leur désaccord dans un vote non-secret, ou lorsque l’information qu’ils et elles reçoivent marginalise certaines positions. Dans les deux cas, l’aspect face à face propre aux assemblées et absent des votations soutient l’hypothèse que les résultats des assemblées seront plus unanimes.

Le second mécanisme est un mécanisme « externe ». Il concerne la question de qui décide de participer aux votations ou aux assemblées et qui s’en tient éloigné·e – la participation aux votations et aux assemblées se faisant sur une base volontaire. Étant donné que rejoindre une assemblée peut, par exemple, prendre plus de temps que voter par bulletin, et que cela force les participant·es à voter publiquement, il est possible que moins de personnes décident de participer aux assemblées qu’aux votations – surtout parmi celles qui croient être en désaccord avec la majorité des votant·es. Cette forme d’auto-sélection (ou dé-sélection) peut impliquer que la diversité des perspectives présentes dans la société au sens large est moins bien représentée au sein des assemblées que lors de votations, surtout si les personnes qui décident de participer aux assemblées partagent des avis similaires avant même de les rejoindre. Ce mécanisme externe peut donc aussi expliquer que les résultats des assemblées soient moins controversés que ceux ressortant des urnes.

Une analyse des décisions participatives sur les fusions de communes en Suisse

Cette hypothèse se vérifie-t-elle en pratique ? Pour le déterminer, nous avons étudié les résultats des 1400 décisions prises depuis 1999 par les citoyen·nes suisses sur la même question : leur municipalité devrait-elle fusionner avec une ou plusieurs autres ?

La mise en œuvre de projets de fusions de communes nécessite en effet, en Suisse, le soutien d’une majorité de votant·es dans chaque commune impliquée. Les votant·es peuvent être appelés à prendre leur décision soit par votation (auquel cas ils et elles peuvent voter par correspondance ou en déposant leur bulletin dans l’urne), soit lors d’une assemblée communale (auquel cas ils et elles reçoivent des informations de la part des autorités locales, peuvent prendre part à une discussion, et votent de manière non secrète). Le choix de l’un ou l’autre processus de prise de décision est déterminé par les règlements cantonaux ou communaux.

Nos données nous permettent de savoir quelles décisions ont été prises en assemblée communale ou dans les urnes et quel était le résultat exact des votes. Nous pouvons ainsi distinguer les décisions controversées, où le résultat est plus proche de 50% (de oui ou de non), des décisions plus unanimes, où le résultat est plus proche de 100%. Plus la majorité qui soutient une décision est grande, plus le degré d’unanimité de cette décision est élevé.

Les décisions prises en assemblées communales sont plus souvent unanimes…

Comme attendu dans les théories de la démocratie, notre analyse montre que, si les fusions de communes sont acceptées dans la majorité des cas à la fois dans les assemblées communales et dans les votations, les décisions sont prises de manière unanime bien plus souvent par les participant·es aux assemblées que dans les votations (Figure 1). Plus exactement, plus de 16% de toutes les décisions prises en assemblée (67 sur un total de 416 décisions) ont été prises sans aucune voix contre. En revanche, il n’y a pratiquement pas de décisions prises à l’unanimité dans les urnes.

Figure 1 : Répartition du degré d’unanimité dans les urnes et dans les décisions d'assemblée

... parce que seules certaines personnes participent (et d’autres pas)

Comment expliquer ce résultat ? Quel mécanisme est en cause ? Afin d’étudier plus en détail la relation entre le type de processus décisionnel et le degré d’unanimité dans la décision, nous avons calculé différents modèles de régression (voir encadré « Méthodologie »). La Figure 2 présente les résultats de ces analyses.

Dans un modèle de régression bivarié, qui ne comprend que le degré d’unanimité et l’information sur la décision par les urnes ou par l’assemblée, il apparaît que les décisions prises en assemblées sont en moyenne 9 points de pourcentage plus unanimes que celles prises en votations. Dans une analyse multivariée, qui inclut d’autres facteurs susceptibles d’expliquer le degré d’unanimité, cette différence est légèrement moindre, mais elle s’élève encore à 5,6 points de pourcentage. Toutefois, lorsque l’on intègre le taux de participation dans le modèle, cette différence statistique entre les résultats des assemblées communales et ceux des votations disparaît. Le degré d’unanimité est même légèrement plus faible dans les décisions prises en assemblée que dans celles prises aux urnes.

Figure 2. Analyse de régression : degré d’unanimité

Comment interpréter ce résultat ? L’explication la plus plausible dans le cas présent est ce que l’on appelle une « médiation ». Il s’agit d’une situation dans laquelle l’effet causal d’une variable sur une autre est indirect. Il passe par une troisième variable, qui sert d’intermédiaire. Dans notre cas, cette troisième variable est le taux de participation. On peut le voir sur la Figure 3 : moins de votant·es participent aux assemblées communales qu’aux votations ; et une participation plus élevée entraîne un degré d’unanimité plus faible. Plus exactement, le taux de participation aux assemblées où des décisions sur les fusions de communes ont été prises est inférieur de près de 27 points de pourcentage par rapport au taux de participation aux votations sur le même sujet. Et, pour chaque point de pourcentage de participation supplémentaire, le degré d’unanimité diminue de 0,35 point de pourcentage. Ainsi, l’usage d’un processus de prise de décision plutôt que d’un autre a un effet indirect sur le degré d'unanimité de 9,4 points de pourcentage (26,86*0,35), à travers le taux de participation.

Figure 3. Analyse de médiation

Qui ne participe pas ?

Ce résultat suggère que le mécanisme externe joue un grand rôle pour expliquer le degré d’unanimité plus élevé dans les décisions prises en assemblées communales qu’en votations. Autrement dit, moins de citoyen·nes qui ne sont pas du même avis que la majorité participent aux assemblées qu’aux votations.

Cela peut être parce qu’ils et elles trouvent que les assemblées communales prennent trop de temps ou d’efforts logistiques, par exemple pour s’occuper du soin des enfants ; ou parce qu’ils et elles ne veulent pas se risquer à voter publiquement contre la majorité. En tous les cas, nos résultats relativisent l’importance des mécanismes internes des assemblées – comme par exemple le rôle joué par la proximité physique avec les concitoyen·nes ou la force du meilleur argument – pour expliquer la plus grande unanimité dans les assemblées par rapport aux décisions prises dans les urnes.

Les mécanismes internes ont tout de même un effet sur l’unanimité

Néanmoins, il ne faut pas faire entièrement abstraction de ces mécanismes internes. En effet, si nous ne différencions qu’entre les décisions unanimes et les décisions non unanimes, nous constatons que la probabilité qu’une décision soit prise de manière parfaitement unanime est 2,5 points de pourcentage plus élevée dans les assemblées communales que dans les urnes – même si nous contrôlons pour la participation (Figure 4).

Il s’agit d’un effet relativement important si l’on considère qu’à peine 6% de toutes les décisions de fusion de communes ont été prises à l’unanimité. Il suggère que, si l’auto-sélection des participant·es explique la majeure partie de la différence entre le degré d’unanimité des décisions prises en assemblées et celui des décisions prises par les urnes, les décisions unanimes dépendent plutôt des mécanismes internes des assemblées. Nos données ne nous permettent toutefois pas de dire s’il s’agit de dynamiques de création de consensus ou de pression sociale.

Figure 4. Analyse de régression : unanimité

Renforcer l’inclusion

Cette étude suggère que les processus de prise de décision participatifs ont un effet stable sur la nature des décisions prises : les décisions prises en assemblées communales sont plus unanimes que celles prises en votations. Dans le cas des prises de décisions sur les fusions de communes en Suisse, ce résultat s’explique surtout par le fait que les citoyen·nes en désaccord avec la majorité participent moins aux assemblées qu’aux votations.

Cela met à jour ce qu’on peut considérer comme une faiblesse démocratique : la perspective de certain·es citoyen·nes n’est pas représentée de manière appropriée dans les assemblées communales – ce qui peut influencer le contenu des décisions, mais aussi la nature des débats qui précèdent le vote. Si les raisons pour lesquelles ces citoyen·nes restent en dehors des assemblées restent à découvrir, le design des assemblées communales devrait minimiser les barrières à la participation et structurer le déroulement des assemblées de manière à renforcer l’inclusion démocratique.

Méthodologie. Cette étude se base sur une analyse de toutes les décisions de fusion de communes prises dans des communes suisses par un vote en assemblée ou aux urnes depuis 1999 (N=1400). La variable dépendante, « degré d'unanimité », est calculée comme la distance entre le résultat d’un vote en pourcentage et le résultat le moins unanime possible, soit un résultat à 50%. Par exemple, les décisions prise avec 65% de oui ou 65% de non sont toutes deux à une distance de 15 points de pourcentage par rapport à la marque des 50%. Pour l’analyse de régression, nous avons utilisé des modèles multiniveaux dans lesquels on prend en considération le projet de fusion et le canton auquel appartient une commune. La variable indépendante centrale est le fait qu’une décision de fusion ait été prise soit par votation, soit au sein d’une assemblée. Les variables de contrôle prises en compte sont la participation au vote sur la fusion, la taille absolue de la population, la taille relative de la population (par rapport aux autres communes participant au projet de fusion), la différence de taux d’imposition (à nouveau par rapport aux autres communes participant au projet de fusion), le fait qu’une commune conserve ou non son nom après une fusion, le fait qu’elle ait ou non déjà fait l’expérience d’une fusion et le fait qu’une commune ait ou non un parlement communal.


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