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Nous ne voulons pas de «Graben» supplémentaire en Suisse.

Gian-Andrea Monsch, Karin Nisple, Stephanie Steinmetz
30th December 2020

Début décembre, l'Université des sciences appliquées de Zurich a désigné «Coronagraben»[1] comme mot de l'année dans la partie francophone de la Suisse. Elle affirme que «nous avons tous vécu une réalité différente selon notre région linguistique». En fait, les contaminations  à la Covid-19 ainsi que les mesures politiques de lutte contre la propagation du virus ont été très différentes entre les cantons allemands et latins[2]. Mais évoluons-nous vraiment dans des réalités différentes ? Une telle distinction est-elle utile ? En examinant le respect par la population des mesures sanitaires et les principales préoccupations de la population depuis l’éclosion de la pandémie de Covid-19, nous considérons que ce n’est pas le cas. Pour le démontrer, nous utilisons des données issues de la première vague de l’enquête MOSAiCH 2020 menée avant le semi-confinement et des deux vagues de l’enquête FORS Covid-19 MOSAiCH réalisée au printemps et à l’automne 2020.

Dans l’ensemble, une majorité de la population suisse est prête à respecter les différentes mesures de lutte contre la pandémie de coronavirus: 76% sont prêts à porter un masque, 6 sur 10 acceptent d’installer l’application SwissCovid et plus de la moitié de la population est toujours prête à se faire vacciner. Bien que cela puisse indiquer un respect de ces mesures, une partie importante de la population demeurait critique à leur égard en octobre 2020.

En ce qui concerne la thèse du «Coronagraben», il existe en effet certaines différences entre les régions linguistiques (voir la figure 1). Alors que les cantons latins (82%) sont plus disposés à porter un masque que les cantons suisses allemands (74%), les personnes interrogées dans les cantons germanophones sont un peu plus disposées à installer l’application de traçage SwissCovid (66% à 60% dans les régions francophones et italophones). En revanche, nous ne trouvons aucune différence en ce qui concerne l'intention de se faire vacciner contre la Covid-19.

Figure 1 : Respect des mesures contre la Covid-19 (en %)

Même si nous pourrions conclure, à partir de ce résultat, que les régions linguistiques vivent effectivement dans des réalités différentes, nous pourrions également soutenir que le respect des mesures est une question de couleur politique, de situation de l’emploi, de sexe ou d’âge. Le raisonnement pourrait être le suivant : les personnes interrogées qui se sentent proches des partis de droite sont moins disposées à porter un masque (70%) que celles qui s’identifient aux partis de gauche (79%). Ou encore, les personnes de plus de 65 ans (82%) sont plus disposées à porter un masque que les jeunes générations (31-64 ans : 74% ; 18-30 ans : 77%). On pourrait faire des raisonnements similaires pour la vaccination : nous constatons que les femmes (44%) hésitent beaucoup plus que les hommes (64%) et que les employeurs (43%) sont plus sceptiques que les employés (53 %) et les chômeurs (59%). Nous pourrions étendre cette liste avec des exemples pour l’application SwissCovid. Le fait est que la région linguistique n'est pas un facteur de discrimination plus fort ou plus homogène que d’autres facteurs auxquels nous pourrions penser.

Un argument similaire peut être avancé concernant la dynamique des problèmes les plus importants pour la population suisse. Au cours de l’année 2020 et à trois moments différents, nous avons demandé aux personnes interrogées quels sont les deux problèmes principaux auxquels la Suisse est actuellement confrontée : Nous leur avons demandé une fois peu avant le semi-confinement au printemps, une fois pendant le semi-confinement et une fois peu avant la deuxième vague du virus en octobre. Pendant ce court laps de temps, nous avons constaté une baisse spectaculaire au niveau des préoccupations environnementales, de 55% à 37%. Dans le même temps, les questions économiques ont connu une forte augmentation et sont passées de 19% à 46%, remplaçant ainsi l’environnement comme deuxième question la plus importante derrière les soins de santé. D’autres problèmes sont demeurés remarquablement stables et ont peu évolué par rapport à cette tendance (voir la figure 2 ci-dessous).

Une autre mesure confirme que l’économie est devenue l’une des principales préoccupations au cours de l’année. Nous avons demandé aux personnes interrogées si elles étaient d’accord avec la déclaration suivante : « Une reprise économique rapide est plus importante que la protection des groupes à risque contre le coronavirus. » En octobre, et donc encore avant que des mesures ne soient prises pour lutter contre la deuxième vague de coronavirus, une proportion étonnante de 21% était (fortement) d’accord avec cette déclaration, 37% étaient indifférents, tandis que 42% étaient (fortement) en désaccord.

Figure 2 : Evolution des problèmes en Suisse (en %)

Une fois de plus, les régions linguistiques pourraient être avancées comme argument pour expliquer pourquoi l’économie devance l’environnement comme problème le plus urgent de la Suisse. En effet, les préoccupations économiques sont plus fréquentes dans les cantons latins que chez leurs compatriotes outre-Sarine (vague 1 : 26% L-CH à 18% D-CH ; vague 2 : 42% à 28% ; vague 3 : 54% à 42%).[3]

Les habitants des cantons latins sont-ils donc les principaux moteurs de ce revirement ? Probablement pas. Si nous examinons à nouveau les variations entre les différents groupes, nous ne trouvons aucune différence pour la situation de l’emploi, le sexe ou l’âge. Toutefois, les personnes interrogées proches des partis de gauche (65% dans MOSAiCH ; 57% dans la vague 1 de l’enquête ; 56% dans la vague 2 de l’enquête) sont plus préoccupées par l’environnement que celles proches des partis de droite (25% dans MOSAiCH ; 20% pendant la vague 1; 13% pendant la vague 2). Parallèlement, ces dernières citent plus souvent l’économie (20% ; 39% ; 46%) que les premières (17% ; 23% ; 34%). Néanmoins, nous ne pouvons pas expliquer la tendance générale de la figure 2 grâce à cette comparaison de groupe, car ils évoluent dans la même direction.

La conclusion est donc tout autre : La pandémie de coronavirus a laissé son empreinte dans toute la Suisse. Certainement pas avec la même force pour tout le monde, mais d'une manière similaire. C'est pourquoi nous avons peut-être besoin de « ponts » plutôt que de « Graben ». À cet égard, étant donné que les personnes âgées (65 ans et plus) sont le groupe le plus disposé à se faire vacciner (70% contre 50% pour les 31-64 ans et 47% pour les 18-30 ans) et que les plus jeunes (18-30 ans) sont les moins enclins à sacrifier les groupes à risque pour une reprise économique rapide (14% contre 22% pour les 31-64 ans et 20% pour 65+), nos résultats pourraient plutôt être interprétés comme une solidarité intergénérationnelle. 

Enquête FORS Covid-19 MOSAiCH
Afin de mieux comprendre l’impact de la Covid-19 sur la société suisse, une enquête en ligne en trois vagues avec des questions sur la pandémie de coronavirus et les mesures de lutte contre la propagation du virus a été ajoutée à l’enquête sociale annuelle MOSAiCH. Cette enquête Covid-19 porte principalement sur des questions liées au bien-être, au travail, à l’équilibre travail-vie personnelle et à la politique. La première vague a été menée de fin avril à mi-juin 2020. 2421 personnes vivant dans des ménages privés en Suisse et âgées de 18 ans et plus ont répondu au questionnaire en ligne. 1270 personnes ont répondu à la deuxième vague de l'enquête, conduite en octobre 2020. Les résultats ont été pondérés statistiquement pour obtenir une meilleure représentativité de la population suisse. Les personnes interrogées seront invitées à répondre à une troisième vague au printemps 2021, ce qui permettra de mesurer l’impact de la Covid-19 à plus long terme.


 

[1]La traduction littérale de « Graben » est fossé. Cependant, il est utilisé ici pour signaler des divisions culturelles ou politiques. Construit par imitation du terme « Röstigraben » indiquant les divisions culturelles entre les parties suisses allemandes et latines, le terme « Coronagraben » souligne les désaccords sur l’adoption de mesures sanitaires ainsi que les fortes différences dans le nombre d’infections entre les régions.

[2] Nous nous permettons de combiner les cantons italophones et francophones parce qu’ils ont été plus touchés par la Covid-19 que les cantons germanophones. Nous avons classé Genève, Vaud, Neuchâtel, Fribourg, le Valais, le Jura et le Tessin comme des cantons latins.

[3] Les personnes interrogées des cantons latins citent également davantage l’environnement comme un problème, mais seulement pendant la première vague de l’enquête (57% à 49%). A ce propos, dans les deux vagues suivantes, nous ne trouvons plus de différences significatives entre les deux régions. 

 

Photo: Pont d'Avignon (wikimedia commons)