La répartition des tâches en 2016 : quel bilan au regard du fédéralisme suisse ?

Accep­tée en vota­ti­on popu­lai­re le 28 novembre 2004 et mise en œuvre en jan­vier 2008, la réfor­me de la péré­qua­ti­on finan­ciè­re et de la répar­ti­ti­on des tâches (RPT) devait pal­li­er aux nombreux dys­fonc­tion­ne­ments qui s’intensifiaient ent­re la Con­fé­dé­ra­ti­on et les can­tons en ter­mes de décisi­ons, de finan­ce­ment et d’exécution des tâches publi­ques. Un retour à un fédé­ra­lisme plus coo­pé­ra­tif deve­nait vital. Cepen­dant, huit ans après le début de la réfor­me, le sys­tème dévoi­le encore ses faiblesses.

C’est avec de sub­ti­les com­bi­nai­sons ent­re cen­tra­li­sa­ti­on des décisi­ons et décen­tra­li­sa­ti­on de la mise en œuvre que le fédé­ra­lisme se déter­mi­ne en Suis­se. Lors­que ce pru­dent équi­libre est rom­pu, alors il est mis à mal. Au cours des années 60 et sui­v­an­tes, le fédé­ra­lisme coo­pé­ra­tif suis­se s’est dou­blé d’un fédé­ra­lisme d’exécution, hau­te­ment cri­ti­qué en rai­son d’une cen­tra­li­sa­ti­on ram­pan­te des com­pé­ten­ces, dans lequel la Con­fé­dé­ra­ti­on déci­dait et les can­tons ne fai­sai­ent qu’exécuter.

L’harmonie si bien acqui­se du fédé­ra­lisme se dés­agré­ge­ait et le sys­tème néces­si­tait d’être réfor­mé. C’est ain­si qu’a été lan­cé le pro­gram­me RPT. Son objec­tif était de désen­che­vêtrer au maxi­mum les responsa­bi­li­tés et l’exécution des tâches publi­ques ent­re les niveaux gou­ver­ne­men­taux, mais aus­si de « revi­ta­li­ser » le fédé­ra­lisme qui avait per­du de sa vigueur au fil des années.

À l’ho­ri­zon 2016, mal­gré une net­te amé­lio­ra­ti­on du sys­tème, les can­tons n’en sont pas ent­iè­re­ment satis­faits et les objec­tifs, que par­ti­el­lement att­eints. Le pro­ces­sus d’ap­pren­tis­sa­ge est donc tou­jours en cours. 

Un nouvel instrument: la convention-programme

Suite à cet­te réfor­me iné­di­te, un panel de dix-sept tâches a été par­ci­mo­nieu­se­ment sélec­tion­né et attri­bué à l’un ou l’autre des niveaux gou­ver­ne­men­taux. Dix tâches sont deve­nues exclu­si­ve­ment can­to­na­les, alors que sept ont été princi­pa­le­ment octroyées à la responsa­bi­li­té fédé­ra­le. Cepen­dant, dans le cas de vingt-cinq autres tâches publi­ques, il n’a pas été pos­si­ble d’en divi­ser les com­pé­ten­ces insti­tu­ti­on­nel­les. Ces tâches restan­tes dites « com­mu­nes », sont alors gérées con­join­te­ment par la Con­fé­dé­ra­ti­on et les can­tons. Par­mi cel­les-ci, vingt sont trai­tées par des cont­rats de droit public con­clus ent­re la Con­fé­dé­ra­ti­on et cha­que can­ton : les con­ven­ti­ons-pro­gram­mes (CPs), pré­voyant des sub­ven­ti­ons glo­ba­les ou for­fai­taires ver­sées aux can­tons pour des péri­odes quadriennales.

D’un fédé­ra­lisme dit d’exécution, les réfor­ma­teurs sou­hai­tai­ent reve­nir à un fédé­ra­lisme plus coo­pé­ra­tif, pri­vi­lé­gi­ant un ren­for­ce­ment de la col­la­bo­ra­ti­on ent­re la Con­fé­dé­ra­ti­on et les can­tons dans l’accomplissement des tâches publi­ques et affer­mis­sant l’autonomie can­to­na­le (Mathys & Keuf­fer, 2015). Pour ce fai­re, une stric­te divi­si­on des com­pé­ten­ces a été réa­li­sée au nom des princi­pes de sub­si­dia­ri­té et d’équivalence fis­ca­le. Cet­te aug­men­ta­ti­on de la mar­ge de manœu­vre poli­tique et finan­ciè­re des enti­tés insti­tu­ti­on­nel­les par sépa­ra­ti­on des com­pé­ten­ces s’assimilerait dans le fond à des élé­ments de fédé­ra­lisme dual, qui n’avait pas été réel­lement ima­gi­né par les réfor­ma­teurs. Huit ans après la mise en œuvre de la RPT et le début du troi­siè­me cycle de la répar­ti­ti­on des tâches (2016–19), le sys­tème suis­se bril­le encore et tou­jours dans la gale­rie des spé­ci­mens poli­ti­ques par son hybri­di­té bien à lui.

Les principes régissant la réforme

Le Con­seil fédé­ral et les gou­ver­ne­ments can­to­n­aux s’accordaient à qua­li­fier de par­ten­a­ri­at cet­te nou­vel­le col­la­bo­ra­ti­on ent­re la Con­fé­dé­ra­ti­on et les can­tons. Un par­ten­a­ri­at pos­si­ble dès l’instant où la réfor­me enraye la cen­tra­li­sa­ti­on exces­si­ve des com­pé­ten­ces vers le niveau fédé­ral et rend ain­si leur auto­no­mie aux can­tons. Selon les princi­pes régis­sant la réfor­me, les ques­ti­ons stra­té­giques sont désor­mais réser­vées à la Con­fé­dé­ra­ti­on alors que la mise en œuvre au niveau opé­ra­ti­on­nel est léguée aux cantons.

Cet­te der­niè­re irait au-delà de l’exécution pure puisqu’elle impli­quer­ait éga­le­ment l’adoption de méca­nis­mes d’études, d’évaluation et de con­trô­les. Par­fois même, les can­tons éla­bo­rent des pro­gram­mes très pré­cis visant à pla­ni­fier les opé­ra­ti­ons ulté­ri­eu­res et per­met­tant de com­plé­ter les dis­po­si­ti­ons de la con­ven­ti­on-pro­gram­me (Mathys, 2015).

De plus, les instru­ments de com­mu­ni­ca­ti­on et de coor­di­na­ti­on sont pri­vi­lé­giés à la place de la coer­ci­ti­on (Hoo­g­he & Marks, 2001). Enfin, le ren­de­ment s’évertue à être amé­lio­ré, l’accent est désor­mais mis sur les out­puts et les out­co­mes plu­tôt que sur les inputs et les bud­gets ne sont plus spé­ci­fi­ques, mais bien for­fai­taires ou glo­baux, lais­sant ain­si plus de mar­ge de manœu­vre à ceux qui en dis­po­sent. Les con­ven­ti­ons-pro­gram­mes devai­ent donc reflé­ter ces nou­vel­les dis­po­si­ti­ons et ryth­mer le nou­veau sys­tème de maniè­re plus uni­for­me, per­for­man­te et transparente.

Décalages entre théorie et pratique

Sous la sur­face tou­te­fois, la machi­ne révè­le ses imper­fec­tions. Les princi­pes sem­blent être dif­fi­ci­les ou impos­si­bles à s’appliquer. Dans le cad­re de not­re étu­de en cours, nous avons effec­tué plus de vingt ent­re­ti­ens ent­re sep­tembre 2014 et jan­vier 2016 auprès de respons­ables can­to­n­aux dans les can­tons de Vaud, Genè­ve, Valais, Ber­ne, Uri et Zurich en char­ge de l’élaboration et l’application des con­ven­ti­ons-pro­gram­mes, et ce dans cinq domai­nes publics : l’intégration can­to­na­le, la pro­tec­tion du patri­moi­ne et des monu­ments his­to­ri­ques, la pro­tec­tion de la natu­re et du pay­sa­ge, la pro­tec­tion du bruit rou­tier et l’encouragement du déve­lo­p­pe­ment régional.

Même si les résul­tats obte­nus restent inter­mé­di­ai­res puis­que d’autres ent­re­ti­ens sont à venir, ils mon­t­rent des aspects plu­tôt intéres­sants. Il s’avère que le domai­ne de la con­ser­va­ti­on des monu­ments est le plus pro­b­lé­ma­tique : les sub­ven­ti­ons sont encore octroyées au « cas par cas », le par­ten­a­ri­at tant espé­ré n’existerait vrai­sem­bla­ble­ment pas et les rôles ne serai­ent pas bien défi­nis puis­que les can­tons sont liv­rés le plus sou­vent à eux-mêmes (gra­phi­que 1).

Bien que la mar­ge de manœu­vre sem­ble être recon­nue com­me suf­fi­san­te par les can­tons sélec­tion­nés, elle n’est cepen­dant pas opti­ma­le. Etroi­te­ment liée à la dis­tri­bu­ti­on des rôles ent­re stra­té­gie et opé­ra­ti­on­nel étant elle-même per­çue com­me insa­tis­fais­an­te par les can­tons, la mar­ge de manœu­vre des can­tons demeu­re étroi­te dans cer­tains domai­nes, tels que la pro­tec­tion de la natu­re et du pay­sa­ge. La Con­fé­dé­ra­ti­on est encore trop influ­en­te lorsqu’il est ques­ti­on de fixer les objec­tifs ; à se deman­der si l’adage du « qui paye, déci­de » domi­ne dans ce cas de figure.

En ce qui con­cer­ne le domai­ne de l’inté­gra­ti­on, qui a adop­té les con­ven­ti­ons-pro­gram­mes seu­le­ment en jan­vier 2014, il sem­ble­rait que les princi­pes soi­ent mieux app­li­qués et respec­tés. L’apprentissage y est sûre­ment pour quel­que cho­se ; les can­tons ont su vite appré­hen­der l’instrument con­trac­tu­el. Seul bémol : ces der­niers ont par­fois l’impression que la Con­fé­dé­ra­ti­on man­que de visi­on stra­té­gique, bien que légiti­mée par la distance phy­si­que qui la sépa­re des actions sur le ter­rain cantonal.

Quant au domai­ne du bruit, il sem­ble géné­ra­le­ment respec­ter l’exigence de sub­ven­ti­ons glo­ba­les ou for­fai­taires et illus­tre une for­te auto­no­mie can­to­na­le dans l’exécution pro­pre­ment dite. Néan­moins, l’étau se res­ser­re lorsqu’il s’agit de l’attribution des rôles et de l’existence d’un par­ten­a­ri­at. Pour beau­coup de respons­ables du domai­ne du bruit mais aus­si de la poli­tique régio­na­le, le par­ten­a­ri­at res­te un mythe puis­que la Con­fé­dé­ra­ti­on non seu­le­ment déci­de, mais aus­si finan­ce : des aspects de fédé­ra­lisme d’exécution sem­blent refai­re sur­face dès lors que les can­tons ne serai­ent plus qu’en mes­u­re d’exécuter.

Graphique 1: 

Graph 1

Les conventions-programmes à la loupe

Nous avons éga­le­ment vou­lu savoir com­ment les repré­sen­tants can­to­n­aux per­çoiv­ent les con­ven­ti­ons-pro­gram­mes en tant que tel­les (gra­phi­que 2). Les aspects jugés les plus posi­tifs sont l’intégration des can­tons dans le pro­ces­sus de décisi­on, l’information fédé­ra­le, la durée de la con­ven­ti­on-pro­gram­me et l’utilité des son­da­ges effec­tués par les offices fédé­raux auprès des ser­vices can­to­n­aux. En ce qui con­cer­ne les moins bon­nes appré­cia­ti­ons res­sor­tent la char­ge admi­nis­tra­ti­ve trop lour­de, les rap­ports annu­els impo­sés par la Con­fé­dé­ra­ti­on trop com­ple­xes à com­plé­ter et à com­prend­re, les gui­des fédé­raux qui restent encore trop vagues et les éch­an­ges ent­re les can­tons qui ne sont pas assez fréquents.

Nous avons été sur­pris de décou­vrir que beau­coup déplo­rent le man­que de direc­ti­ves fédé­ra­les ou leur clar­té dans cer­tains domai­nes, alors que les can­tons reven­di­quent une plus for­te auto­no­mie décisi­onnel­le dans l’élaboration et l’exécution des poli­ti­ques publi­ques. N’est-ce pas là un dis­cours para­doxal que tien­nent les respons­ables can­to­n­aux ? Nous con­sta­tons qu’il est sou­vent dif­fi­ci­le de fixer la limi­te ent­re les atten­tes et la réalité.

D’autres aspects encore ne sont pas bien per­çus, tels que les indi­ca­teurs et objec­tifs fixés dans les con­ven­ti­ons-pro­gram­mes, sou­vent trop rigi­des et impos­si­bles à att­eind­re dans un délai de quat­re ans. De même, les délais impo­sés pour l’exécution sont par­fois irréa­li­sables, com­me c’est le cas dans le domai­ne de la pro­tec­tion de la natu­re et du pay­sa­ge qui fonc­tion­ne sur le très long ter­me ; les objec­tifs n’étant visi­bles qu’au ryth­me de la nature.

Graphique 2: 

Graph

Réévaluer la RPT ?

En mai 2012, le Con­seil­ler aux Etats Mar­kus Stad­ler dépo­se un pos­tu­lat au Par­le­ment sur la véri­fi­ca­ti­on du respect des princi­pes régis­sant la RPT, qui aurai­ent été vio­lés. Déclen­chant un effet « boule de nei­ge », une moti­on de la Com­mis­si­on des finan­ces du Con­seil natio­nal a ensui­te exi­gé une ana­ly­se de l’en­sem­ble des tâches com­mu­nes pour 2018. L’idée d’un nou­veau désen­che­vêtre­ment des tâches fait son che­min par­mi les poli­ti­ci­ens. Néan­moins, ce pro­jet com­mu­n­é­ment appe­lé « RPT II » sem­ble bien uto­pi­que : une stric­te divi­si­on des com­pé­ten­ces impli­que logi­que­ment une aug­men­ta­ti­on des responsa­bi­li­tés et des res­sour­ces finan­ciè­res. Les can­tons ne pour­rai­ent en assu­mer les coûts, une hausse des impôts étant peu probable.

Plutôt périlleux…

La solu­ti­on serait alors de trans­fé­rer des parts d’impôt fédé­ral au niveau can­to­nal. Néan­moins, la pro­xi­mi­té et la gran­de dis­pa­ri­té qui incom­bent aux can­tons repré­sen­tent un défi de tail­le. A ter­me, moins de coor­di­na­ti­on impli­quer­ait une exé­cu­ti­on des tâches publi­ques iné­ga­le et inef­fi­ci­en­te. Quant à la Con­fé­dé­ra­ti­on, étant vic­ti­me d’une dété­rio­ra­ti­on importan­te de ses finan­ces, elle doit plu­tôt éco­no­mi­ser sur ses tâches en vue de son bud­get 2016–2019. N’oublions pas qu’à l’époque de l’acceptation de la RPT en 2004, les désen­che­vêtre­ments avai­ent été faci­li­tés par une péré­qua­ti­on finan­ciè­re plus for­te et plus effi­cace. Aus­si, il serait pré­ma­tu­ré de pas­ser à l’action alors que la réfor­me de l’imposition des entre­pri­ses III ris­que d’impliquer des con­sé­quen­ces import­an­tes sur les finan­ces fédé­ra­les et cantonales.

L’horizon 2018 nous dira ce que pen­se le Par­le­ment de la « RPT II », mais nous dou­tons for­te­ment de son ave­nir. Les pro­prié­tés du fédé­ra­lisme coo­pé­ra­tif, bien que néces­saires, sem­blent donc être dif­fi­ci­les à retrou­ver, se con­fondant encore et tou­jours avec des élé­ments de fédé­ra­lisme d’exécution.


Réfé­ren­ces:

  • Hoo­g­he, L., & Marks, G. (2001). Types of mul­ti-level gover­nan­ce. Euro­pean inte­gra­ti­on online papers (EIoP)5(11).

  • Mathys L. & Keuf­fer N., (2015). « La refon­te du fédé­ra­lisme suis­se : impacts sur les auto­no­mies can­to­na­le et com­mu­na­le », Federalism‑e, Vol. 16, pp. 37–54

  • Mathys, L. 2015, “The Swiss reform of the allo­ca­ti­on of tasks: The con­ven­ti­ons-pro­grams as a new part­ners­hip model for ver­ti­cal coope­ra­ti­on?” Federal Gover­nan­ce, vol. 12, no. 1, pp. 26–60

  • Schar­pf, Fritz W. (1985): Die Poli­tik­ver­flech­tungs­fal­le – Fal­le: Euro­päi­sche Inte­gra­ti­on und deut­scher Föde­ra­lis­mus im Ver­gleich, in Poli­ti­sche Vier­tel­jah­res­schrift 26, (4), s. 323 ff.

  • Rap­port du Con­seil fédé­ral du 12 sep­tembre 2014 en répon­se au pos­tu­lat 12.3412 du 29 mai 2012. « Respect des princi­pes de la réfor­me de la péré­qua­ti­on finan­ciè­re et de la répar­ti­ti­on des tâches ent­re la Con­fé­dé­ra­ti­on et les can­tons (RPT).

Pho­to: Wiki­me­dia Commons

Relec­tu­re: Sarah Bütikofer

Gra­phi­ques: Pas­cal Burkhard

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