Le retour d’Ivan le violeur?

Le retour d’Ivan le vio­leur? Des effets d’associer migra­ti­on et vio­lence sexuelle.

Qui, en Suis­se, ne se rap­pel­le pas de l’affiche repré­sen­tant Ivan S.? Omni­pré­sen­te dans les rues du pays en 2010, elle met­t­ait en scè­ne un vio­leur (fic­tif) en pas­se d’être natu­ra­li­sé (il s’agissait en fait d’un modè­le dont l’image avait été uti­li­sée sans qu’il en ait con­nais­sance). Asso­ci­ant migra­ti­on et cri­mi­na­li­té dans plu­sieurs autres affi­ches et tout-ména­ges, l’Union Démo­cra­tique du Cent­re (UDC) avait alors réus­si, cet­te année-là, à con­vain­c­re le peu­p­le suis­se de sou­ten­ir (à 52.9%) l’initiative dite de ren­voi des étran­gers criminels.

Alors que la Suis­se s’apprête à revo­ter sur la thé­ma­tique le 28 févri­er (initia­ti­ve dite de «mise en œuvre») et que le débat sur le lien ent­re migra­ti­on et cri­mi­na­li­té refait sur­face, il appa­raît urgent de se deman­der dans quel­le mes­u­re de tel­les asso­cia­ti­ons ali­men­tent le cli­mat de méfi­an­ce et d’hostilité qui prévaut à l’égard des migrants.

Cet­te ques­ti­on prend d’autant plus d’ampleur alors que les exemp­les d’agressions sexu­el­les com­mi­ses par des hom­mes d’origine étran­gè­re défrai­ent la chro­ni­que ces der­niè­res semai­nes. Interpellé·e·s et choqué·e·s par les actes de vio­lence com­mis à Colo­gne et ail­leurs, il nous paraît pri­mor­di­al, en tant que chercheur·e·s en psy­cho­lo­gie socia­le et sci­ence poli­tique, de s’interroger sur les con­sé­quen­ces que peu­vent avoir la média­ti­sa­ti­on ou la récu­p­é­ra­ti­on poli­tique de tels actes sur les atti­tu­des envers la migra­ti­on et la diver­si­té culturelle.

L’impact des affiches politiques

Uti­li­ser des images et des slo­gans pour pré­sen­ter la migra­ti­on et la pré­sence étran­gè­re com­me mena­çant la nati­on et son peu­p­le est une tech­ni­que à laquel­le cer­tains par­tis poli­ti­ques sont rom­pus. Ain­si, diver­ses méta­pho­res ont fleu­ri dans les rues suis­ses ces der­niè­res années: la migra­ti­on com­me un arb­re se nour­ris­sant de la sub­s­tance du pays, les mina­rets com­me des mis­si­les tran­sper­çant le dra­peau … Alors que l’impact de ces menaces éco­no­mi­ques et cul­tu­rel­les sur les atti­tu­des et sou­ti­ens élec­toraux des indi­vi­dus ont été main­tes fois démon­tré, les effets directs et les impli­ca­ti­ons socié­ta­les à plus long ter­me de l’association migra­ti­on-vio­lence sexu­el­le sont, quant à eux, lar­ge­ment méconnus.

C’est à cet­te fin que nous avons mené deux étu­des expé­ri­men­ta­les: la pre­miè­re en Suis­se en 2011, et la deu­xiè­me en Allema­gne en 2013 (tou­tes deux inclu­ses dans la même publi­ca­ti­on; Sarr­a­sin, Fasel, Green et Helb­ling, 2015). Les deux expé­ri­en­ces se basent sur une métho­de qua­si iden­tique, l’expérience alle­man­de ayant avant tout ser­vi à tes­ter l’impact de l’association migra­ti­on-vio­lence dans un con­tex­te où elle était alors peu mobi­li­sée dans des affi­ches poli­ti­ques. Deux caté­go­ries d’individus sont, selon nos hypo­thè­ses, par­ti­cu­liè­re­ment sus­cep­ti­bles d’être touché·e·s par l’association migra­ti­on-vio­lence sexu­el­le: d’une part, cel­les et ceux croyant fer­me­ment que la femme, par sa plus gran­de fai­bles­se, doit être pro­té­gée par l’homme («sexisme bien­veil­lant» en jar­gon); d’autre part cel­les et ceux crai­gnant, d’une maniè­re plus géné­ra­le, l’insécurité (par exemp­le, le van­da­lisme dans leur quartier).

Nous avons, lors des deux expé­ri­en­ces, com­men­cé par mes­u­rer les fac­teurs qui nous intéres­sai­ent (sexisme bien­veil­lant et peur de l’insécurité) afin de situ­er les participant·e·s par rap­port à ces deux dimen­si­ons, puis nous les avons con­fron­té à une affi­che poli­tique repré­sen­tant soit l’association migra­ti­on-vio­lence sexu­el­le (l’affiche Ivan S. en Suis­se, une ver­si­on simi­lai­re con­strui­re par nos soins en Allema­gne), soit une aut­re for­me de repré­sen­ta­ti­on mena­çan­te de la migra­ti­on (l’affiche dite du « mou­ton noir » en Suis­se, d’autres asso­cia­ti­ons ent­re cri­mi­na­li­té et migra­ti­on en Allemagne).

Enfin, nous avons esti­mé dans quel­le mes­u­re les participant·e·s sou­te­nai­ent l’expulsion du ter­ri­toire natio­nal des per­son­nes étran­gè­res vues com­me «fai­seu­ses de trou­ble» (par ex., ayant com­mis un crime et ou étant res­tées long­temps au chô­mage). Ain­si, nous avons pu esti­mer si, et auprès de quel­les fran­ges de la popu­la­ti­on, l’effet de peur géné­rée par l’association hom­me migrant-vio­lence sexu­el­le impac­tait de maniè­re plus géné­ra­le la per­cep­ti­on de la migra­ti­on au sein de la socié­té d’accueil.

Dans les deux expé­ri­en­ces, le résul­tat est sans appel: le sexisme bien­veil­lant est asso­cié à la volon­té d’expulser les per­son­nes étran­gè­res uni­que­ment chez les par­ti­ci­pant-e‑s ayant fait face à une repré­sen­ta­ti­on d’un migrant vio­leur (ce résul­tat ne vaut tou­te­fois que chez les par­ti­ci­pan­tes de sexe fémi­nin en Suis­se). La peur de l’insécurité s’est quant à elle avé­rée, dans l’expérience alle­man­de, plus for­te­ment asso­ciée au sou­ti­en à l’expulsion quand l’homme migrant était pré­sen­té com­me un cri­mi­nel vio­lent (mais non sexu­el) ou un dea­ler. Asso­ciés, les deux résul­tats met­tent clai­re­ment en exer­gue la maniè­re avec laquel­le la com­po­san­te gen­rée de la vio­lence sexu­el­le réson­ne avec les croyan­ces per­son­nel­les des indi­vi­dus quant aux femmes et aux rôles de genre.

Eviter les généralisations

Not­re étu­de a donc clai­re­ment démon­tré que l’association migra­ti­on-vio­lence sexu­el­le peut pro­vo­quer des réac­tions par­mi une cer­tai­ne fran­ge de la popu­la­ti­on, en par­ti­cu­lier chez les indi­vi­dus ayant une repré­sen­ta­ti­on sté­réo­ty­pée des femmes, com­me fai­bles et à pro­té­ger. Il est d’ailleurs fort pro­bable que, face à l’abondance de réci­ts de femmes reportant des actes de vio­lence com­mis par des hom­mes d’origine étran­gè­re, ces repré­sen­ta­ti­ons pren­nent de l’ampleur, initi­ant ain­si une spi­ra­le où désir de pro­té­ger les femmes et rejet de la migra­ti­on se ren­for­cent mutu­el­lement. Alors que tout acte de vio­lence doit être con­dam­né, il est important de rap­pe­ler que la vio­lence sexu­el­le, et de maniè­re géné­ra­le le non-respect de la femme, ne sont pas l’apanage d’une cul­tu­re, d’une ori­gi­ne ou d’une religion.


Réfé­rence:

Pho­to: DeFacto

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