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Qu’est-ce que le big data fait à la gouvernance urbaine ? Le cas de l’application Waze

Antoine Courmont
25th August 2020

Les autorités locales, tout comme les gouvernements nationaux, s’appuient sur des quantifications aux formes et aux usages variés pour mettre en œuvre et évaluer leurs politiques publiques. Le numérique a fait apparaître une nouvelle forme de quantification dans le gouvernement urbain, couramment appelée le big data. Le big data marque à la fois un changement de degré, avec un volume de données produites considérables, mais également de nature, avec des données d’un genre différent, les traces comportementales. Ce nouveau régime de quantification s’accompagne également de l’émergence de nouveaux acteurs dans l’action publique territoriale : les plateformes. Issus du secteur de l’économie numérique, leur activité repose sur la collecte, le traitement et l’utilisation de ces nouvelles données, qui échappent largement aux autorités publiques, provoquant un certain nombre de conflits avec celles-ci.

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Fondée en 2008 en Israël, Waze est l’une de ces plateformes. L’entreprise propose une application mobile de navigation routière qui repose sur des données provenant directement de ses utilisateurs. Gratuite pour ses utilisateurs, son modèle économique repose sur de la vente de publicités géolocalisées. Lancée en France en 2010, ce pays constitue aujourd’hui un des principaux marchés de l’entreprise avec plus de 12 millions d’utilisateurs actifs par mois en 2019. Cet usage massif de l’application Waze provoque des effets sur la régulation du trafic routier, ce qui suscite des tensions avec certains gestionnaires de réseau. A ce titre, Waze est un cas particulièrement intéressant pour analyser les effets du big data sur la gouvernance urbaine.

Réguler le réseau ou les automobilistes ? La double « réalité » de la circulation routière

La comparaison entre les politiques traditionnelles de régulation du trafic routier et l’application Waze fait apparaître deux conceptions différentes de la congestion routière, auxquelles sont associées des modes de représentation et de régulation différents de la circulation automobile : le premier porté par les gestionnaires de réseau qui vise les flux de véhicules ; le second, de manière novatrice, par des entreprises de services d’information, telles que Waze, qui ciblent les automobilistes.

Les gestionnaires des réseaux routiers visent à réguler leur réseau en suivant un objectif de fluidification des flux de voyageurs dans le respect des plans de circulation. Pour cela, ils mesurent et agissent sur des flux de véhicules au travers d’un système automatisé de comptage et de pilotage des feux de circulation. Un des principes centraux qui les guide est la prise en compte de la hiérarchie du réseau [1]. Lors de la mise en place d’itinéraires de délestage, afin d’éviter de congestionner les réseaux secondaires, ils privilégieront des réseaux de niveau équivalent. Dans son service de navigation, Waze ne prend pas en compte ces plans de circulation définis par les autorités locales qui visent à privilégier les axes majeurs du réseau. La vocation de l’entreprise est d’optimiser l’intérêt individuel de ses utilisateurs en minimisant leur temps de parcours par le biais d’un calcul d’itinéraire personnalisé. La hiérarchie ou la localisation des voies ne sont ainsi pas prises en compte : seul l’itinéraire le plus rapide à l’instant t est proposé. Cette nouvelle modalité de régulation de la circulation routière s’affranchit des principes de régulation des réseaux routiers pour privilégier une régulation individuelle des déplacements. Waze régule la circulation routière en agissant, non plus sur des flux de véhicules, mais sur le comportement individuel des automobilistes.

Cette nouvelle forme de régulation ne remplace pas la précédente, mais vient s’ajouter à celle-ci. La coexistence de ces deux couches de régulation peut conduire à un renforcement réciproque de chacune d’entre elles ou, au contraire, à leur opposition. Comme l’indique ce responsable d’un PC de l’agglomération lyonnaise : « Waze nous solutionne des problèmes. En redirigeant automatiquement des automobilistes, ils évitent de nous envoyer plus de trafic sur des points durs ». Waze permet ainsi d’absorber, ou, en tout cas, de limiter les effets négatifs des aléas de la circulation. La régulation des automobilistes effectuée par l’application est alors complémentaire de celle des gestionnaires de réseau. Toutefois, en cas de congestion sur le réseau principal, l’usage massif de Waze entraîne des reports conséquents de circulation sur les réseaux secondaires non adaptés pour recevoir de tels flux. Cela provoque des situations de congestion induites, des nuisances environnementales, des risques accrus de sécurité publique et des coûts de maintenance supplémentaires.

En envoyant de nombreux véhicules sur un même itinéraire de substitution, Waze provoque un report spatial de la circulation, en particulier dans des zones résidentielles et/ou périurbaines situées à proximité des lieux de congestion récurrente des réseaux primaires. En saturant ces secteurs que les autorités publiques souhaitent préserver d’un trafic conséquent, cette nouvelle forme de régulation entre en conflit avec les principes traditionnels de gestion et de régulation des réseaux routiers. Alors que ces derniers se basent sur une vision d’ensemble des flux urbains, le service Waze vise à satisfaire l’intérêt individuel des automobilistes. « Ils ont une vision individualiste du déplacement qui se heurte avec les politiques publiques qui veulent faire passer les flux de véhicules par les voies principales. Ils sont en contradiction avec les pouvoirs publics » (Responsables PC Circulation, Lyon, mai 2017). Comme en témoigne ce gestionnaire de réseau, ces deux visions de la circulation provoquent des tensions avec les exploitants des réseaux routiers qui voient leur propre stratégie de régulation être remise en cause par l’application.

De son côté, l’entreprise se défausse de toute responsabilité quant au report de la circulation sur des voies non calibrées.  « C’est davantage un symptôme qu’une cause. Il faut regarder la situation dans son ensemble. La question qu’il faut se poser c’est « pourquoi il y a des embouteillages sur les voies principales ? ». Parce que la planification urbaine a été dépassée et que les infrastructures ne sont pas adaptées pour répondre aux besoins des personnes vivant dans les banlieues (suburbs). » (Responsable des partenariats de Waze, juillet 2017). Ce constat posé par ce responsable de l’entreprise Waze manifeste ce que certains sociologues urbains pointent depuis une quinzaine d’année : les pratiques individuelles, notamment en matière de mobilité, jouent un rôle crucial dans les recompositions urbaines, ce qui met à l’épreuve les démarches planificatrices de la puissance publique (Bourdin, 2005 ; Kaufmann, 2014).

Les tensions qui apparaissent lorsque les deux formes de régulation de la circulation entrent en contradiction marquent plus généralement la fragilisation des pouvoirs publics à imposer leur représentation de la circulation routière face à ce nouvel acteur. En effet, si le cas de Waze pose problème aux autorités publiques, c’est que les automobilistes tendent à accorder davantage de crédit à la réalité de l’entreprise plutôt qu’à la leur. « Les gens suivent leur GPS, peu importe ce que l’on indique sur nos panneaux de signalisation. Nos moyens d’action n’agissent plus. » (Responsables PC Circulation, Lyon, mai 2017). Comme le déplore cet opérateur, face à la force de prescription de ces nouveaux services privés, les itinéraires proposés par les gestionnaires sont moins suivis, ce qui réduit leur capacité de régulation de leur propre réseau. Les automobilistes tendent à préférer s’appuyer sur les informations fournies par le service de navigation plutôt que les messages délivrés par les gestionnaires de réseau. Cette déliquescence (Didier, 2009) de la donnée publique sur l’état du trafic routier manifeste une mise à l’épreuve du pouvoir des institutions publiques dans leur capacité à coordonner les actions individuelles d’un grand nombre de personnes – ici les automobilistes – au travers d’une représentation reconnue et acceptée de la réalité. Si les gestionnaires de réseau jouent toujours un rôle central dans la régulation de la circulation routière, ces institutions publiques voient se fragiliser leur pouvoir à gouverner du fait de leur capacité questionnée à coordonner et mobiliser les automobilistes.

Agir sur les données, changer la réalité et coproduire la régulation routière

Avant de conclure trop rapidement sur la perte de pouvoir des autorités publiques, il est nécessaire de s’intéresser plus en détail aux modalités de production des données utilisées par Waze. Celles-ci font émerger un espace relationnel, peu visible, où interagissent les autorités publiques, l’entreprise Waze et sa communauté d’éditeurs. Tant pour les traces, la description du réseau ou les événements, les autorités publiques parviennent à influer sur les données de la circulation routière établie par Waze.

En premier lieu, les éditeurs de la cartographie de Waze s’appuient sur les textes officiels pour catégoriser les voiries. Ils inscrivent dans la base de données de Waze des principes de régulation des réseaux routiers, tels que la primauté accordée aux routes à grande circulation même si celles-ci sont des routes départementales. Dès lors, les modalités de production des données géographiques de Waze ne sont pas totalement autonomes des pouvoirs publics. Le travail crucial de catégorisation repose sur des catégories étatiques. Cela illustre la capacité de l’État à pénétrer la société civile et à imprégner les modes de représentation des acteurs.

Outre la description des réseaux routiers, les autorités publiques influent également sur les traces de vitesse de circulation enregistrées par l’entreprise Waze. En transformant l’infrastructure routière, elles réduisent la vitesse de circulation dans certaines zones ce qui a pour effet de rendre moins prioritaire certaines voiries dans l’algorithme de Waze. Pour cela, les pouvoirs locaux s’appuient sur plusieurs instruments : la réduction de la vitesse maximale, la mise en place de ralentisseurs, la réduction du nombre de voies de circulation, l’implantation de feux de circulation ou de priorités à droite, etc. En contraignant le comportement de l’automobiliste, ces dispositifs techniques vont rétroagir sur les données de Waze qui enregistre les vitesses de circulation, et, in fine, sur le choix des itinéraires proposés par l’algorithme.

La troisième modalité d’interaction entre les pouvoirs publics et Waze repose sur un programme d’échange de données. Cette initiative partenariale, intitulée le Connected Citizens Program, a été lancée aux Etats-Unis en 2014 et s’est développée en France à partir de 2016. L’entreprise propose de fournir gratuitement des données anonymisées et agrégées sur les conditions de circulation en temps réel et les incidents signalés par les utilisateurs ; en échange, les pouvoirs publics transmettent des informations sur les fermetures de voies et les événements impactant la circulation, informations que Waze peine à collecter. Pour les acteurs publics, ce partenariat est perçu comme un prolongement bénéfique de leur politique de régulation routière. En permettant d’informer davantage d’automobilistes et d’éviter ainsi des perturbations supplémentaires, l’application Waze est identifiée comme un instrument complémentaire de leur politique de circulation. Même si l’information leur est fournie par un autre canal, elles conservent la maîtrise de l’information fournie aux usagers. Les autorités publiques restent la source d’informations légitime à partir de laquelle vont se coordonner les automobilistes. La diffusion des données publiques marque un redéploiement de l’action des collectivités, qui, par la voie discrète des données, mettent en œuvre de nouvelles modalités de régulation de leur territoire qui se superposent aux précédentes. Se manifeste ainsi une nouvelle répartition des tâches entre acteurs publics et privés : les acteurs publics se concentrent sur la production et la mise à disposition de données de qualité ; tandis que les acteurs privés développent les services aux usagers. Ces partenariats soulignent le redéploiement des autorités publiques dans certains territoires que l’on observe également au travers des politiques d’open data. Celles-ci effectuent un gouvernement indirect par l’intermédiaire de la mise en circulation de leurs données.

Conclusion : pour une sociologie politique des données urbaines

Comme le révèle le cas de l’application Waze, en offrant de nouvelles modalités de représentation de l’espace urbain, le big data vient déstabiliser les agencements des politiques urbaines. Les institutions publiques se trouvent questionnées dans leur pouvoir d’instituer la réalité et de coordonner les individus autour de cette réalité. Toutefois, plutôt que de conclure rapidement sur une perte de pouvoir des acteurs publics face à ces plateformes de l’économie numérique, l’étude des modalités de production de ces nouvelles quantifications met en évidence la participation, directe ou indirecte, des institutions publiques à la détermination de la réalité produite par ces plateformes. S’il ne faut pas nier les tensions entre ces différentes formes de la réalité, par l’intermédiaire des données, les pouvoirs publics parviennent à préserver et prolonger leurs capacités de régulation. Les données participent ainsi à la construction d’une capacité d’action collective au-delà des frontières de l’institution publique.

Cette recherche met également en évidence les apports d’une perspective de sociologie de la donnée pour étudier les recompositions de la gouvernance urbaine à l’ère du numérique. Alors que les politiques publiques reposent de plus en plus sur des flux d’informations, se focaliser sur la donnée permet de mettre en avant différents agencements entre des acteurs, des modes de gouvernement et des représentations de la ville. Cela offre un nouveau regard sur les relations entre acteurs publics et privés dans l’action publique urbaine. Loin de réifier la frontière entre les sphères publiques et privées, la donnée illustre sa porosité. Tant dans ses modalités de production que dans ses usages, elle circule du public au privé, ce qui présente tout à la fois un risque et une opportunité pour la régulation publique des territoires.

[1] Pour assurer la bonne gestion d’un réseau, outre la domanialité de la voie, chaque section d’un réseau est classée en fonction du type de route, de ses caractéristiques géométriques et de la vitesse maximale autorisée.


Antoine Courmont est Chercheur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po et Directeur scientifique de la chaire Villes et numérique de l’Ecole urbaine de Sciences Po.


Cet article s'appuie sur un article paru dans la revue française de sociologie:

Courmont, A. (2018). Plateforme, big data et recomposition du gouvernement urbain. Les effets de Waze sur les politiques de régulation du trafic. Revue française de sociologie, 59(3): 423-449. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2018-3-page-423.htm


Bibliographie:

Bourdin, A. (2005). La métropole des individus. La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.

Courmont, A. et Le Galès, P. (eds.) (2019). Gouverner la ville numérique. Paris, PUF.

Didier, E. (2009). En quoi consiste l'Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie. Paris, La Découverte.

Kaufmann, V. (2014). Retour sur la ville. Motilité et transformations urbaines. Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.

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