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L’automobile est un luxe; le logement une nécessité: Comment les autoroutes modifient la sociologie des municipalités

Raphaël Parchet, Frédéric Robert-Nicoud
8th November 2021

Le développement des infrastructures de transport est un enjeu central pour les États, qui dépensent des milliards pour connecter les villes entre elles. Mais quel est leur effet réel sur les municipalités concernées? Des chercheurs de l’Université de Genève (UNIGE) et de l’Université de la Suisse italienne (USI) se sont intéressés à l’évolution de la composition en termes de revenus de la population des villes en Suisse, une fois celles-ci connectées au réseau autoroutier. En analysant les données de 1950 à 2010, ils ont constaté que cette nouvelle accessibilité entraine des bénéfices conséquents pour les personnes aisées, mais engendre des coûts indirects pesant de manière disproportionnée sur les personnes aux faibles revenus. Des résultats à lire dans la revue The Economic Journal.

Chaque année, près de 2.5 milliards de francs sont dépensés rien que pour l’entretien et l’amélioration du réseau des routes nationales suisse. Ces infrastructures de transport peuvent influencer les disparités régionales, impactant économiquement les régions les plus isolées. Mais quels sont les effets réels sur les municipalités, une fois celles-ci connectées au réseau autoroutier? «Plusieurs études ont déjà démontré qu’une des conséquences était l’augmentation de la population des municipalités nouvellement accessibles, mais personne ne s’est jamais penché sur l’évolution de la composition des ménages appartenant à différentes catégories de revenus qui sont induites par ce changement dans ces mêmes municipalités. C’est ce que nous avons fait ici», explique Frédéric Robert-Nicoud, professeur à la Faculté d’économie et de management (GSEM) de l’UNIGE.

60 ans de données compilées pour la Suisse

Pour analyser l’évolution de la composition de la population dans les municipalités suisses, les chercheurs ont analysé quatre types de données pour la période 1950-2010: les données sur les contribuables pour diverses catégories de revenus, les recensements de la population, les données de l’Office fédéral des transports pour l’évolution du réseau autoroutier et l’enquête sur les dépenses des ménages. «Nous avons fait ce travail pour 2480 municipalités suisses, et plus particulièrement pour les 780 municipalités dites non urbaines – soit moins de 10’000 habitant-es – qui ont été connectées au réseau autoroutier, afin de pouvoir observer les effets réels de cette nouvelle accessibilité», précise Raphaël Parchet, professeur à l’Institut de recherche économique de l’USI.

Des effets bénéfiques principalement pour les plus riches

Le premier résultat confirme les études réalisées pour d’autres pays concernant l’augmentation de la population des municipalités nouvellement reliées au réseau autoroutier, avec une augmentation générale de 14% du nombre de ménages. En effet, l’accès au réseau autoroutier améliore l’accès à l’emploi, aux écoles, aux commerces, aux loisirs, aux cercles d’amis et familiaux. Il simplifie aussi les choix de localisation pour les couples avec deux conjoints actifs sur le marché du travail, ou pour les couples séparés avec garde d’enfants partagée, par exemple. «Mais ce qui est nouveau, c’est que le nombre de ménages faisant partie des 10% les plus riches de la population (c’est-à-dire ceux dont le revenu imposable est de plus de 129’500 par an) augmente de 42%, alors que le nombre de ménages se situant en-dessous du revenu imposable médian (gagnant moins de 58’900 CHF par an) – soit le 50% – n’augmente, lui, que de 5%», constate Frédéric Robert-Nicoud. Pourtant, initialement, ces municipalités avaient une sous-représentation des ménages les plus riches. «On voit que la connexion au réseau autoroutier conduit à une meilleure mixité des ménages dans ces municipalités», appuie le chercheur genevois. L’augmentation relative du nombre de ménage aisés s’explique par le fait qu’ils utilisent plus la voiture pour leurs déplacements que les ménages modestes.

Ce premier constat fait partie des effets directs de l’accessibilité, mais l’équipe de recherche souligne également des effets indirects. «Lorsqu’une municipalité est reliée au réseau autoroutier, son accès à l’emploi, aux commerces et aux activités est amélioré, ce qui la rend attractive et conduit à une augmentation des prix des terrains et de l’immobilier, explique Raphaël Parchet. Ainsi, le poids de l’augmentation des prix du foncier repose disproportionnellement sur les ménages les plus pauvres, puisque ceux-ci dépensent environ 40% de leurs revenus pour se loger, contre 15% des revenus pour les ménages les plus aisés». L’accès autoroutier entraine ainsi des bénéfices directs conséquents pour les personnes aisées, alors que les coûts indirects pèsent surtout sur les personnes aux revenus modestes.

L’augmentation de la population conduit à l’étalement urbain

Le dernier constat de cette étude concerne l’empreinte physique des aires métropolitaines. «Lorsqu’une ville est nouvellement connectée au réseau autoroutier, elle s’étale horizontalement, car la connexion au réseau autoroutier rend plus attractive la campagne proche, devenue plus accessible», relève Frédéric Robert-Nicoud. «A long terme, la connexion au réseau autoroutier réduit la population des centres urbains de 29%.» Même constat pour les emplois, dont 18% sont finalement décentralisés.

Cette étude démontre l’effet de la densification du réseau routier sur la composition des municipalités. «L’automobile est un luxe; le logement une nécessité. Ainsi, les avantages de l’accès aux autoroutes profitent de manière disproportionnée aux catégories les plus aisées de la population, et ses coûts affectent de manière disproportionnée les personnes à faibles revenus. En définitive, les communes ayant accès au réseau autoroutier sont devenues attractives pour toutes et tous, mais ce sont les plus aisés qui en ont le plus profité», conclut Raphaël Parchet.

Frédéric Robert-Nicoud est actuellement Professeur d'économie politique à la Geneva School of Economics and Management (GSEM) de l'Université de Genève. Ses domaines de recherche et d'enseignement incluent l'économie géographique, l'économie urbaine et le commerce international.

Raphaël Parchet est professeur associé en microéconomie à l'Institut de recherche économique (IRE) et à l'Institut d'économie (IdEP). Ses principaux intérêts de recherche sont les finances publiques, le fédéralisme fiscal et l'économie régionale.