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Mise à l’agenda des politiques publiques: le gouvernement, principal initiateur des processus de décision

Julien Jaquet, Pascal Sciarini, Frédéric Varone
17th June 2019

La toute première étape d'un processus de décision consiste à mettre à l'agenda politique un problème de société à résoudre. L'acteur qui initie un processus législatif peut marquer de son empreinte les étapes suivantes du processus (la formulation d'une politique publique et son exécution), ainsi que le contenu de la politique en question. Mais en pratique, qui a le premier rôle en matière de mise à l'agenda en Suisse? Et comment le poids du gouvernement et celui du parlement ont-ils évolué au cours des trente dernières années? Qu'en est-il des différences entre domaines politiques?

Pour répondre à ces questions, nous utilisons des données originales qui portent sur tous les projets d'actes législatifs soumis à démocratie directe que le parlement suisse a traités entre 1987 et 2015 (projet "legpro"). Ces données nous renseignent notamment sur l'acteur qui a initié le processus de décision pour tous les 1'804 actes législatifs de la période.

Le graphique 1 montre comment l'importance relative des différentes instances qui peuvent initier des processus de décision a évolué au cours du temps. On observe que la fréquence relative des impulsions venant du gouvernement (Conseil fédéral et administration) a diminué. Cette diminution est allée de pair avec une plus grande influence des acteurs internationaux et, dans une moindre mesure, du parlement. Enfin, notons que malgré le recours croissant aux initiatives populaires, leur poids dans l'initiation des processus de décision est resté stable, en termes relatifs.

Figure 1: Parts des différents initiateurs au fil du temps (1987-2015)


Les cantons ne sont pas représentés sur ce graphique pour des questions de place. Pour la législature 1987-1996, celle-ci s'élève à 1.0 %, pour 1997-2006 à 0.7 % et pour 2007-2015 à 0.4 %.

Le rôle plus important du parlement dans l'impulsion des processus de décision se manifeste également lorsque l'on distingue les formes directes et indirectes d'impulsion. La part des initiatives parlementaires (forme directe) a presque doublé (de 30% pour la période 1987-1996 à 56% pour la période 2007-2015) par rapport aux motions ou postulats (forme indirecte). Autrement dit, les parlementaires fédéraux préfèrent de façon croissante écrire leur propre projet de loi plutôt que de déléguer cette tâche au Conseil fédéral.

Jusqu'ici, les résultats semblent suggérer une perte de pouvoir du gouvernement. Cependant, une analyse plus fine prenant en compte la part de nouvelles lois par rapport aux lois modifiées amène à relativiser cette perte (graphique 2).

Figure 2: Part des lois nouvelles par rapport aux lois révisées (1999-2015)


Seul la mise à l'agenda indirecte est considéré pour la catégorie "peuple", c'est-à-dire les lois qui portent sur l'application d'initiatives acceptées. Comme les nombres absolus sont très petits, nous renonçons à interpréter la part relative de nouvelles lois vs lois modifiées pour celles-ci.

On peut partir de l'idée que les processus de décision qui mènent à l'acceptation de nouveaux actes législatifs débouchent sur des changements politiques de plus grande ampleur que les simples révisions de loi. Or, le graphique 2 montre que le gouvernement, contrairement au parlement, initie majoritairement des processus conduisant à l'adoption de nouvelles normes. La part des nouvelles règles est encore plus élevée pour les processus de décision initiés au niveau international, dans lesquels le Conseil fédéral et l'administration jouent un rôle central d'intermédiaire. Sous cet angle, le gouvernement a donc un poids important dans la phase de mise à l'agenda.

Finalement, il est possible que les caractéristiques propres à chaque domaine politique exercent une influence sur le déroulement des processus de mise à l'agenda. En fait, les différents types de politique (par exemple, politiques redistributives vs réglementaires), les configurations d'acteurs (par exemple, communauté fermée vs réseau ouvert), le niveau d'institutionnalisation (par exemple, accords bilatéraux avec l'Union européenne dans certains domaines), etc., varient fortement d'un domaine à l'autre.

Les données du projet "legpro" montrent que le gouvernement est particulièrement actif sur les thématiques qui relèvent de la compétence du DEFR (65%), du DDPS (62%) du DFI (58%), ou de la Chancellerie fédérale (57%). A l'inverse, l'influence relative du Conseil fédéral en tant qu'initiateur est notablement moindre pour les objets relevant du DETEC (51%), du DFAE (49%), ou du DFJP (44%). Au DFJP, ce sont plutôt les parlementaires qui établissent l'agenda politique. Les thèmes de la migration, de même que l'ordre et la sécurité, relèvent de la politique partisane et génèrent une forte polarisation au parlement. Les parlementaires peuvent thématiser ces problèmes pour renforcer leur importance dans la compétition partisane et espérer bénéficier ainsi des retombées électorales. Comme on pourrait s'y attendre, les acteurs internationaux jouent un rôle significatif dans l'ordre du jour du DFAE (36%). A l'inverse, le Parlement (11%) et le peuple (4%) n'exercent qu'une toute petite fonction de mise à l'agenda dans ce domaine politique, ce qui démontre indirectement la domination du gouvernement dans les domaines politiques internationalisés.

En résumé, les résultats empiriques montrent que le Conseil fédéral et son administration sont actuellement à l'origine de moins de 40 pourcent de tous les processus de décisions. Cette situation ne signifie cependant pas que le gouvernement influence moins qu'il y a 30 ans la thématisation de problèmes à résoudre et la formulation des solutions politiques. L'internationalisation grandissante des processus de décision, qui renforce le poids du gouvernement et de l'administration par rapport au parlement, de même que le fait que les grandes modifications (nouveaux actes législatifs) sont initiées par le gouvernement ou dans le cadre de processus internationalisés, contribuent certainement au pouvoir de mise à l'agenda du gouvernement.


Référence:

Jaquet, Julien M., Sciarini Pascal und Frédéric Varone (2019). Mise à l'agenda des politiques publiques: le gouvernement, principal initiateur des processus de décision. Dans: Blackbox Exekutive – Regierungslehre in der Schweiz. Zürich: NZZ Libro, Reihe „Politik und Gesellschaft in der Schweiz“.


Photo: Services du Parlement 3003 Berne