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Un appel à la solidarité avec tou.te.s les réfugié.e.s, au-delà des doubles standards !

Janine Dahinden
30th March 2022

Depuis l'invasion de l'Ukraine par Poutine le 24 février 2022, deux observations, parmi d'autres, hantent de nombreux/ses spécialistes des sciences sociales. Premièrement, une solidarité sans précédent des États européens et de leurs populations avec les réfugié.e.s fuyant l'Ukraine. Deuxièmement, un double standard appliqué à d'autres groupes de réfugié.e.s provenant de Syrie, d'Afghanistan, d'Irak ou de pays africains. Ces deux observations semblent être au moins partiellement liées. La solidarité sans précédent semble avoir un visage de Janus, car elle renforce non seulement l'idée d'autres groupes de réfugié.e.s non méritants, mais crée également une inégalité de traitement. Pourtant, il est temps de saisir l'élan de solidarité pour l'étendre à tous les réfugié.e.s.

D'innombrables exemples témoignent de la solidarité globale des États européens et de leur population envers les réfugié.e.s fuyant l'Ukraine. Les gens envoient de l'argent ou des biens aux réfugié.e.s en Pologne, les initiatives de la société civile en faveur de ces personnes se multiplient, et nombreux sont ceux qui ouvrent leur maison privée pour les accueillir. L'UE a introduit une directive sur la protection temporaire ; de même, la Suisse a instauré le permis S temporaire - un permis qui avait été créé après les guerres de Yougoslavie mais qui n'avait jamais été utilisé auparavant. Les compagnies de chemin de fer - dont les Chemins de fer fédéraux suisses - offrent un voyage gratuit aux réfugié.e.s d'Ukraine, un geste jamais vu auparavant.

Si la société civile a bien sûr initié de nombreux actes de solidarité à différents moments - en 2015, ou pendant les guerres de Yougoslavie - à cette occasion particulière, les Etats, les universités et les entreprises privées montrent également leur soutien aux réfugié.e.s ukrainien.ne.s. Nous pouvons, bien sûr, comprendre en partie ce haut degré de solidarité par l'immédiateté de la guerre et des tragédies dont nous sommes témoins chaque jour. De plus, parmi les spécialistes des réfugié.e.s, il est bien connu que les pays voisins accueillent généralement la plus grande partie des réfugié.e.s (principalement dans les pays dits du Sud). Pourtant, comme je le montrerai, il est malheureusement possible d'observer le double standard actuellement en jeu, qui conduit à un traitement très inégal entre les différents groupes de réfugié.e.s.

La solidarité envers les personnes représentées comme des Européen.ne.s blanc.he.s et chrétien.ne.s

Une première pièce pour comprendre le puzzle de cette solidarité tous azimuts est que les Ukrainien.ne.s sont présenté.e.s comme des Européen.ne.s. Selon les mots de Philippe Corbé, le chef du service politique de BFM TV : "Ce ne sont pas des Syriens mais des réfugiés qui nous ressemblent(…) On parle d'Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, et qui essaient juste de sauver leur vie". Pourtant, qui est considéré comme européen et donc comme "nous", l'appartenance au groupe que nous appelons "nous" n'est pas intrinsèquement naturelle et ne correspond pas à un ensemble d'attributs culturels ou phénotypiques prétendument objectifs - après tout, la culture, tout comme la race, est une simple construction sociale.

Il s'agit donc plutôt d'une question de géopolitique, d'héritages historiques, de travail sur les frontières, de catégorisations, qui sont tous liés à la politique du pouvoir. En d'autres termes, présenter les Ukrainien.ne.s comme des réfugié.e.s européen.ne.s blanc.he.s qui nous ressemblent renforce les sentiments d'appartenance et de solidarité au sein de l'Europe (il semble que de nombreux Européens se rattachent encore à cet imaginaire qui se heurte à la réalité des sociétés européennes post-migratoires très diversifiées), tout en établissant simultanément une hiérarchie et en excluant les réfugié.e.s non blanc.he.s qui sont a priori considéré.e.s comme des non-Européen.ne.s.

On peut également observer des traces de l'ancien récit de la guerre froide fondé sur une hiérarchisation morale et géopolitique entre l'Ouest/Europe et l'Est/Union soviétique, à savoir les méchants autres. De plus, l'invasion de l'Ukraine par Poutine a ravivé ce récit qui est illustré, par exemple, par les nombreuses allusions à l'invasion soviétique de 1956 en Hongrie ou à celle de 1968 en Tchécoslovaquie (un exemple, la conseillère fédérale suisse Karin Keller-Sutter, chef du Département fédéral de justice et police DFJP). Selon cette nouvelle logique narrative, les Ukrainien.ne.s appartiennent à "nous", les Européens, alors que, ironiquement, pendant la guerre froide, l'Ukraine faisait partie de cet "autre maléfique" (Achermann 2022).

Les doubles standards

Comme on peut le constater, cette représentation des Ukrainiens en tant qu'Européen.ne.s met en lumière des problèmes, déjà reconnu.e.s par de nombreux/ses chercheur.se.s, liés à l'héritage colonial des systèmes d'asile européens (Krause 2021) ou, plus généralement, aux hiérarchies mondiales et aux idéologies de la domination occidentale, selon lesquelles l'Europe est considérée comme supérieure au reste du monde (Quijano 2008).

Un correspondant de CBS News s'est excusé dans le NewYorkPost après avoir déclaré à l'antenne que la guerre en Ukraine ne pouvait pas être comparée à celles d'Irak et d'Afghanistan - car il considérait la nation d'Europe de l'Est plus "civilisée". Alors qu'il était en reportage à Kiev, il a déclaré que l'Ukraine "n'est pas un endroit, avec tout le respect que je lui dois, comme l'Irak ou l'Afghanistan, où les conflits font rage depuis des décennies. Il s'agit d'une ville relativement civilisée, relativement européenne - je dois aussi choisir ces mots avec soin - où l'on ne s'attend pas à ce que cela se produise ou que l'on espère que cela se produise."

Au-delà du caractère raciste et historiquement inexact de son intervention, cette citation pointe également un déplacement de l'opposition entre " nous " et " eux " selon le nationalisme vers ce que Brubaker (2018) appelle le " civilisationnisme. " L'idée d'une menace civilisationnelle de la part de l'islam a donné naissance à un " christianisme " identitaire et à une posture laïque, qui peuvent à leur tour être interprétés comme une torsion des représentations orientalistes établies de longue date (Said 1976). Comme l'a d'ailleurs dit sans ambages le leader du parti espagnol Vox : "N'importe qui peut comprendre la différence entre ces flux et les invasions de jeunes hommes d'âge militaire d'origine musulmane qui ont été lancées contre les frontières de l'Europe."

Cette hiérarchisation et le double standard deviennent également évidents à travers les nombreux témoins qui ont rapporté le profilage racial des réfugié.e.s traversant la frontière avec la Pologne (un exemple parmi tant d'autres ici). Les réfugié.e.s noir.e.s ont parfois été repoussé.e.s à la frontière. Comme l'indique Elzbieta M. Gozdziak, la violence d'une frontière racialisée entre réfugié.e.s méritant.e.s et non méritant.e.s s'est cristallisée à la frontière polono-ukrainienne.

Le danger immédiat auquel la population ukrainienne est soumise est discursivement instrumentalisé pour renforcer une frontière entre les réfugié.e.s méritant.e.s et les réfugiés non méritant.e.s. Selon le Neue Zürcher Zeitung : "Ce sont de vrais réfugiés cette fois-ci… Nous voyons la souffrance de ces gens. Personne ne peut nier le danger qu'ils courent. C'est différent avec de nombreux migrants qui sont venus en Europe dans le passé en tant que prétendus réfugiés." Les raisons que tout.e autre réfugié.e pourrait avoir pour demander l'asile en Europe sont discréditées par une opposition simpliste et inexacte. La tragédie des réfugié.e.s d'Ukraine est détournée pour diffamer les autres réfugié.e.s.

Un récit nationaliste et sexiste

Le récit des vrai.e.s réfugié.e.s méritant.e.s est, en outre, fortement genré et ancré dans une logique nationaliste. Dans le même article de la NZZ, on peut lire ce qui suit : "Alors que les hommes de Kharkiv et de Kiev se battent pour leur patrie et veillent à ce que leurs femmes et leurs enfants soient en sécurité, dans les années précédentes, ce sont étonnamment souvent des jeunes hommes qui sont venus en Europe depuis d'autres continents. Ils laissaient leurs familles derrière eux". De nombreux/ses chercheur.se.s ont souligné la façon dont le nationalisme et la logique de l'État-nation font apparaître des constructions particulières de masculinités et de féminités. L'une d'entre elles est le héros masculin qui défend sa mère/patrie.

Comme le dit Leandra Bias, les corps masculins sont utilisés comme des armes dans la guerre. Ce récit nationaliste genré est à nouveau mobilisé pour discréditer les autres réfugiés masculins qui fuient d'autres contextes (voir aussi ici). En outre, l'un des récits les plus forts observés en Europe au cours des dernières décennies est celui qui présente le réfugié musulman comme une menace pour la sécurité, comme un terroriste violent envers "nos" femmes (Wyss & Fischer 2021). Ces constructions discursives contradictoires - le héros masculin contre le méchant masculin - créent à nouveau un double standard et peuvent être considérées comme une autre facette de la construction du caractère méritant des autres réfugiés.

Une voie à suivre

Comment soutenir cette solidarité globale envers les réfugié.e.s ukrainien.ne.s sans introduire ces deux poids, deux mesures ? La solidarité ne se manifeste pas naturellement, pas plus qu'il n'est naturel d'appartenir à un groupe. Naturaliser toute solidarité est dangereux car elle peut s'estomper rapidement et facilement. Pourtant, nous assistons non seulement à une vague de solidarité sans précédent, mais aussi à la violence et au double standard flagrants des systèmes d'asile européen et suisse. Il est temps de saisir cet élan de solidarité pour l'étendre à tous les réfugié.e.s. L'accueil chaleureux des réfugié.e.s d'Ukraine nous donne un levier pour améliorer les conditions de tous les réfugié.e.s.

Janine Dahinden est professeur d'études transnationales à la Maison d'analyse des processus sociaux (MAPS) de l'Université de Neuchâtel et chef de projet du projet nccr - on the move.

Ce blog a été publié dans la blog series du nccr - on the move.

Pour en savoir plus :

– Achermann, Christin (2022). Comments of my blog.
– Rogers Brubaker (2017). Between nationalism and civilizationism: the European populist moment in comparative perspectiveEthnic and Racial Studies, 40 (8), 1191–1226.
– Krause, Ulrike (2021). Colonial roots of the 1951 Refugee Convention and its effects on the global refugee regimeJournal of International Relations and Development 24, 599–626.
– Quijano, Aníbal (2000). Coloniality of Power and Eurocentrism in Latin AmericaInternational Sociology 15 (2), 215–32.
– Said, Edward (1978). Orientalism. Pantheon Books.
– Wyss, Anna & Fischer, Carolin (2021). Männlichkeit im Spannungsfeld: Auswirkungen ambivalenter Darstellungen afghanischer Geflüchteter in Deutschland und der SchweizZ’Flucht : Zeitschrift für Flucht- und Flüchtlingsforschung, 5(1), 44–76.